« Je ne vois pas Dieu, donc il n’existe pas » – La réponse de George Berkeley
22 février 2025

Je partage ici un extrait de L’Alciphron ou le Pense-menu1 de George Berkeley, un prêtre anglican irlandais très connu pour son immatérialisme (théorie selon laquelle la matière n’existe pas : tout n’est que pensée ou esprit, en particulier les créatures sont des pensées de Dieu2).

C’est un livre de dialogue socratique de Berkeley pas très connu mais très agréable à lire où il répond aux arguments des athées anglais de son époque qu’on appelait les libre-penseurs. Il propose de renommer les pense-menu car ils réduisent et rendent tout petit (”menu”) les pensées des hommes courantes en ne gardant que le matérialisme après avoir coupé la croyance en Dieu, à la religion, à la morale. Ici Berkeley contrairement à ses autres ouvrages (Dialogues entre Hylias et Philopon et Principes de la connaissance) a une opinion bien plus respectueuse des Anciens (surtout de l’Antiquité : Platon, Aristote) qu’il cite souvent dans la bouche des protagonistes chrétiens.

Dans cet extrait, Euphranor (protagoniste chrétien) répond à l’objection d’Alciphron (athée représentant les sceptiques) selon laquelle Dieu n’existe pas car il ne l’a jamais vu. Si on entre plus en détails : Alciphron pose sa condition pour accepter qu’il existe, avoir une expérience claire et dit qu’il n’y croit pas car il ne le voit pas. Euphranor lui répond en disant qu’on peut quand même prouver l’existence de l’âme humaine dont les sensations et le corps ne sont que des manifestations accidentelles même si on ne la voit pas. Donc de même pour l’existence de Dieu.


Alciphron : Je tiens la notion confuse d’une Divinité ou d’un invisible pour le plus invincible de tous les préjugés. Quand nous sommes une demi-douzaine d’hommes d’esprit réunis autour d’un verre de vin, près d’un feu bien gai, dans une pièce bien éclairée, nous bannissons aisément tous les spectres dus à l’imagination et à l’éducation et nous en tranchons fort nettement. Mais comme je faisais une promenade solitaire là-bas dans le bosquet, avant qu’il fit grand jour, il me sembla que la chose n’était pas si claire. Et je ne pouvais pas non plus me rappeler la force de ces arguments qui m’apparaissaient si concluants en d’autres temps. Mon esprit était dominé par je ne sais quelle crainte sacrée et semblait hanté par une sorte de terreur panique3 dont je ne saurais rendre compte autrement qu’en y voyant l’effet du préjugé : car, il faut que vous le sachiez, il fut un temps ou comme tout le monde j’ai été catéchisé et endoctriné jusqu’à croire en un Dieu ou un Esprit. Il n’y a pas de marque plus sûre du préjugé que le fait de croire une chose sans raison. Quelle nécessité y a-t-il que je m’impose la tâche difficile de prouver une négative, alors qu’il suffit d’observer qu’il n’y a pas de preuve de l’affirmative, et qu’il est déraisonnable de l’admettre sans preuve ? Prouvez donc votre opinion; ou, si vous ne le pouvez, il vous sera loisible de la conserver en votre possession; mais ce ne sera jamais qu’un préjugé que vous posséderez.

Euphranor : O Alciphron, pour vous satisfaire, il faut, paraît-il, que nous prouvions, et que nous prouvions aux conditions imposées par vous. Mais, en premier lieu, voyons quelle sorte de preuves vous attendez.

Alciphron : Il se peut que je n’en attende point; mais je vais vous dire quelle sorte de preuve j’aimerais avoir : c’est le genre de preuve que tout homme sensé exige d’un fait d’expérience ou de l’existence de n’importe quel autre objet particulier. Par exemple, quelqu’un me demande-t-il pourquoi je crois qu’il y a un roi de GrandeBretagne ? Je répondrai: parce que je l’ai vu. Ou un roi d’Espagne? Parce que j’ai vu ceux qui l’ont vu. Mais quant au Roi des rois, je n’ai vu moi-même ni lui, ni personne d’autre qui l’ait réellement vu. Assurément, s’il y a quelque chose comme un Dieu, il est très soient encore à discuter de son existence, et qu’il n’y en ait pas une étrange qu’il néglige de se donner des témoins; que les hommes en Iseule preuve évidente, sensible, simple, sans recours à la philosophie ou à la métaphysique. Un fait d’expérience ne se prouve point par des notions, mais par des faits. Voilà qui est clair et parfaitement à propos. Vous voyez ce que je voudrais. Sur ces bases, je défie la superstition.

Euphranor : Alors vous ne croyez qu’autant que vous pouvez voir ?

Alciphron : Telle est ma règle de foi.

Euphranor : Comment? N’allez-vous pas croire à l’existence des choses que vous entendrez à moins de les voir aussi ?

