Voici des extraits des Traités de l’existence de Dieu, et de ses attributs de Samuel Clarke : un livre majeur sur l’argument cosmologique de la contingence. Clarke était un contemporain de Leibniz et un disciple de Newton. Comme il n’y a quasiment aucun livre sur le sujet en français, cela en fait un véritable trésor dont je reproduis ici des extraits. À partir de ces extraits, Clarke va démontrer que l’Être nécessaire dont il vient de prouver l’existence est bien Dieu : c’est la seconde étape de l’argument de la contingence (identification de l’Être nécessaire). Dans cet article, il va montrer que l’Être nécessaire existe par lui-même (démontrer son aséité) et que ce ne peut pas être l’univers matériel.
Je garde la typographie originale hormis celle des notes de bas de page où j’indique le nom entier de l’œuvre au lieu de l’abrégé et reproduit quand c’est possible les citations en français au lieu du latin et du grec afin de les rendre plus lisibles. Je me suis aidé de l’édition A Demonstration of the Being and Attributes of God and Other Writings de Ezio Vailati (Cambridge Texts in the History of Philosophy) en anglais (la langue originale).
Nous avertissons cependant le lecteur que Clarke était soupçonné d’être unitarien (une hérésie sur la Trinité qui nie que le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient réellement trois personnes différentes). Nous n’adoptons pas non plus forcément toutes ses positions particulières comme sur l’espace et le temps (inspirées de Newton), ni son rejet ou mépris de quelques notions de la tradition scolastique (par exemple : Dieu comme acte pur, rejet de la définition de l’éternité héritée de Boèce, etc.).
CHAPITRE IV : Troisième proposition, Que cet Être immuable et indépendant, qui a existé de toute éternité, existe aussi par lui-même
J’ai démontré, dans le chapitre précédent, l’existence éternelle d’un Être indépendant ; maintenant, il faut que je prouve que cet Être indépendant et immuable, qui a existé de toute éternité sans avoir eu de cause externe de son existence, que cet Être, dis-je, existe nécessairement par lui-même. Car tout ce qui existe est ou sorti du néant sans avoir été produit par aucune cause que ce soit, ou il a été produit par quelque cause extérieure, ou il existe par lui-même. Or, nous avons déjà montré qu’il y a une contradiction formelle à dire qu’une chose est sortie du néant sans avoir été produite par aucune cause. D’ailleurs, il n’est pas possible que tout ce qui existe ait été produit par des causes externes, puisque nous avons aussi prouvé, dans la proposition précédente, qu’il faut que quelque Être indépendant ait existé éternellement. Que reste-t-il donc, sinon que cet être éternel et indépendant existe nécessairement par lui-même ? Or, exister par soi-même ne signifie pas s’être produit soi-même : ce serait une contradiction manifeste. Ce terme signifie exister en vertu d’une nécessité absolue, originairement antécédente dans la nature même de la chose qui existe. Cette nécessité, au reste, doit être inhérente à l’existence de l’Être lui-même, non pas à la vérité d’une antériorité de temps, puisqu’il est éternel, mais seulement dans l’ordre naturel de nos idées et suivant notre manière de concevoir. Je m’explique, et je dis que cette nécessité ne doit pas être regardée comme une simple conséquence de la supposition de l’existence d’un tel Être (car alors la nécessité ne serait pas absolue, et ne pourrait pas être le fondement de l’existence d’aucune chose que ce soit) ; il faut la concevoir, au contraire, antécédemment à cette supposition. En effet, l’idée d’un Être qui existe nécessairement s’empare de notre esprit, malgré que nous en ayons, et lors même que nous nous efforçons de supposer qu’il n’y a point d’être qui existe de cette manière. Par exemple, j’ai beau tâcher de me persuader qu’il n’y a point d’Être dans l’univers qui existe nécessairement, je trouve toujours (outre qu’il a été démontré ci-dessus qu’il doit y avoir un Être existant par lui-même, puisqu’il est impossible que tous les êtres qui existent soient des êtres dépendants), je trouve, dis-je, toujours, quoi que je fasse, les idées de l’infinité et de l’éternité si bien imprimées dans mon âme, que je ne puis m’en défaire, c’est-à-dire que je ne puis pas supposer, sans tomber dans une contradiction dans les termes mêmes, qu’il n’y a point d’êtres dans l’univers en qui ces attributs soient nécessairement inhérents ; car les attributs ou les modes n’existent que par l’existence de la substance dont ils sont les attributs et les modes. Or, tout homme qui est capable de supposer qu’il n’y a dans l’univers ni éternité, ni immensité, et par conséquent qu’il n’y a point de substance par l’existence de laquelle ces attributs ou ces modes existent, pourra, s’il lui plaît, anéantir avec la même facilité la relation d’égalité entre deux fois deux et quatre.
Supposer l’immensité bannie de l’univers, ou qu’elle n’est pas éternelle, est une supposition contradictoire. C’est ce que tout homme, qui fait attention à ses propres idées et à la nature essentielle des choses, aperçoit évidemment. Supposer une partie de l’espace ôtée hors de sa place ; c’est supposer cette partie1 ôtée hors d’elle-même, c’est-à-dire ôtée et pas ôtée, ce qui est une contradiction dans les termes. Cet argument ne peut être obscur qu’à ceux qui traitent l’espace immense de pur néant, ce qui est aussi une notion formellement contradictoire ; car le néant est ce qui n’a ni modes ni propriétés, c’est-à-dire ce dont on ne peut rien affirmer avec vérité, et dont on peut tout nier véritablement. Or, ce n’est pas là le cas de l’immensité ou de l’espace.
De cette troisième proposition je conclus premièrement que la seule idée juste d’un Être qui existe nécessairement, et par lui-même, est précisément l’idée d’un Être dont on ne peut nier l’existence sans une expresse contradiction ; car, puisqu’il est absolument nécessaire que quelque chose existe par soi-même, c’est-à-dire en vertu d’une nécessité essentielle et naturelle, il est clair que cette nécessité doit être absolue à tous égards, et non pas une nécessité dépendante de quelque supposition ; car que peut-on imaginer d’antérieur à l’Être existant par lui-même ? Rien au monde ne peut être conçu avant lui, non pas même sa propre volonté. Or, une nécessité qui n’est ni relative ni conséquente, mais qui est absolument essentielle et naturelle, est une chose dont la négative implique contradiction, et renferme une impossibilité manifeste. Par exemple, la relation d’égalité entre ces deux nombres deux fois deux et quatre, est d’une nécessité absolue, parce qu’on ne saurait supposer ces nombres inégaux sans une contradiction formelle dans les termes. C’est la seule idée que nous ayons d’une nécessité absolue. Employer ce terme dans un autre sens, c’est parler sans savoir ce que l’on dit.
