Une vision déréglée de l’amour – Edward Feser
5 février 2025

Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser. Dedans, il montre comment notre vision contemporaine (datant en gros Des Lumières) de l’amour est déréglée et fausse (l’amour comme des émotions et une passion) et défend la définition classique ou aristotélico-thomiste de l’amour (l’amour comme vouloir le bien de l’autre). J’ai rajouté des notes de bas de page de ma propre main quand j’ai trouvé utile d’expliquer des choix de traductions.


Selon une analyse aristotélico-thomiste, aimer, c’est essentiellement vouloir le bien de l’autre. Il y aurait bien sûr beaucoup d’autres choses à rajouter. Thomas d’Aquin développe cette idée comme suit :

Comme dit Aristote : « Aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un. » Le mouvement de l’amour tend donc vers deux termes : vers le bien que l’on veut à quelqu’un – soi ou un autre – et vers celui à qui l’on veut ce bien. A l’égard du bien que l’on veut à un autre, il y a amour de convoitise ; à l’égard de celui à qui nous voulons du bien, il y a amour d’amitié.

Cette division implique priorité et postériorité. Car ce qui est aimé d’un amour d’amitié est aimé purement et simplement, et pour lui-même ; ce que l’on aime d’un amour de convoitise n’est pas aimé purement et simplement et pour lui-même, mais pour un autre.

Somme Théologique IIa-IIae, Question 26, Article 4.

Prenez par exemple votre amour de la cuisine italienne et votre désir de remonter le moral à un ami dépressif en l’invitant à manger à un restaurant italien. Votre amour de la nourriture serait un exemple de ce que Thomas appelle “l’amour de convoitise” car vous aimez la nourriture pour un bénéfice qu’elle vous apporte, tel que le plaisir qu’elle vous apporte. Mais l’intention de remonter le moral de votre ami reflète “l’amour d’amitié” dans la mesure où vous aimez votre ami pour lui-même et non pas seulement pour en retirer un quelconque bénéfice.

Notez qu’on n’utilise pas ici le terme “convoitise” dans un sens péjoratif. “L’amour de la convoitise”, bien que “postérieur” à l’amour d’amitié, n’a en soi absolument rien de mauvais. (”Convoitise” dans son sens plus étroit et péjoratif ne renvoie pas à l’amour d’une chose pour en retirer en soi un quelconque bénéfice, mais plutôt à un amour qui est devenu désordonné.)

Bien évidemment, une personne peut aussi faire l’objet de l’amour de convoitise. Le désir sexuel en est un exemple classique, mais on peut prendre plaisir en d’autres gens aussi en d’autres manières, comme quand nous apprécions être en compagnie de quelqu’un par qu’il est amusant, ou quand nous voulons maintenir de bonnes relations avec quelqu’un parce que c’est un bon contact professionnel. Thomas continue ainsi :

Dans l’amitié utile et l’amitié agréable, on veut sans doute du bien à son ami, et à cet égard la raison d’amitié est sauvegardée. Mais ce bien de l’autre, on le veut en définitive pour son plaisir et son avantage propres. En conséquence, l’amitié utile et agréable, dans la mesure où elle penche vers l’amour de convoitise, ne réalise pas pleinement la véritable amitié.

Somme Théologique IIa-IIae, Question 26, Article 4.

Vous remarquerez que Thomas d’Aquin ne dit pas que les amitiés basées sur le plaisir et l’utilité sont mauvaises, pas plus que l’amour de convoitise en général est mauvais en soi. Il veut dire qu’elles ne sont pas des amitiés au sens le plus strict car dans ces cas l’ami n’est pas aimé pour lui-même.

Bien sûr, même quand nous aimons quelqu’un pour lui-même, nous prenons habituellement du plaisir dans cette amitié, nous désirons être en sa présence et ainsi de suite. Mais c’est le fait de vouloir le bien de l’autre qui est vraiment essentiel à l’amour. Thomas dit que “L’amour est appelé […] joie (ou) désir […] non par identité avec ces passions, mais en tant qu’il est leur cause.”1. En d’autres termes, le plaisir ou la joie qu’on retire d’une personne, et le désir qu’on a d’être avec elle ne constituent pas eux-mêmes l’amour, mais sont plutôt des effets de l’amour.