Alciphron : Je n’irai pas jusque-là. Quand j’insistais sur le fait de voir, comprenez-moi, je veux dire: percevoir en général. Les objets extérieurs font des impressions très différentes sur les esprits animaux qui sont toutes comprises sous le nom commun de sens. Et tout ce que nous pouvons percevoir par un sens quelconque, nous pouvons en être sûrs.

Euphranor : Quoi ! Croyez-vous donc qu’il y a quelque chose comme des esprits animaux ?4

Alciphron : Indubitablement.

Euphranor : Avec quel sens les percevez-vous ?

Alciphron : Je ne les perçois pas par l’un de mes sens, mais je n’en suis pas moins persuadé de leur existence, parce que je puis la conclure de leurs effets et de leurs opérations. Ils sont les messagers qui, courant çà et là dans les nerfs, assurent la communication entre l’âme et les objets extérieurs.

Euphranor : Vous admettez donc l’existence d’une âme ?

Alciphron : Pourvu que je n’admette pas une substance immatérielle; je ne vois pas d’inconvénient à admettre qu’il puisse y avoir quelque chose comme une âme, peut-être rien de plus qu’une fine texture des parties subtiles ou des esprits qui sont dans le cerveau.

Euphranor : Je ne demande pas quelle en est la nature. Je demande seulement si vous admettez qu’il y a un principe de pensée et d’action et s’il est perceptible par les sens.

Si je vous comprends bien, des fonctions et des mouvements animaux vous inférez l’existence d’esprits animaux, et des actes raisonnables vous inférez l’existence d’une âme raisonnable. N’est-ce pas cela ?

Alciphron : Si.

Euphranor : -Il semblerait donc que l’on pût conclure l’existence des choses imperceptibles aux sens à partir d’effets et de signes ou de témoignages sensibles.

Alciphron : Oui.

Euphranor : Dites-moi, Alciphron, n’est-ce pas l’âme qui fait la principale distinction entre une personne réelle et une ombre, entre un homme en vie et un cadavre ?5

Alciphron : Je l’accorde.

Euphranor : Par conséquent, je ne puis savoir que vous, par exemple, êtes un certain individu pensant, ou un homme vivant et réel, par des signes plus sûrs ou par d’autres signes que ceux dont on peut inférer que vous avez une âme ?

Alciphron : Non.

Euphranor : — Dites-moi, je vous prie, les actes immédiatement et proprement perçus par les sens ne sont-ils pas réductibles a du mouvement ?6

Alciphron : Certes.

Euphranor : Des mouvements, vous inférez donc un moteur ou une cause et des mouvements raisonnables (ou qui paraissent agencés en vue d’une fin raisonnable), une cause raisonnable, âme ou esprit ?

Alciphron : Tout juste.

Euphranor : L’âme de l’homme n’anime qu’un petit corps, une particule insignifiante au regard des grandes masses et de la nature, des éléments, des corps célestes et du système du monde. Et la sagesse qui paraît dans les mouvements qui sont les effets de la raison humaine est incomparablement moindre que celle qui se découvre dans la structure et dans l’usage des organismes naturels, animaux ou végétaux. Un homme avec sa main ne peut faire aucune machine aussi admirable que cette main elle-même; et aucun de ces mouvements à partir desquels nous remontons à une raison humaine n’approche de l’adresse et de l’ingénieux agencement de ces merveilleux mouvements du cœur, du cerveau et des autres parties vitales qui ne dépendent point de la volonté humaine.

Alciphron : Tout cela est vrai.

Euphranor : Ne s’ensuit-il pas alors que de mouvements naturels, indépendants de la volonté de l’homme, on ait le droit d’inférer et une puissance et une sagesse incomparablement plus grandes que celles de l’âme humaine ?

Alciphron : On le dirait.

Euphranor : De plus, n’y a-t-il pas dans les productions et dans les effets de la nature une visible unité de plan et de dessein ? Les règles n’en sont-elles pas fixes et immuables ?7 Ne sont-ce pas les mêmes lois du mouvement qui règnent partout ? Les mêmes en Chine et ici, les mêmes il y a deux mille ans et aujourd’hui ?

Alciphron : Je n’en disconviens pas.

Euphranor : N’y a-t-il donc pas aussi une connexion ou un rapport entre animaux et végétaux, entre eux deux et les éléments, entre les éléments et les corps célestes; si bien que de leurs mutuels rapports, influences, subordinations et fonctions, il est permis de conclure qu’ils sont parties d’un tout, conspirant à une seule et même fin, accomplissant le même dessein ?8

Alciphron : -On peut admettre que tout cela est vrai.

Euphranor : Ne s’ensuivra-t-il pas alors qu’on doit supposer que cette puissance et cette sagesse immenses ou même infinies résident dans un seul et même Agent, Esprit ou Pensée, et que nous avons une certitude immédiate au moins aussi claire et complète de l’existence de cet Esprit infiniment sage et puissant que de n’importe quelle âme humaine en dehors de la nôtre ?