Si on demande maintenant quelle espèce d’idée c’est que l’idée d’un être dont on ne saurait nier l’existence sans tomber dans une manifeste contradiction, je réponds que c’est la première et la plus simple de toutes nos idées, une idée qu’il ne nous est pas possible d’arracher de notre âme, et à laquelle nous ne saurions renoncer sans renoncer tout à fait à la faculté de penser ; en un mot, c’est l’idée d’un Être très simple, éternel, infini, original et indépendant ; car nous avons fait voir ci-dessus que supposer qu’il n’y a point dans l’univers d’Être original indépendant, est supposer une contradiction. D’ailleurs, il est évident qu’il y a pareillement de la contradiction à nier l’existence d’un Être éternel et infini ; car (outre que ces deux attributs découlent nécessairement de son indépendance, comme on le fera voir ci-dessous), outre cela, dis-je, il est clair qu’après avoir fait tous nos efforts pour nous persuader que rien d’éternel et d’infini n’existe, nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer je ne sais quel néant éternel et infini. Ainsi, nous sommes réduits à dire le oui et le non, à affirmer qu’il y a quelque chose de réel dans les idées de l’éternité et de l’immensité, et à nier en même temps qu’il y ait de la réalité dans ces idées.
Cet argument a terriblement embarrassé les cartésiens, qui établissent que l’idée de l’immensité est l’idée de la matière ; car (outre les contradictions dans lesquelles ils sont tombés), ne pouvant se défaire de l’idée de l’immensité, et forcés de l’envisager comme une chose nécessairement existante et inséparable de l’éternité, ils ont été réduits à cette absurdité insupportable que d’avouer l’existence nécessaire de la matière2. Cette étrange absurdité et les embarras inextricables, où les a jetés l’idée de l’immensité, nous montrent que c’est une idée nécessaire qu’il n’est pas possible de bannir de notre esprit. Mais les cartésiens ont eu tort d’appliquer à la matière l’idée de l’immensité, puisqu’elle ne lui convient absolument point. En effet, je vais démontrer tout à l’heure qu’il est absolument impossible et contradictoire de supposer que la matière existe nécessairement.
Il s’ensuit en second lieu de ce principe qu’il n’y a point d’homme qui, faisant usage de sa raison, ne puisse s’assurer plus facilement de l’existence d’une cause suprême et indépendante, que de l’existence d’aucune autre chose que ce soit, excepté la sienne propre. J’avoue que, comme les vérités les plus certaines des mathématiques sont quelquefois difficiles à démontrer, il se peut faire aussi qu’il y ait de la difficulté à démontrer les autres attributs de l’Être suprême ; mais il n’en est pas ainsi de son existence ; car une des premières et des plus naturelles conclusions qu’un homme qui pense puisse tirer, est celle-ci : Qu’il y a un Être éternel, infini, existant par lui-même, qui est la cause et l’original de tous les autres êtres. Il n’y a point d’homme qui puisse révoquer en doute cette vérité, à moins qu’il ne renonce à toute certitude, et qu’il ne veuille révoquer aussi en doute l’égalité entre deux fois deux et quatre. Il est vrai qu’un homme entièrement stupide et qui ne pense point du tout, pourra peut-être ignorer cette dernière vérité si claire et si sensible. Peut-être n’y aura-t-il jamais fait attention ; peut-être n’aura-t-il jamais laissé rouler ses pensées là-dessus. Mais qu’il s’imagine le contraire, qu’il décide positivement que deux et deux ne font pas quatre : c’est ce que je crois absolument impossible. Quoi qu’il en soit, je pose en fait qu’un homme qui pense et qui raisonne ne peut avoir une plus grande certitude de l’existence d’un Être éternel, infini et existant par lui-même, que de l’existence d’aucune autre chose que ce soit.
Je remarque en troisième lieu que la première certitude que nous ayons de l’existence de Dieu, ne vient pas de ce que nous faisons entrer l’existence par soi-même, dans l’idée que nous en avons, ou plutôt dans la définition que nous donnons de ce mot Dieu, en tant qu’il signifie un Être qui possède toutes les perfections possibles. Cette certitude nous vient de ce que nous démontrons d’un côté négativement que tout ce qui existe ne peut pas être sorti du néant, ni s’être produit l’un l’autre dans un progrès à l’infini, et de l’autre positivement qu’il doit y avoir dans l’univers un être qui existe actuellement hors de nous, et dont on ne saurait nier l’existence sans tomber dans une contradiction manifeste. Je ne veux pas prononcer positivement contre l’argument pris de ce que l’existence par soi-même entre dans l’idée de Dieu, ou de ce que cette existence est renfermée dans la définition de l’Être qui a toutes les perfections. Je ne déciderai pas si c’est à juste titre qu’on infère de là son existence actuelle, ou si cet argument est un sophisme ; mais je dis qu’il paraît par les disputes éternelles des savants qui n’ont pu encore ni s’entendre ni s’accorder là-dessus, que ce n’est pas un argument clair et démonstratif, propre à convaincre un athée et à le réduire au silence. Il me semble que l’obscurité et le défaut de cet argument consiste en ceci : c’est qu’il ne porte que sur l’idée nominale ou sur la définition de l’Être qui existe par lui-même, et que la liaison entre cette idée nominale et l’idée réelle d’un être actuellement existant hors de nous, n’y est pas assez clairement développée pour qu’on puisse conclure de l’un à l’autre ; car il ne suffit pas que j’aie dans mon esprit l’idée de cette proposition : « il y a un Être en qui toutes les perfections se trouvent » ; ou « il y a un Être qui existe par lui-même. » Mais il faut aussi que j’aie quelque idée de la chose. Il faut que j’aie l’idée de quelque chose existante actuellement hors de moi ; il faut que j’aie raisonné sur l’impossibilité absolue d’anéantir cette idée, et que je me sois convaincu de l’absurdité qu’il y aurait à supposer que cette chose n’existe pas ; il faut, dis-je, que toutes ces opérations soient faites avant que je puisse raisonner de cette manière : « J’ai l’idée d’une telle chose, donc cette chose existe actuellement. » L’idée simple et nue de cette proposition : « Il y a un Être existant par lui-même, » prouve à la vérité que la chose n’est pas impossible (car, à parler proprement, on n’a pas d’idée des propositions impossibles) ; mais je n’en puis pas conclure son existence actuelle, à moins que je ne puisse faire voir qu’en ce point il y a une liaison si intime entre la possibilité et la certitude, que l’une suit nécessairement de l’autre. C’est ce que plusieurs savants hommes ont cru, et peut-être que les arguments subtils qu’ils ont employés pour prouver leur assertion, ne sont pas si faciles à réfuter que l’on pense. Quoi qu’il en soit, ma manière d’argumenter est beaucoup plus claire et plus convaincante. Je prouve l’existence actuelle d’un Être existant nécessairement et par lui-même, en deux manières. Premièrement, je démontre que la supposition du contraire renferme une contradiction manifeste, et c’est ce que j’ai fait voir ci-dessus. Ensuite je fais voir que nous avons des idées, comme celles de l’éternité et de l’immensité, qu’il nous est absolument impossible d’anéantir ou de bannir de notre esprit ; idées qui doivent être par conséquent les attributs d’un Être nécessaire actuellement existant ; car si je trouve dans mon esprit l’idée d’une chose, et qu’il me soit aussi impossible de me défaire de cette idée qu’il m’est impossible de me défaire de l’idée d’égalité entre deux fois deux et quatre ; il est clair que la certitude de l’existence de cette chose est la même, et s’appuie sur le même fondement que la certitude de la relation entre deux fois deux et quatre. Car la relation d’égalité entre deux fois deux et quatre, n’a d’autre certitude que ceci : qu’il est impossible de changer ou d’abolir l’idée de cette relation, sans tomber dans une contradiction réelle. L’existence d’un Être suprême et indépendant est donc une vérité certaine, puisqu’on peut démontrer qu’il y a quelque chose dans l’univers actuellement existante hors de nous, dont la non-existence est une supposition qui implique contradiction.