Un autre point important est qu’étant donné que l’amour est vouloir le bien de l’autre, il est essentiellement actif et en notre pouvoir, et non pas entièrement passif tout comme l’émotion est passive, même s’il a en nous (contrairement à Dieu) un aspect passif. Thomas écrit que :

L’appétit intellectuel appelé volonté nous met en mouvement par le moyen de l’appétit sensitif. Ainsi ce qui, immédiatement, fait se mouvoir le corps, en nous, c’est l’appétit sensitif. D’où il suit qu’un acte de l’appétit sensitif est toujours accompagné d’une modification corporelle […] C’est pour cela que les actes de l’appétit sensitif, en tant que liés à une altération corporelle, sont des “ passions ”, et non des actes de volonté. L’amour donc, et la joie ou délectation, quand il s’agit d’actes de l’appétit sensitif, sont des passions ; mais non pas s’il s’agit d’actes de l’appétit intellectuel.

Somme Théologique I, Question 20, Article 1.

Tandis qu’on associe habituellement à l’amour les émotions liées au plaisir, l’amour peut exister sans eux dans la mesure où l’on peut vouloir le bien de l’autre même si cette personne ne suscite en nous aucune réponse affective et agréable. C’est ce qui arrive quand par exemple nous suivons le commandement de Christ qui consiste à aimer nos ennemis. Christ ne nous demande pas d’éprouver des sentiments chaleureux vis-à-vis de quelqu’un qui nous cause du tort, ou même nécessairement de nous débarrasser des émotions négatives qu’il suscite en nous. Ces émotions négatives sont après tout parfaitement naturelles, et souvent impossibles à extirper. Christ est plutôt en train de dire que peu importe ce que nous ressentons, nous devrions vouloir le bien de l’ennemi — ce qui en passant pourrait inclure qu’il soit puni (étant donné que la punition est en général bonne pour l’offenseur), mais aussi toujours sa repentance.

Nous pouvons résumer ce que nous avons en quatre points : Premièrement, l’amour est avant tout une question de volonté plutôt que de passion. Deuxièmement, les émotions liées au plaisir ne font donc pas partie de son essence, même si elles l’accompagnent souvent. Troisièmement, l’amour consiste à vouloir ce qui est bon pour la personne qu’on aime. Quatrièmement, l’amour du prochain pour lui-même est prioritaire sur l’amour du prochain seulement pour le bénéfice qu’on en retire.

Tout ceci est plutôt classique et correspond à la sagesse du Moyen-Âge. Mais l’homme moderne a tendance à se tromper lourdement sur chacun de ces quatre points. Bien sûr, pas toujours et systématiquement, mais souvent à la fois en pratique et en théorie.

Peut-être que l’erreur à l’origine des autres consiste à confondre les désirs et les effets émotionnels ou secondaires de l’amour avec l’amour lui-même. C’est pourquoi l’homme moderne identifie quasiment toujours l’amour à une “émotion” d’une certaine sorte, et quand cette émotion a disparu, conclut que l’amour aussi s’en est allé. Inutile de préciser que cela arrive le plus souvent dans le cas du mariage, mais cela peut aussi se produire dans le cadre des amitiés ou des relations avec les frères et sœurs ou avec d’autres membres de la famille. C’est ainsi que les relations s’affaiblissent ou meurent avec les émotions.

Pour autant, les émotions de ce type dont il est question sont bien sûr naturelles et importantes, et il n’y a aucun sens à le nier et à minimiser cette importance. La nature place des émotions en nous pour aider notre volonté, et quelque chose cloche quand elles sont vouées à s’estomper de façon significative, quand elle ont complètement disparu ou sont devenues négatives. C’est peut-être au moins en partie en réaction excessive à une vision trop froide de l’amour conjugal que nos contemporains ont eu tendance à trop insister sur l’aspect affectif des choses.

Malgré tout, l’amour est principalement une question de volonté plutôt que d’émotion, ce qui implique que la mentalité d’aujourd’hui est tout simplement superficielle — elle est bien évidemment puérile, étant donné que c’est la particularité de l’enfance d’être animé plus par l’émotion que par la raison et la volonté, et une marque de maturité que d’inverser cette tendance.

