Voici un extrait du premier tome du Génie du christianisme, œuvre apologétique du grand écrivain français Chateaubriand où il présente une preuve de l’existence de Dieu par la contingence (un argument cosmologique) qu’il appelle preuve par la matière et qu’il reprend en grande partie à Samuel Clarke. Dans cette oeuvre, il cherche à montrer que le christianisme est vrai et en particulier attrayant. Je me suis permis de réarranger la mise en page par rapport au livre.
Note XI, page 151.
Je donnerai ici ces preuves métaphysiques de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, pour compléter ce que j’ai dit sur ce grand sujet.
Toutes les preuves abstraites de l’existence de Dieu se tirent de ces trois sources : la matière, le mouvement, la pensée.
La matière
Première proposition :
Quelque chose a existé de toute éternité
Preuves :
Par la raison que quelque chose existe, que ce soit Dieu ou la matière, peu importe pour l’instant.
Seconde proposition :
- Quelque chose a existé de toute éternité.
- Cet être existant est indépendant et immuable.
Preuves :
Il faudrait autrement qu’il y eût une succession infinie de causes et d’effets sans cause première; ce qui est contradictoire. On le prouve, Parce que, si la série d’êtres indépendants est UNE et TOUTE, elle ne peut avoir au-dehors une cause de son existence successive, puisqu’elle comprend tout. Or, Il est évident que chaque être, dans la chaîne progressive, n’a pas, au-dedans de soi, la cause efficiente de son existence, puisqu’il est produit par un être précédent. Contradiction manifeste.
Objection :
On dit : C’est la nécessité qui fait que cette chaîne d’êtres existe.
Réponse :
Des êtres dépendant les uns des autres peuvent exister Où n’exister pas. Il n’y a pas là nécessité ; donc la cause de cette existence est déterminée par rien.(Absurdité.) Donc il doit y avoir de toute éternité un Etre indépendant et immuable, cause première de la génération des êtres.
Troisième proposition :
- Quelque chose a existé de toute éternité.
- Cet être existant est indépendant et immuable.
- Et ne peut être la matière.
Première preuve :
Si cela était, la matière existerait nécessairement et par elle-même : la seule supposition qu’elle n’existe pas serait une contradiction dans les termes. Or, il est prouvé que le mode de son existence n’est pas de cette nature, puisqu’on peut concevoir, sans contradiction, qu’elle (la matière) pourrait ne pas exister, ou être tout autre chose que ce qu’elle est. En effet, ce caillou que vous roulez sous votre pied n’existe pas nécessairement, puisque vous le concevez fort bien, ou anéanti, ou de tout autre espèce, sans qu’il en arrive aucun changement dans l’univers. Ainsi, d’objets en objets, vous verrez clair comme le jour que l’existence de la matière n’est pas de nécessité.
Seconde preuve :
En outre, on ne peut pas se figurer la durée éternelle de la matière, de la même manière qu’on entend celle de Dieu : celle-ci, par la simplicité et la non- étendue de sa substance, se fait concevoir à la pensée, comme existant à la fois dans le passé, le présent et l’avenir. Mais la durée de la matière ne peut être que progressive, puisqu’elle a l’étendue et les dimensions des corps, et qu’elle se perpétue par destructions et générations : elle n’existe plus pour la minute écoulée, et, comme l’homme, elle avance dans l’avenir en perdant le passé.
Or, si l’éternité est successive, comme elle l’est démonstrativement, dans le cas de la matière, elle enferme des siècles infinis ;
Or des siècles infinis ne peuvent être épuisés, ou ils ne seraient pas infinis ;
Donc l’éternité de la matière étant successive, cette matière ne pourrait être venue jusqu’à nos jours, puisqu’il faudrait supposer qu’elle eût franchi des siècles infinis, et que des siècles infinis qui pourraient se franchir ne seraient point infinis1.
Troisième preuve :
S’il n’y a que la matière dans la nature, et que cette matière n’existe pas de nécessité (ce qui implique déjà contradiction), qui est-ce qui fait durer les êtres ? S’il n’y a pas une puissance nécessaire, qui conserve tout par sa seule vertu ou sa seule volonté, la cohésion des parties des corps est impossible. Mon bras doit tomber en poussière, si les atomes dont il est formé ne sont sans cesse forcés de se tenir ensemble, ou même s’ils ne sont sans cesse créés2 ? Or, cette puissance nécessaire ne peut être la matière, puisqu’elle n’existe pas de nécessité, et qu’elle n’a pas elle-même la cohésion des parties. Enfin, cette volonté conservatrice ne peut émaner de la matière, puisque la matière est un être purement passif et sans volonté.
Concluons que l’être primitif, indépendant et immuable, ne peut être la matière.
Quatrième proposition :
- Quelque chose a existé de toute éternité.
- Cet être existant est indépendant et immuable.
- Il ne peut être la matière.
- Il est nécessairement unique.
Première preuve :
Si deux principes indépendants existent ensemble, on concevra que l’un peut également exister : seul, puisqu’il n’est pas de la même nature que l’autre; d’où il résulte que ni l’un ni l’autre de ces principes n’existe nécessairement. Que deviennent donc la matière et l’être quelconque, démontré existant de toute éternité, par la seule raison que quelque chose existe à présent ?
Seconde preuve :
Si deux principes existent ensemble, qui est-ce qui a arrangé la matière ?
Ce ne peut être Dieu, parce qu’il ne connaît point l’autre principe, et n’a aucun droit sur lui3.