Quelques auteurs ont prétendu que la cause première n’ayant et ne pouvant avoir rien avant elle, elle doit de toute nécessité exister absolument sans cause, et qu’ainsi c’est perdre son temps que de s’amuser à chercher les fondements ou les raisons de son existence. J’avoue qu’il ne peut y avoir d’être existant avant la cause première, de qui la cause première ait reçu l’existence. Cela est évident ; mais dire qu’originairement, absolument et antécédemment à toute supposition d’existence, il n’y a ni fondement ni raison nécessaire de l’existence de la cause première plutôt que de sa non-existence ; dire qu’on peut affirmer véritablement de la cause première qu’elle existe sans fondement ni raison quelconque de son existence, c’est ce qui est absurde3 ; car il suivrait inévitablement de là qu’il est possible que la cause première cesse aussi d’exister sans fondement ni raison de cette cessation. Il est donc évident que la raison, quelle qu’elle soit, qui fait que la cause première ne peut jamais cesser d’exister, est aussi et a toujours été la raison véritable pourquoi elle a toujours existé, et ne peut qu’exister : c’est-à-dire que cette raison est précisément le fondement et la raison véritable de son existence.
La quatrième conséquence que je tire de ce principe, c’est que le monde matériel ne peut pas être cet Être premier, original, incréé, indépendant et éternel par lui-même; car il a été déjà démontré que tout être qui a existé de toute éternité, qui est indépendant et qui n’a point de cause externe de son existence, doit avoir existé par lui-même. On a démontré ensuite que tout ce qui existe par soi-même doit nécessairement exister en vertu d’une nécessité naturelle et essentielle. Or, de tout cela il suit évidemment que le monde matériel ne peut être indépendant et éternel par lui-même, à moins qu’il n’existe nécessairement et d’une nécessité si absolue et si naturelle, que la supposition même qu’il n’existe pas soit une contradiction formelle et manifeste. Mais il est de la dernière évidence que le monde matériel n’existe pas de la sorte ; car la nécessité absolue d’exister et la possibilité de n’exister pas étant des idées contradictoires, il est évident que le monde matériel ne peut pas exister nécessairement, si je puis sans contradiction concevoir ou qu’il pourrait ne pas être, ou qu’il pourrait être tout autre qu’il n’est aujourd’hui. Or qu’y a-t-il de plus facile à concevoir que cela ? Soit que je considère la forme de l’univers avec la disposition et le mouvement de ses parties, soit que je fasse attention à la matière dont il est composé, sans aucun égard à la forme qu’il a maintenant, je n’y vois rien que d’arbitraire. L’entier composé et chacune de ses parties, leur situation, leur mouvement, leur matière et leur forme, tout en un mot m’y paraît très dépendant et aussi éloigné de l’existence nécessaire qu’aucune chose puisse être. J’y trouve à la vérité une nécessité de convenance, c’est-à-dire que je reconnais qu’afin que l’univers fût bien, il fallait que ses parties fussent dans l’ordre où nous les voyons aujourd’hui. Mais je ne vois pas la moindre apparence à cette nécessité de nature et d’essence pour laquelle les athées combattent. On ne saurait imaginer rien de plus absurde que de dire dans ce dernier sens (comme tous les athées sont obligés de faire) que la forme de l’univers, ou tout au moins sa matière et son mouvement, sont des choses nécessaires.
L’athée dira-t-il que la forme particulière de chaque être est nécessaire, c’est-à-dire le monde et toutes les choses qui y sont existent par une nécessité de nature ? Il faudra donc qu’il soutienne qu’il y a de la contradiction à supposer que la moindre partie du monde puisse être autrement faite qu’elle n’est aujourd’hui. Ce sera une contradiction que de supposer qu’il eût pu y avoir plus ou moins d’étoiles, plus ou moins de planètes, ou que leur grandeur, leur figure, leur mouvement eussent pu être autres qu’ils ne sont maintenant. Ce sera encore une contradiction que de supposer sur la terre plus ou moins de plantes et d’animaux qu’il n’y en a, ou de s’imaginer ce qui est différent de ce qu’il est en figure et en grandeur. Il est vrai pourtant que tout cela est fort arbitraire, eu égard au pouvoir et à la possibilité, quelque nécessaire qu’il puisse être d’ailleurs, eu égard à la sagesse, et pour entretenir la beauté et l’harmonie de tout le composé.