En minimisant l’importance de la volonté et en exagérant celle des émotions liées au plaisir, il n’est pas étonnant que nos contemporains aient aussi tendance à exagérer celle de ce que Thomas appelle “l’amour de convoitise”, même jusqu’à renverser sa subordination à “l’amour d’amitié”. En effet, si l’on conçoit l’amour essentiellement comme le fait d’avoir certaines émotions plaisantes, la quête de l’amour se résumera essentiellement au fait de trouver quelqu’un qui suscitera en soi les émotions plaisantes en question, et montrer de l’amour aux autres se résumera essentiellement à susciter en eux les émotions plaisantes en question. Et dans la mesure où la quête de l’amour consiste à trouver quelqu’un de qui on pourra retirer un bénéfice de cette manière, l’amour se résume à une question d’épanouissement personnel.

Bien sûr, l’amour permet bien évidemment en partie de s’épanouir personnellement. Les époux s’épanouissent en étant de bons maris et de bonnes épouses, les parents en étant de bons parents, les amis en étant de bons amis. Mais un tel épanouissement personnel est un effet ou un sous-produit de l’amour plutôt que le but de l’amour. Quand l’épanouissement personnel devient le but, le bien-aimé n’est plus aimé pour lui-même, et la convoitise prend la première place : c’est le monde à l’envers.

C’est ainsi que nous nous retrouvons avec la “sentimentalisation”2 (ou Burt Bacharachization) de l’amour, au prisme de laquelle une communauté ou société “aimante” se résume à une société où sont répandues des émotions plaisantes d’une certaine sorte. Comme l’on pouvait s’y attendre, aimer ses ennemis semble désormais incompatible avec le fait de les punir. En effet, n’associe-t-on pas en général la volonté d’infliger une punition aux émotions négatives envers celui qu’on punit ? Et le fait d’infliger une punition ne cause t-il pas des émotions déplaisantes chez celui qu’on punit ?

Qui plus est, en ce qui concerne les questions touchant à la sexualité, si des émotions plaisantes romantiques ou affectives existent entre deux personnes, comment ne pourrait-on pas compter cela comme de “l’amour”, et donc quelque chose que n’importe quel chrétien devrait valoriser ? Et si désapprouver le comportement sexuel de gens cause en eux des émotions déplaisantes (par exemple, des sentiments de culpabilité, ou le désagrément qui va de pair avec le fait d’être jugé), comment pourrait-on ne pas considérer de telles désapprobations comme de la “haine” ?

Tout ceci est assez stupide, selon une analyse semblable à celle de Thomas d’après laquelle on peut associer des émotions déplaisantes à ce qui est bon (par exemple, le fait d’obtenir la punition qu’on mérite) et des émotions plaisantes à ce qui est mauvais (par exemple, des comportements sexuellement immoraux), et d’après laquelle l’amour est essentiellement une question de volonté et non pas d’avoir certaines émotions. Par conséquent, comme l’amour consiste essentiellement à vouloir ce qui est bon pour quelqu’un, il est tout à fait possible d’aimer quelqu’un tout en affirmant qu’un certain comportement qui lui procure des émotions plaisantes est mauvais (tout comme quand on désapprouve une relation adultère), ou tout en nourrissant des sentiments négatifs envers lui (comme quand on trouve convenable qu’un criminel reçoit ce qu’il mérite, même si l’on espère et prie sincèrement pour sa repentance).

Toutefois cela nous amène au dernier point sur lequel nos contemporains se trompent en ce qui concerne l’amour, qui est aussi le plus sérieux. A nouveau, l’amour consiste essentiellement à vouloir pour quelqu’un ce qui est bon pour lui. Mais nos contemporains nient souvent que la bien soit une caractéristique objective de la réalité. Ils préfèrent suivre des penseurs comme Hobbes et Hume, et situer la bien dans les évaluations subjectives de l’agent, des évaluations que nous avons tendance à projeter sur la réalité et que nous considérons donc à tort comme des caractéristiques objectives du monde. (Là encore, je ne prétends pas qu’il s’agisse de la position de tous nos contemporains ou qu’ils l’adoptent de façon cohérente, mais uniquement que c’est une façon de penser très courante dans le monde contemporain.)

Le subjectivisme moral et le relativisme moral ne sont pas la même chose, mais sont étroitement liés. D’une part, il est difficile d’être un relativiste moral sans être un subjectiviste à propos des valeurs morales. Par exemple, si X est bon par rapport à la culture A mais ne l’est pas par rapport à une autre culture B, il est alors difficile de voir comment la bonté de X pourrait être une caractéristique objective du monde. Car si c’était le cas, il semblerait alors que nous devrions dire que la culture B a tout simplement tort en ce qui concerne X, et c’est précisément ce que le relativiste moral refuse d’admettre. Par conséquent, il est compliqué de voir comment le relativisme moral peut se passer de défendre la position selon laquelle le bien moral n’existe que dans les évaluations subjectives des individus ou des groupes d’individus.