Si la matière est incréée, Dieu ne peut la mouvoir, ni en former aucune chose; car Dieu ne peut l’arranger sagement sans la connaître ; il ne peut la connaître s’il ne l’a pas créée, puisque, étant un principe indépendant par lui-même, il ne peut tirer ses connaissances que de lui, rien ne peut agir en lui ni l’éclairer4.
Ainsi s’évanouit cet épouvantail de l’école des athées : ex nihilo nihil fit. Si Dieu existe, la matière n’est pas éternelle, et la création est obligée. Si vous supposez que Dieu n’existe pas, vous rentrez dans le cercle de nos propositions.
L’être existant de toute éternité est donc nécessairement unique5.
Cinquième proposition :
- Quelque chose a existé de toute éternité.
- Cet être existant est indépendant et immuable.
- Il ne peut être la matière.
- Il est nécessairement unique.
- Il n’est pas un agent aveugle, sans choix et sans volonté.
Preuves :
Si la cause suprême est sans liberté, une chose qui n’existe pas dans le moment actuel n’a jamais pu exister.
Car, si la puissance de la cause suprême vient de l’enchaînement nécessaire des êtres, tout ce qui existe, existe par une nécessité rigoureuse. Alors, si cette nécessité est de rigueur, comment se trouve-t-il un temps où cette chose n’existait pas ?
Que si on rapporte cette nécessité d’existence à une certaine époque de la succession des temps, c’est complètement déraisonner. Dans le cas d’une existence d’absolue nécessité, il n’y a point de succession de temps. Les temps sont UN et TOUT.
Ensuite, il n’y a dans le monde aucune apparence d’une nécessité absolue. Chacun peut concevoir les choses d’une tout autre manière, et dans un ordre tout différent de ce qu’elles sont. Mais on aperçoit une nécessité de convenances relatives aux lois de l’harmonie et de la beauté. Cette nécessité du meilleur possible dans les êtres est fort digne d’une cause intelligente, et très compatible avec sa liberté. De plus, L’être intelligent prouve encore sa liberté par les causes finales. Aucun athée ne s’avise de soutenir à présent, comme jadis Epicure, que l’œil n’est pas formé pour voir, et l’oreille pour entendre. Il suffirait de renvoyer cet incrédule aux anatomistes.
Enfin, si la cause première agit par nécessité, aucun effet de cette cause ne sera fini. Une nature qui agit nécessairement agit de toute sa puissance. Or, une nature infime, agissant à la fois de toutes parts et de toute sa puissance, ne peut jamais compléter un être, puisqu’elle y ajouterait sans fin en raison de son infimité. Il n’y aurait donc point d’objet fini dans l’univers, ce qui est visiblement absurde.
Donc la cause première n’est point un agent aveugle, sans choix et sans volonté.
Sixième proposition :
- Quelque chose a existé de toute éternité.
- Cet être existant est indépendant et immuable.
- Il ne peut être la matière.
- Il est nécessairement unique.
- Il n’est pas un agent aveugle, sans choix et sans volonté.
- Il possède une puissance infinie.
Preuves :
Cette puissance ne peut s’étendre que sur deux espèces d’êtres, qui constituent toutes les choses, savoir : les êtres matériels et les êtres immatériels.
Par rapport aux premiers, nous avons vu que la cause nécessairement unique doit avoir créé la matière, et conséquemment en être la maîtresse absolue.
Quant aux derniers, nous prouverons ailleurs que Dieu a pu seul les créer, lorsque nous examinerons la nature de la pensée de l’homme.
Septième et dernière proposition :
- Quelque chose a existé de toute éternité.
- Cet être existant est indépendant et immuable.
- Il ne peut être la matière.
- Il est nécessairement unique.
- Il n’est pas un agent aveugle, sans choix et sans volonté.
- Il possède une puissance infinie.
- Et il est infiniment sage, bon, juste, etc.
Preuves :
Cela se démontre a priori.
- Parce qu’un être parfaitement intelligent doit connaître ses propres facultés, et qu’étant infini en puissance, rien ne peut l’empêcher de faire ce qui est le meilleur et le plus sage ;
- Parce que l’être infini connaissant toutes les convenances et toutes les relations des choses, n’étant jamais détourné de la vérité par les passions, la force ou l’ignorance, il doit toujours agir conformément aux propriétés des choses.
A posteriori, les preuves de la bonté, de la sagesse et de la justice de Dieu, se tirent de la beauté de l’univers.
Récapitulons :
- Quelque chose a existé de toute éternité.
- Cette chose existante est immuable et indépendante.
- Elle n’est pas la matière.
- Elle est unique.
- Elle n’est pas un agent aveugle.
- Elle est toute-puissante.
- Elle est souverainement sage, bonne et juste.
Voilà Dieu.
(François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, Garnier Flammarion, Tome 1, pp. 472-477.)
Illustration : Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, Portrait d’homme méditant sur les ruines de Rome (Portrait de Chateaubriand), huile sur toile, 1809 (Musée de Saint-Malo).
- Abbadie.[↩]
- Descartes.[↩]
- Dictionnaire de Pierre Bayle, article Anaximandre.[↩]
- Malebranche.[↩]
- La seule objection qu’on pourrait me faire ici se tirerait du spinosisme, qui admet l’unité de Dieu et de la matière ; mais on sait combien cette opinion est absurde. On peut voir le Dictionnaire de Bayle, article Spinoza.[↩]
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