Dira-t-il que le mouvement général de la matière est nécessaire ? Il faudra donc qu’il avoue que c’est une contradiction dans les termes que de supposer aucune partie de la matière en repos, ce qui est si ridicule et si absurde, que j’ai de la peine à croire qu’aucun athée, soit ancien, soit moderne, ait eu le front de le soutenir directement. Il est vrai qu’un auteur moderne4 s’est hasardé de dire, et a prétendu prouver, que le mouvement, c’est-à-dire le conatus, la tendance au mouvement était nécessaire à la matière ; il me suffit de cette seule considération pour faire voir combien sa philosophie est pitoyable. Dans le plein infini que cet auteur imagine, il faut que ce conatus, cet effort vers le mouvement qu’il prétend être essentiel à la matière, soit un effort par lequel, ou chaque partie de la matière, ou toutes ensemble, soient déterminées à se mouvoir ou d’un certain côté ou de tous les côtés à la fois. Le conatus au mouvement d’un côté déterminé ne peut être essentiel à aucune partie de la matière, il faut qu’il vienne du dehors, puisqu’il n’y a rien dans la nature d’aucune des parties de la matière, qui puisse la déterminer à se mouvoir d’un côté plutôt que d’un autre nécessairement et essentiellement. Si l’on dit que ce conatus est un effort vers le mouvement qui se fait également de tous côtés, et dans tous les sens, on dit une chose qui implique contradiction, ou qui est pour le moins directement contraire à la supposition, puisqu’un tel conatus ne serait propre à produire dans la matière qu’un repos éternel de toutes ses parties.
Je poursuis, et je dis si l’athée suppose le mouvement essentiel et nécessaire à quelque partie de la matière seulement, et non pas à toute la matière, la même difficulté touchant la détermination du mouvement revient ; il retombe dans la même absurdité. Il se charge même d’une absurdité de plus, puisqu’il suppose une nécessité absolue qui n’est pas universelle, c’est-à-dire que, selon lui, le mouvement sera si essentiel à certaine partie de la matière, que la supposer en repos, ce sera tomber en contradiction, pendant qu’il est obligé de reconnaître que l’autre partie de la matière est actuellement en repos.
Se contentera-t-il de dire que la simple matière existe nécessairement ? Mais outre que dans cette supposition, il faudra qu’il attribue le mouvement et la forme de l’univers au pur hasard (opinion si absurde et si extravagante, que tous les athées modernes l’ont, je pense, abandonnée ; c’est pourquoi je n’en parlerai point dans la suite de ce discours) ; outre cela, dis-je, nous avons plusieurs arguments pris de la nature même et des propriétés de la matière, qui prouvent qu’elle n’est pas un être nécessaire. Par exemple, j’argumente ainsi : Si la matière existe nécessairement, il faut que dans son existence nécessaire elle renferme le pouvoir de gravitation, ou qu’elle ne le renferme pas. Si elle ne l’a pas, il s’ensuivra que le mouvement n’aura pu entrer dans un monde purement matériel, à la formation duquel aucun être intelligent n’a présidé, puisque le mouvement n’est pas nécessaire par lui-même, comme il a été prouvé, et comme ceux contre qui je dispute maintenant le supposent. S’ils disent que le pouvoir de gravitation est compris dans la prétendue existence de la matière, il faudra nécessairement qu’ils admettent le vide, comme l’incomparable chevalier Isaac Newton l’a prouvé démonstrativement. Or, s’ils admettent le vide, il faut qu’ils avouent que la matière n’existe pas nécessairement ; car si le vide existe actuellement, il est plus que possible que la matière n’existe pas. Si les athées prétendent que la matière peut être nécessairement, encore qu’elle ne soit pas partout nécessairement, je réponds qu’ils se contredisent formellement ; car une nécessité absolue est absolue nécessité également partout, et s’il est possible que la matière soit absente d’un lieu, il n’y a point d’impossibilité qu’elle se trouve absente de tout lieu : j’entends une impossibilité absolue et naturelle ; car c’est de celle-là seule dont il s’agit ici, et non pas d’une nécessité de relation ou de conséquence dont il n’est pas question dans cet argument.
Spinoza, le plus célèbre défenseur de l’athéisme de notre temps (qui enseigne qu’il n’y a point de différence de substances, mais que le monde matériel dans son tout et dans chacune de ses parties est un être qui existe par lui-même, et qu’il n’y a point d’autre Dieu que l’univers)5, Spinoza, dis-je, pour donner le change sur les nombreuses absurdités que son opinion entraîne après elle, s’enveloppe, dans la suite de son discours, dans l’obscurité de ses expressions ambiguës, à dessein d’éluder les arguments par lesquels il a prévu que son système serait attaqué. Car après avoir avancé sans détour, que toute6 substance existe nécessairement, on dirait qu’il a eu peur d’en avoir trop dit, et que, sous prétexte de s’expliquer, il se rétracte ; car il ajoute, que la raison pour laquelle chaque chose7 existe nécessairement, on dirait qu’il a eu peur d’en avoir trop dit, et que sous prétexte de s’expliquer, il se rétracte ; car il ajoute que la raison pour laquelle chaque chose existe nécessairement, et n’a pu être, à aucun égard, autre qu’elle est maintenant, c’est parce que chaque chose découle nécessairement de la nature divine. Le lecteur qui n’est pas sur ses gardes pourrait peut-être s’imaginer qu’il entend par là que, si les choses sont nécessairement ce que nous les voyons aujourd’hui, c’est parce qu’une sagesse et une bonté infinie n’ont pu les faire que dans l’ordre le plus convenable et le plus sage. Mais ce n’est là nullement la pensée de Spinoza. Car une nécessité semblable n’est pas une nécessité naturelle, ce n’est qu’une nécessité morale, une nécessité de conséquence, directement contraire aux vues et aux véritables intentions de cet auteur. Mais peut-être a-t-il voulu dire, que Dieu a été déterminé à faire l’univers tel qu’il est aujourd’hui, non pas par une nécessité de bonté et de sagesse, mais par une nécessité purement naturelle, sans liberté et sans choix ? C’est bien une partie de sa pensée, mais ce n’est pas encore tout ce qu’il a voulu dire. Car dans ce sentiment, tout absurde qu’il est, Dieu est au moins supposé distinct du monde matériel, ce que Spinoza nie en termes exprès8. Je poursuis et je dis que l’on se tromperait encore, si l’on croyait que sa pensée ait été d’enseigner que toutes les substances qui sont dans le monde, ne sont que des modifications de l’essence divine : ce n’est pas encore tout. Car dans