Alciphron : Laissez-moi réfléchir : j’ai peur que nous n’allions trop à la hâte. Quoi ! Vous prétendez-vous capable d’obtenir la même assurance de l’existence d’un Dieu que de la mienne, à moi qui me tiens devant vous et qui vous parle ?

Euphranor : Absolument la même, sinon une plus grande9.

Alciphron : Comment prouvez-vous cela ?

Euphranor : Par la personne d’Alciphron, on entend un être individuel pensant, et non les cheveux, la peau, la surface visible ou une partie quelconque de la forme, de la couleur ou de la silhouette extérieure d’Alciphron10.

Alciphron : J’en conviens.

Euphranor : Et, en en convenant, vous convenez aussi que, au sens strict, ce que je vois, ce n’est pas Alciphron, c’est-à-dire cet être individuel pensant, mais seulement des signes et des marques visibles capables de suggérer et de faire conclure à l’existence de ce principe pensant invisible, ou âme. De même et d’une manière rigoureusement identique, il m’apparaît que, bien que je ne puisse pas, avec les yeux de la chair, contempler ce Dieu invisible, je n’en aperçois et je n’en contemple pas moins par tous mes sens des signes et des marques, des effets et des opérations capables de suggérer, indiquer et de démontrer un Dieu invisible au moins aussi certainement et avec la même évidence que tous autres signes perçus par les sens ne suggèrent l’existence de notre âme, de notre esprit, ou principe pensant; et pourtant il suffit pour m’en convaincre de peu de signes ou d’effets et des mouvements d’un seul petit organisme; tandis que c’est un fait qu’en tous temps et en tous lieux je perçois des signes sensibles qui témoignent de l’existence de Dieu. Donc le point dont vous doutiez ou que vous rejetiez au commencement paraît à présent suivre manifestement des prémisses. Tout au long de cette enquête, n’avons-nous pas considéré chaque étape avec soin et avons-nous avancé d’un seul pas sans avoir une pleine évidence ? Nous avons, vous et moi, examiné tour à tour avant d’y souscrire chacune des propositions précédentes, qu’allonsnous faire de la conclusion ? Pour ma part, si vous ne me tirez pas de là, je me trouverai dans l’absolue nécessité de l’admettre pour vrai. Par conséquent, il ne vous reste qu’à vous considérer comme coupable: c’est à vous qu’en incombe si je vis et si je meurs dans la croyance en un Dieu ?

Alciphron : Il faut l’avouer, je ne trouve pas sur-le-champ de réponse. Il semble y avoir quelque fondement à ce que vous dites. Mais d’un autre côté, si la chose était si claire que vous le prétendez, je ne puis concevoir comment tant d’hommes sagaces de notre secte pourraient être aveuglés au point de ne pas en connaître ou en croire une seule syllabe.

Euphranor : Alciphron, ce n’est pas maintenant notre affaire de rendre compte des fautes d’attention ou de défendre l’honneur de ces grands hommes: les libres penseurs, alors que leur existence même court le risque d’être mise en question.

Alciphron : Comment cela ?

Euphranor : Veuillez vous rappeler les concessions que vous avez faites et puis démontrez-moi, à supposer que les arguments en faveur d’une Divinité ne soient pas concluants, par quels meilleurs arguments vous pouvez prouver l’existence de cet être pensant qui, à parler strictement, constitue le libre penseur.

Référence : George Berkeley, L’Alciphron ou le Pense-menu, Dialogue IV, éd. Aubier Editions Montaigne (Introduction, traduction et notes par Jean Pucelle), 1952, pp. 172-176.


Illustration : Lawrence W. Ladd, La Création, aquarelle, 1880.

  1. Malheureusement plus réédité depuis l’édition de 1952 avec la traduction de Jean Pucelle.[]
  2. Je ne sais pas si je l’exprime bien, n’hésitez pas si vous avez une formulation plus précise.[]
  3. Sur la terreur panique dans ses rapports avec l’enthousiasme religieux, l’horreur sacrée des forêts et le sentiment du sublime. Cf. Shaftesbury, The Moralists, part. 3, sect. I : Méditation (Char., II, 389-390). Pour Shaftesbury c’est, avec la contagion collective de l’émotion, une des sources les plus puissantes du sentiment religieux. Cf. A Letter concerning Enthusiasm, sect. 2 (Char., I, 15-16).[]
  4. De Motu, 55.[]
  5. Cf. Sermons I et II (Wild, pp. 5og et 516).[]
  6. Cf. De Motu, passim.[]
  7. Cf. P. O., 14; Pr., 29-32; S., 160-161.[]
  8. Il est possible que ce rationalisme théologique soit une réplique au Pantheisticon. Cf. Introduction Concordance, art. Finalité.[]
  9. Cf. Pr., 147.[]
  10. Cf. Descartes, Méditations métaphysiques, II.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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