Il est aussi compliqué d’être un subjectivisme à propos des valeurs morales sans adhérer à une espèce de relativisme moral. En effet, les êtres humains sont souvent en désaccord à propos de leurs évaluations morales, et même s’ils étaient d’accord dessus, il pourrait toujours en principe y avoir des êtres humains avec des évaluations morales très différentes. De plus, si le subjectivisme moral a raison, il ne pourrait y avoir aucun critère objectif pour déterminer quels ensembles d’évaluations subjectives sont les “bons”. Il s’ensuit que si l’on adopte le subjectivisme moral, il est compliqué de voir comment on peut éviter la conclusion selon laquelle ce qui est moralement bon est relatif aux évaluations des individus et des groupes d’individus ou au mieux (s’il se trouve par un fait contingent que tous les individus qui existent vraiment soient d’accord dans leurs évaluations subjectives) relatif aux évaluations que tous les êtres humains sont venus à partager par un fait purement contingent.

Comme je l’ai défendu dans un article sur le relativisme, le relativisme moral est une espèce d’éliminativisme déguisé à propos de la moralité. En fin de compte, si le relativisme moral était vrai, il n’impliquerait pas de penser que le bien moral est une caractéristique réelle du monde, bien que relative aux cultures ou à d’autres choses semblables. Il n’y aurait plutôt tout simplement pas de bien moral tout court, mais seulement l’illusion d’un bien moral. Pour des raisons semblables à celles que je viens de donner, je dirai que la même vaut pour le subjectivisme moral. Si le subjectivisme moral était vrai, il impliquerait non pas que le bien moral est réelle, bien que quelque chose de subjectif, mais plutôt qu’il n’y a tout simplement pas de bien moral tout court, mais seulement l’illusion d’un bien moral.

Quand on prend en compte le subjectivisme à propos du bien, on peut voir que de nos jours, la sentimentalisation de l’amour est doublement assurée. A nouveau, aimer, c’est vouloir le bien de l’autre. Mais à la place de la volonté, l’homme moderne a tendance à insister sur les émotions plaisantes et les désirs. Et il a tendance à remplacer le bien par des sentiments subjectifs d’approbation qui peuvent varier d’un individu à un autre. Ajouter à cela l’égalitarisme radical à propos des émotions et des désirs vers lequel tendent les démocraties — comme l’a décrit Platon dans le Livre 8 de la République avec une si grande perspicacité — et l’on a tout ce qu’il faut pour défendre l’idée selon laquelle l’amour est à peu près tout ce que quiconque veut qu’il soit. Ce qui, en y réfléchissant, résume assez bien la jurisprudence du juge Kennedy (celui de la célèbre « douce énigme de la vie »).x

Mais voici la clé. S’il n’existe vraiment rien de tel que le bien, mais seulement son illusion, alors – étant donné qu’aimer signifie vouloir le bien – il ne peut non plus réellement exister rien de tel que l’amour, mais seulement son illusion. Le bien disparaît et seule la volonté subsiste. Ou plutôt, ce qui demeure, c’est une volonté guidée par des émotions et des désirs subjectifs, plutôt que par une quelconque norme objective. L’amant devient, en effet, cet homme qui déclare : « Je veux ceci, point final. » Ou, comme Woody Allen est connu pour l’avoir ainsi formulé, « le cœur veut ce qu’il veut. »

C’est ainsi qu’on passe de « vouloir le bien de l’autre » à « le cœur veut ce qu’il veut ». De Platon, Aristote et Thomas d’Aquin à Burt Bacharach, Anthony Kennedy et Woody Allen. Voilà l’histoire – pas exactement la gloire de – l’amour moderne.

Pour aller plus loin :

Love and sex roundup


Illustration : John Martin, La Destruction de Sodome et Gomorrhe, huile sur toile, 1852 (Angleterre, Laing Art Gallery).

  1. Somme Théologique Ia-IIae, Question 26, Article 1[]
  2. Traduction approximative de sentimentalization of love[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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