cette supposition, Dieu serait un agent qui agirait au moins sur lui-même, et qui se manifesterait en différentes manières, conformément à sa volonté propre, ce que Spinoza ne veut pas9. On aperçoit au travers de ses expressions obscures et ambiguës, que s’il a voulu dire quelque chose, et s’il a eu quelque chose de suivi dans son sentiment, ce doit être ceci : « Qu’une substance ne pouvant être produite par une substance, et Dieu n’ayant pu produire les choses autrement, ni dans un autre ordre, qu’elles sont maintenant8 : » il faut que chaque chose qui existe soit nécessairement une partie de la substance divine, et cela en vertu d’une nécessité absolue à tous égards, et non pas simplement en tant qu’elle est une modification produite par une cause douée de volonté, de bon plaisir ou de sagesse. Ainsi l’opinion de Spinoza, exprimée en termes clairs et suivis, revient évidemment à ceci : c’est que tout le monde matériel et chacune de ses parties, aussi bien que leur ordre et leur manière d’exister, que tout cela, dis-je, est l’unique Être, qui existe nécessairement et par lui-même. Il faut donc qu’il se charge de toutes les absurdités dont je viens de parler, et que j’ai prouvé démonstrativement être des suites de l’opinion de l’existence nécessaire du monde. Il faut qu’il avoue que les choses de ce monde ont dû nécessairement être ce qu’elles sont, et qu’il y a de la contradiction à dire ou à s’imaginer le contraire, j’entends une contradiction réelle, une contradiction dans les termes mêmes, et non pas « eu égard aux perfections de Dieu, », comme Spinoza le dit. Car cette expression venant d’un homme comme lui, qui soutient que l’univers n’est qu’un seul et même Être, ne signifie rien et n’est mise là que pour donner le change. Il faut qu’il dise que c’est une contradiction de supposer que les principales parties de l’univers aient pu être autres que nous ne les voyons aujourd’hui, soit en nombre, soit en figure, soit en arrangement. Il faut qu’il soutienne que le mouvement est nécessaire par lui-même, et par conséquent, qu’il y a une contradiction formelle à supposer qu’aucune partie de la matière est en repos. Il ne saurait éviter cette absurdité, qu’il ne se précipite dans une autre qui est encore pire, comme je l’ai fait voir dans la démonstration de ma seconde proposition générale : car il faut qu’il soutienne que le mouvement (considéré comme un être dépendant) a été communiqué de toute éternité d’une partie de la matière à l’autre, sans avoir eu aucune cause originale de son existence, ni interne ni externe. Ce parti cependant, tout absurde qu’il est, est celui que10 Spinoza a cru devoir prendre. Ce sont là les conséquences absurdes que l’opinion de Spinoza entraîne nécessairement après elle. Or c’est, à mon avis, avoir réfuté suffisamment une opinion, que d’avoir démontré que de pareilles absurdités en découlent inévitablement. De sorte, qu’il n’est pas besoin d’autres preuves pour faire voir la fausseté de cette proposition, « que le monde entier est l’Etre qui existe nécessairement et par soi-même. ».
On a pu s’apercevoir, qu’en prouvant qu’il n’est pas possible que le monde matériel soit « l’Être incréé, indépendant, existant par lui-même, etc., » j’ai laissé à quartier l’argument ordinaire, pris de l’impossibilité naturelle et absolue que le monde ait été de toute éternité, c’est-à-dire qu’il ait existé successivement depuis un temps infini, je ne l’ai pas fait sans dessein. Je n’ai pas voulu me servir de cet argument pour les deux raisons que voici : Premièrement, parce qu’il ne s’agit pas entre nous et les athées de savoir « s’il est possible que le monde soit éternel : » mais « s’il est possible qu’il soit l’Être original, indépendant, existant par lui-même. » Ce sont deux questions très différentes. Plusieurs de ceux qui ont embrassé la première se sont déclarés sans détour contre la seconde. La plupart des anciens philosophes, dont nos athées modernes vantent si fort l’autorité, et dont ils étalent les raisons d’une manière si triomphante, croyaient bien l’éternité du monde, mais les arguments dont ils se servaient montrent qu’encore qu’ils aient cru le monde éternel, ils n’ont pas cru pourtant qu’il fût l’Être original, indépendant et existant par lui-même. Ils n’ont pas nié pour cela l’existence d’une intelligence suprême qui préside sur l’univers et qui le gouverne, qui est précisément ce que nous appelons Dieu. De sorte que, quand bien même il nous serait impossible de répondre aux arguments qu’on allègue pour établir l’opinion de l’éternité du monde, les athées n’y gagneraient rien, et leur cause n’en deviendrait pas pour cela meilleure. En effet, presque tous les anciens philosophes, qui ont cru le monde éternel, ne l’ont pas cru pour cela indépendant et existant par lui-même. Il n’y a, comme je viens de le dire, qu’à considérer leurs arguments, pour voir que ce n’a pas été leur pensée. Les uns se contentent de prouver que quelque chose doit avoir été de toute éternité, et que l’univers n’a pu sortir du néant : c’est à quoi aboutissent tous les arguments d’Ocellus Lucanus. Les autres se sont représenté le monde comme une production éternelle et nécessaire, qui est sortie de la toute-puissance essentielle et immuable de la nature divine ; cette seconde opinion paraît avoir été celle d’Aristote. Les autres enfin ont dit que le monde était une émanation éternelle et volontaire de la cause suprême et infiniment sage ; c’est le sentiment d’un grand nombre de Platoniciens. Il est clair qu’aucune de ces opinions n’accommode nos athées modernes, qui nient sans détour l’existence d’un esprit, d’une intelligence suprême. Je conviens que l’opinion de l’éternité du monde est incompatible avec le sentiment commun : cependant, puisque les défenseurs de cette opinion ne l’ont pas crue incompatible avec la croyance d’un Être éternel, tout puissant et tout sage, auteur et créateur de l’univers ; et puisque les arguments dont ils se sont servis pour défendre leur sentiment sont beaucoup plus propres à renverser l’existence nécessaire et l’indépendance du monde matériel, qu’à l’établir : qu’y a-t-il de plus injuste et de plus déraisonnable que la prétention de nos athées modernes qui se parent de l’autorité de ces anciens auteurs, et qui les allèguent, comme ayant été de leur parti ? Qui ne voit en effet, que c’est en vain qu’ils allégueront ce que ces anciens ont dit de l’éternité du monde, tandis qu’ils ne pourront pas faire voir qu’ils ont aussi nié l’existence et le pouvoir suprême d’une intelligence éternelle ?
Ocellus Lucanus, un des plus anciens défenseurs de l’éternité du monde, que M. Blount11 fait aller de pair avec Moïse pour son antiquité et pour son autorité, Ocellus Lucanus, dis-je, s’exprime il est vrai, en certains endroits, comme aurait pu faire un homme qui aurait cru que le monde matériel existe par lui-même. Car il dit « qu’il ne peut ni être engendré, ni se corrompre12 ; qu’il n’a ni commencement, ni fin13 ; qu’il est éternel par lui-même, parfait et permanent à jamais14 ; » il ajoute enfin que « la forme et les parties de l’univers doivent nécessairement être éternelles aussi bien que sa substance et sa matière15. » Mais quand il vient à produire les raisons qu’il a eues d’embrasser cette opinion, elles sont si pitoyables et si ridicules qu’il n’y a point d’athée dans ce siècle qui n’eût honte de les proposer sérieusement. Qui ne rirait, par exemple, de lui entendre prouver « que le monde doit être éternel, sans commencement ni fin, par cette raison qu’il est d’une figure sphérique, et que son mouvement est circulaire et que le cercle n’a ni commencement ni fin16. » Il s’attache aussi à prouver des choses que personne n’a jamais contestées : il prouve, par exemple, que quelque chose a dû être de toute éternité, parce qu’il est impossible que tout ce qui existe soit sorti du néant, ou tombe dans le néant. Il ajoute, que « le monde est éternel, parce qu’il y a de la contradiction à dire que l’univers a eu un commencement, puisque s’il avait eu un commencement, quelqu’autre chose le lui aurait donné, ce qui est impossible, puisque, qui dit l’univers, dit tout, n’y ayant rien au-delà. » Tout ce qu’il dit dans son livre se réduit à ce seul argument. De sorte que tout ce qu’il prouve réellement n’est autre chose que ceci : c’est qu’il doit nécessairement y avoir dans l’univers un Être éternel ; mais il ne prouve pas que la matière soit existante par elle-même, par opposition à l’esprit et à l’intelligence. Il est vrai qu’il avance que « l’ordre et les parties de l’univers sont nécessaires d’une nécessité absolue ; » mais ce qu’il dit là-dessus est tout à fait ridicule, et ne prouve absolument rien. Outre cela, on trouve, dans ce même livre, où il débite ces pauvretés, aussi bien que dans quelques autres fragments que nous avons de lui, on y trouve, dis-je, des endroits où il est obligé de reconnaître que toutes les choses de ce monde, quelque éternelles et nécessaires qu’on les imagine, sont pourtant la production « d’un esprit éternel et intelligent17 ; » que c’est aux perfections de cette intelligence, « que le monde doit sa beauté et son harmonie18, » : et que c’est de là en particulier que viennent « les organes des sens, les facultés et les appétits de l’homme19, » toutes choses qui ont leur dessein, et qui se rapportent visiblement à une fin.
Aristote a été aussi un grand défenseur de l’Éternité du monde ; jamais pourtant il n’a nié l’existence de Dieu, ni prétendu donner la moindre atteinte à son pouvoir, à sa bonté ou à sa sagesse. Au contraire, il ne s’est rangé à cette opinion de l’éternité du monde que parce qu’il s’était imaginé qu’un si bel ouvrage devait nécessairement être la production éternelle d’une cause éternelle aussi excellente qu’est Dieu. Il était si éloigné de croire que la matière fût la première et originale cause de toutes choses que dans la description qu’il donne de Dieu, il le représente, au contraire, « comme un Être intelligent et immatériel20 » ; le premier moteur de toutes choses qui ne peut être mu lui-même,21 » et qu’il décide en termes exprès « que, s’il n’y avait dans l’univers que matière, il n’y aurait point de cause première et originale, mais une22 progression de causes à l’infini, ce qui est absurde. »
Je sais qu’il y a d’autres philosophes qui ont enseigné clairement et sans détour, que la matière était non seulement éternelle, mais aussi existante par elle-même et entièrement indépendante, et qui en ont fait un second principe coexistant de toute éternité avec Dieu, et indépendant aussi bien que lui. Mais j’ai déjà fait voir, dès le commencement de ce chapitre, l’absurdité de cette opinion, lorsque j’ai démontré qu’il est impossible que la matière existe par elle-même et j’en démontrerai plus amplement la fausseté lorsque je traiterai de l’unité de l’Être existant par lui-même.
Quelque puisse avoir été le sentiment de Platon sur l’origine de la matière, ce philosophe s’est expliqué sur la formation du monde d’une manière très ample et très nette. Il dit que le monde a été créé et formé par un Dieu intelligent et sage. Il n’y a même aucun des philosophes anciens qui ait parlé de la nature de Dieu et de ses attributs en de plus beaux termes23, et d’une manière plus sage qu’il le fait dans tous ses ouvrages. Il semble cependant qu’il renvoie l’époque de la formation du monde à un temps indéfini, lorsqu’il dit dans son Timée : « Que le monde24 doit être nécessairement une ressemblance éternelle de l’idée éternelle. » Quoiqu’il en soit, ceux de ses disciples qui sont venus après lui, ont prétendu que par la création du monde, il ne fallait pas entendre une création arrivée dans le temps, mais une création faite de toute éternité. Platon a voulu dire, selon eux, que Dieu n’est pas avant le monde, d’une priorité de temps, mais seulement d’une priorité de nature. C’est le tour qu’ils ont donné à sa pensée et le sens qu’ils ont cru devoir assigner à ses expressions25. Ils ont supposé que la volonté de Dieu et le pouvoir qu’il a d’agir étant nécessairement de toute éternité, aussi bien que son essence, les effets de cette volonté et de cette puissance doivent avoir été aussi de toute éternité, ni plus ni moins que la volonté et la puissance même26, de la même manière que la lumière doit être conçue coéternelle au soleil, l’ombre à l’interposition du corps opaque, et l’empreinte du sceau au sceau même, supposé que les causes de ces effets soient éternelles.
De tout ce que je viens de dire, il paraît très clairement que c’est à tort que nos athées modernes se glorifient du consentement de ces anciens philosophes, qui ont enseigné l’éternité du monde, et qu’ils n’ont aucune raison de se parer de leur autorité. Car, puisque ces anciens auteurs n’ont jamais ni prouvé, ni entrepris de prouver que le monde matériel est indépendant, existant nécessairement et par lui-même ; qu’ils ont, au contraire, enseigné, qu’il était un effet éternel d’une cause éternelle, et que cette cause est Dieu ; il est évident que, supposé même qu’il ne fût pas possible de réfuter leur opinion, la cause des athées de nos jours n’y gagnerait rien ; puisqu’ils ne veulent point reconnaître dans l’univers d’intelligence suprême, et qu’ils n’admettent pour cause suprême et originale de toutes choses que la pure matière, et je ne sais quelle aveugle nécessité.
Le seconde raison qui m’a déterminé à ne pas porter en ligne de compte l’argument ordinaire pris de l’absolue impossibilité, que le monde ait été de toute éternité, ou qu’il ait existé depuis une succession de temps infinie ; la raison, dis-je, qui m’a fait omettre cet argument de la démonstration de cette proposition : « que le monde matériel ne peut pas être l’Être premier, l’Être original, incréé, indépendant et existant par lui-même, » : c’est que je ne le crois pas propre à convaincre un athée, ni à faire aucune impression sur un esprit qui ne serait pas rempli par avance de l’idée transcendante de l’éternité de Dieu. L’athée, en effet, qui ne se paye pas des distinctions subtiles de l’école, ne manquera pas de rétorquer contre l’éternité de quelqu’être que ce soit, tout ce qu’on mettra en avant pour réfuter la possibilité de l’éternité du monde. Il dira que c’est un argument qui ne prouve rien, puisqu’il prouve trop ; que ce n’est qu’une difficulté qui vient de ce que nous ne pouvons pas concevoir au juste la notion de l’éternité. J’ai déjà fait voir qu’on peut, par les seules lumières de la droite raison, prouver démonstrativement contre l’athée le plus déterminé, que le monde matériel n’existe ni nécessairement ni par lui-même, et qu’il est l’ouvrage d’un agent supérieur distinct de la matière. Mais ces questions, en quel temps le monde a-t-il été créé ? La création a-t-elle été faite, à proprement parler, dans le temps ? Ces questions, dis-je, ne sont nullement faciles à décider par la raison (comme il paraît par la diversité des opinions que les anciens philosophes ont eues sur cette matière), ce sont des choses dont il faut aller chercher la décision dans la révélation. Ceux qui s’efforcent de prouver qu’un espace infini ou une durée infinie sont des chimères fondées sur l’impossibilité, qu’une addition de parties finies compose, ou épuise jamais l’infini27, qui objectent l’inégalité imaginaire du nombre des années, des jours et des heures contenus dans un temps infini, ou l’inégalité des lieues, des toises et des pieds contenus dans un espace infini ; ces gens-là, dis-je, errent parce qu’ils supposent faux. Ils supposent que les infinis sont composés de parties finies, c’est-à-dire que les quantités finies sont des parties aliquotes ou parties constituantes de l’infini, ce qui n’est pas. Car toutes les quantités finies, quelles qu’elles soient, petites ou grandes, unies ensemble ou séparées, ont justement avec l’infini la même proportion que les points mathématiques ont avec la ligne, les lignes avec les surfaces, et les moments avec le temps, c’est-à-dire qu’elles n’ont ensemble aucune proportion. C’est donc se moquer des gens que de nier la possibilité d’une espace ou d’un temps infini, uniquement à cause de l’inégalité imaginaire du nombre de leur parties finies, puisque ces parties n’en sont pas les parties constituantes, et qu’elles ne sont à leur égard que de purs néants. C’est tout comme si je niais la possibilité et l’existence d’une quantité finie et déterminée, sous prétexte de l’égalité ou de l’inégalité imaginaire du nombre des points et des lignes mathématiques que cette quantité contient, puisque tant ces lignes que ces points sont, à proprement parler, absolument sans nombre. Il n’y a ni nombre ni quantité qui puisse être partie aliquote de l’infini ; il n’y en a point qui puisse entrer en comparaison avec l’infini, ni avoir aucune proportion avec lui, ni servir de fondement aux arguments, où il est question de l’infini.
(Samuel Clarke, Traités de l’existence de Dieu, et de ses attributs. Des devoirs de la religion naturelle, et de la vérité de la religion chrétienne, RICOTIER (trad.), Blois : Aucher-Eloy, 1855, pp. 19-41. ; source numérique sur Google Books)
Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).
- « Si les parties de l’espace sortaient de leur lieu, ce serait, si l’on peut s’exprimer ainsi, sortir d’elles-mêmes. », Isaac Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (traduction par Émilie du Châtelet), Livre I, Scholie de la définition 8.[↩]
- « Mais peut-être que je raisonne mal, quand je conclus que la propriété que mon idée a de représenter l’étendue, vient de l’étendue même, comme de sa cause ; car qui est-ce qui m’empêche de croire, que si cette propriété ne vient pas de moi, elle ne vienne au moins d’un esprit supérieur au mien, qui produit en moi l’idée de l’étendue, bien que l’étendue ne soit pas actuellement existante. Toutefois quand j’y fais réflexion, je vois bien que ma conséquence est bonne, et qu’un esprit, quelque excellent qu’il soit, ne peut faire que l’idée que j’ai de l’étendue, me présente l’étendue plutôt qu’une autre chose, si l’étendue n’existe pas : parce que s’il le faisait, l’idée que j’aurais de l’étendue ne serait pas une représentation de l’étendue, mais une représentation du néant ; ce qui est impossible. » Et plus bas : « Mais peut-être que je me trompe encore, quand je dis que l’idée que j’ai de l’étendue suppose un objet actuellement existant ; car il semble que j’ai des idées, qui n’en supposent aucun. J’ai par exemple l’idée d’un palais enchanté, et il n’y a point de palais enchanté, qui existe. Toutefois quand je considère la difficulté avec plus d’attention, je vois bien qu’il y a cette différence, entre l’idée de l’étendue et celle d’un palais enchanté, que la première étant naturelle, c’est-à-dire, indépendante de ma volonté, elle suppose un objet qui est nécessairement tel qu’elle l’exprime. Au lieu que l’autre étant artificielle, elle suppose aussi un objet, mais il n’est pas nécessaire que cet objet soit absolument tel qu’elle le représente, parce que la volonté peut ajouter à cet objet, ou en diminuer ce qu’elle veut, comme on l’a dit, etc. », Pierre-Sylvain Régis, Cours entier de philosophie ou système général selon les principes de M. Descartes, Métaphysique, Livre I, Partie I, Chapitre 3 ; « Puto implicare contradictionem, ut mundus sit finitus. », René Descartes, Lettre à Morus le 15 avril 1649.[↩]
- Voyez, à la fin de ce Traité, la lettre sur l’argument qui prouve l’existence de Dieu a priori.[↩]
- John Toland, Lettres à Serena, Lettre 5 (Clarke a indiqué par erreur la lettre 3).[↩]
- « Une substance ne peut être produite par une autre substance. » Baruch Spinoza, Ethique (traduction par Émile Saisset), Partie I, Proposition 6 ; « Toute substance est nécessairement infinie. », Ibid, Proposition 8 ; « L’existence appartient à la nature de la substance. », Ibid, Proposition 7 ; « Il ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que Dieu. », Ibid, Proposition 14.[↩]
- « L’existence appartient à la nature de la substance. », voir plus haut[↩]
- « Les choses qui ont été produites par Dieu n’ont pu l’être d’une autre façon, ni dans un autre ordre. », Ibid, Proposition 33 ; « De la nécessité de la nature divine doivent découler une infinité de choses infiniment modifiées, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une intelligence infinie. », Ibid, Proposition 16.[↩]
- Spinoza, Voir le passage cité plus haut.[↩][↩]
- « Dieu n’agit pas en vertu d’une volonté libre. » Spinoza, Ibid, Proposition 32, Corollaire 1 et Scholie de la proposition 17.[↩]
- « Un corps qui est en mouvement ou en repos a dû être déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps, lequel a été déterminé au mouvement ou au repos par un troisième corps, et ainsi à l’infini. », Spinoza, Partie II, Proposition 12, Lemme 3.[↩]
- Charles Blount, Oracles of Reason.[↩]
- « Αγέννητον τὸ πᾶν καὶ ἀνώλεθρον », Ocellus Lucanus, Sur l’univers, Chapitre 1.[↩]
- « ἔναρχον καὶ ἀτελεύτητον », Ibid.[↩]
- « Κόσμος αὐτός ἐξ ἑαυτοῦ ἀϊδιός ἐξι καὶ αὐτοτελὴς καὶ διαμένων τὸν πάντα αἰῶνα », Ibid.[↩]
- « Αεὶ ὄντος τοῦ κόσμου, ἀναγκαῖον καὶ τὰ μερῆ αὐτοῦ συνυπάρχειν. Λέγω δὲ μέρη, οὐρανὸν, γῆν, etc. Ocellus Lucanus, Περὶ τῆς τοῦ παντὸς φύσεως », Ibid, Chapitre 3.[↩]
- « τε γὰρ τοῦ σχήματος ἰδέα, κύκλος οὗτος δὲ πάντοθεν ἴσὸς καὶ ὅμοιος, διόπερ ἄναρχῆς καὶ ἀτελεύτητος. », Ibid.[↩]
- « Τὸ ἀξικίνητον θεῖον μὲν καὶ λόγον ἔχον καὶ ἔμφρον. », Ibid, On the Laws, in Ocellus Lucanus: Text und Commentar, p. 26.[↩]
- « Συνέχει τὸν κόσμον ἁρμονία. Ταύτης δ’ αἴτιος ὁ Θεός. », Ibid, Sur l’univers, Chapitre 4.[↩]
- « Τὰς δυνάμεις καὶ τὰ ὄργανα, καὶ τὰς ὀρέξεις ὑπὸ Θεοῦ δεδόμενας ἀνθρώποις », Ibid.[↩]
- « Νοῦς Θεὸν ἀσώματον ἀπέφηνε. », Diogène Laërce, Vie d’Aristote dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre V, Section 23.[↩]
- « Le premier moteur est […] immobile. », Aristote, Métaphysique (traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire), Livre XII, Chapitre 8, 1073a.[↩]
- « Ajoutons que, s’il n’y a pas au monde d’autres choses que les choses sensibles, dès lors il n’y a plus ni principe, ni ordre […] Dès lors, il faut toujours qu’un principe vienne d’un autre principe antérieur », Ibid, Chapitre 10, 1075b.[↩]
- « Il fabrique la terre, le ciel, les dieux, et tout ce qu’il y a dans le ciel, et tout ce qu’il y a sous la terre, dans l’Hadès. », Platon, La République (traduction par Robert Baccou), Livre X, 596c.[↩]
- « D’où il suit, par une conséquence nécessaire, que le monde est une copie. », Platon, Timée (traduction par Victor Cousin), 29b. Voici comment Cicéron rapporte ce passage, qui dans les exemplaires de Platon, est très imparfait : « Ainsi le monde a été formé d’après un modèle entendu par la raison et par la sagesse, et qui est éternel et immuable. D’où il suit que ce monde que nous voyons est nécessairement la copie d’un certain monde éternel. », Ibid (traduction en latin par Cicéron, lui-même traduit en français sous la direction de M. Nisard).[↩]
- « Quant à ceux qui, tout en avouant qu’il est l’ouvrage de Dieu, ne veulent pas lui reconnaître un commencement de durée, mais un simple commencement de création, ce qui se terminerait à dire d’une façon presque inintelligible que le monde a toujours été fait. » Augustin, La Cité de Dieu (traduction par M. De Riancey), Livre II, Chapitre 4 ; « Platon, dans l’ouvrage où il décrit le monde et les dieux secondaires qui sont l’ouvrage de Dieu, affirme en termes exprès que leur être a eu un commencement […] Pour expliquer cette doctrine, les Platoniciens ont imaginé de dire qu’il ne s’agit pas d’un commencement de temps, mais d’un commencement de cause. », Ibid, Livre X, Chapitre 31 ; « Mais la philosophie nous apprend que ce monde a toujours été, et que l’Éternel l’a créé avant les temps. » Macrobe, Commentaire du songe de Scipion (traduction sous la direction de M. Nisard), Livre II, Chapitre 10.[↩]
- « Καὶ εἰ βούλει, παραδείγματι σέ τινι τῶν γνωρίμων, ξεναγήσω πρὸς τὸ ζητούμενον · φασὶ γὰρ ὅτι καθάπερ αἴτιον τὸ σῶμα τοῦ ἑκάστου σκίας γίνεται. Ὁμόχρονος δὲ τῷ σώματι ἡ σκία καὶ οὐχ ὁμότιμος. Οὕτω δὴ καὶ ὅδε ὁ κόσμος παρακολούθημά ἐστι τοῦ Θεοῦ αἰτίου ὄντος αὐτῷ τοῦ εἶναι, καὶ Συναΐδιός ἐστι τῷ Θεῷ · οὐκέτι δὲ καὶ ὁμότιμος. », Zacharie de Mytilène, Disputatio de mundi opificio ; « Pour expliquer cette doctrine, les Platoniciens ont imaginé de dire qu’il ne s’agit pas d’un commencement de temps, mais d’un commencement de cause. « Il en est, disent-ils, comme d’un pied qui serait de toute éternité posé sur la poussière ; l’empreinte existerait toujours au-dessous, et cependant elle est faite par le pied, de sorte que le pied n’existe pas avant l’empreinte, bien qu’il la produise. », Augustin, La Cité de Dieu, Livre X, Chapitre 31.[↩]
- Ralph Curdworth, The True Intellectual System of the Universe (London, 1678; reprint New York, Garland Publishing Co. 1978), p. 643.[↩]
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