La métaphysique de l’amour romantique – Edward Feser
14 février 2025

Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser, publié le 14 février 2012. Il y répond à une accusation courante contre la vision classique ou aristotélico-thomiste de l’amour basée sur la loi naturelle : elle serait trop froide car elle réduirait « la morale sexuelle à une simple question d’anatomie » et à la procréation, et donc à quelque chose de purement animal. Feser montre que c’est faux car, selon la position traditionnelle, l’amour a aussi un aspect rationnel qui dépasse l’aspect purement corporel ou animal du fait que nous sommes des animaux rationnels, pour reprendre l’expression d’Aristote.


On reproche souvent à la théorie traditionnelle de la loi naturelle de réduire la morale sexuelle à une simple question d’anatomie, à l’emboîtement correct des parties du corps. Cette critique est injuste. Certes, puisque nous sommes des animaux d’un certain type, les fins naturelles de nos organes corporels définissent nécessairement en partie ce qui est bon pour nous. Mais comme nous sommes des animaux rationnels, nos biens corporels ont une importance supérieure car ils participent à nos facultés intellectuelles et volitives. L’homme étant une unité et non un fantôme enfermé dans une machine, ces biens, qu’ils soient rationnels ou corporels, demeurent inséparables. Même le fait de manger s’inscrit dans notre rationalité — nous cuisinons des plats à partir de la nourriture et un repas devient dans la plupart des cas, une rencontre sociale. Il en va de même pour le sexe : les fins que la nature lui assigne sont tout aussi rationnelles et propres à l’homme qu’elles sont corporelles et animales.

J’ai présenté et défendu ailleurs de manière plus approfondie l’approche traditionnelle de la loi naturelle en ce qui concerne la morale sexuelle aux pages 132 à 152 de La dernière superstition. Dans un article récent sur un autre sujet, j’ai eu l’occasion de présenter et de défendre « l’argument de la faculté pervertie » (the perverted faculty argument), qui constitue une partie importante — bien qu’incomplète — d’une analyse complète et traditionnelle du sexe basée sur la loi naturelle. Comme je l’ai soutenu, quoiqu’il soit d’autre, le sexe est essentiellement procréatif. Si les êtres humains ne se reproduisaient pas, ils auraient beau former des liens émotionnels étroits entre eux, peut-être même exclusifs, ils n’auraient malgré tout pas de sexe. En d’autres termes, ils ne seraient ni hommes ni femmes, par opposition à quelque chose d’asexué ou d’androgyne. (Il ne s’agit pas de dire que la procréation implique nécessairement qu’il y ait un sexe — en biologie, on retrouve bien la reproduction asexuée — mais plutôt que l’existence d’un sexe implique la procréation dans le sens où la procréation est en premier lieu la raison d’être même du sexe, même si le sexe n’aboutit pas toujours à la procréation et même si la procréation aurait pu se produire autrement.) Dans le cadre de la métaphysique aristotélicienne de l’essentialisme et de la téléologie immanente qui sous-tendent la théorie traditionnelle de la loi naturelle, ce fait est normatif. Le fait que certains êtres humains possèdent des traits corporels ou des dispositions psychologiques qui ne reflètent pas la finalité procréative du sexe ne vient pas affaiblir cette norme, pas plus que l’existence de chiens à trois pattes (à cause d’une blessure ou d’une anomalie génétique) ne réfute l’affirmation selon laquelle les chiens sont « censés » avoir quatre pattes par leur nature même.

Contrairement aux autres animaux capables de se reproduire sexuellement, nous savons la chose suivante nous concernant : nous savons qu’en tant qu’homme ou femme, chacun de nous est incomplet d’une certaine manière étonnante. Nous conceptualisons ce manque et idéalisons ce que nous pensons en être le remède. Il est important de noter que cela s’applique à la sexualité humaine autant dans ses manifestations les plus « brutes » et « animales » que dans ses formes plus raffinées. Les chiens ne se préoccupent pas de la taille des seins ou des organes génitaux. Pas plus qu’ils ne s’habillent soigneusement les uns les autres ni avec des bas de soie et un porte-jarretelles, ni d’ailleurs avec du cuir et ou des laisses. Ces derniers sont des ornements — parfois parfaitement innocents, parfois non — qui reflètent une attitude esthétique vis-à-vis de l’objet du désir, chose dont les animaux non rationnels sont incapables.

À l’instar des organes sexuels, notre psychologie sexuelle « se dirige » ou « s’oriente » vers une chose qui la dépasse, et en particulier vers la seule qui peut nous compléter conformément à notre nature. L’âme humaine dans son ensemble se tourne vers une autre âme — et pas seulement vers certains organes — comme son « complément », l’homme vers la femme et la femme vers l’homme. (À nouveau, le fait que certaines personnes n’éprouvent pas de désir pour le sexe opposé, voire aucun désir sexuel pour qui que ce soit, a aussi peu d’importance pour déterminer la finalité naturelle de nos facultés psychologiques que l’existence de pieds bots ne l’est pour comprendre ce que la nature a prévu pour les pieds.) C’est pourquoi la masturbation et la pornographie corrompent — elles prennent ce qui, par nature, ne peut s’accomplir qu’à travers une autre âme et le détournent vers soi-même, tout comme une flèche qui se retournerait vers l’archer.

C’est cette « orientation psychologique vers l’autre » qui rend la sexualité humaine particulièrement intéressante et étrange. Dans un billet précédent, j’ai eu l’occasion de parler de la distinction utile que C. S. Lewis propose de faire entre Vénus et Éros. Vénus correspond au désir sexuel, qu’on peut (même si cela ne devrait pas être le cas) éprouver envers un certain nombre de personnes et satisfaire avec elles. Éros renvoie au désir associé au fait d’être amoureux d’une personne qui est la seule capable de le satisfaire. De toute évidence, Vénus peut exister sans Éros, ce qui est très souvent le cas. Éros inclut généralement Vénus, mais il oriente Vénus spécifiquement vers l’objet du désir romantique et amplifie ce désir au point où l’on pourrait, si nécessaire, sacrifier Vénus et tout le reste pour le bien de l’être aimé. Le but de Vénus, c’est la libération sexuelle (sexual release) tandis celui d’Éros, c’est l’être aimé.

Le partisan de la théorie de la loi naturelle soutient que la finalité procréative du sexe — comprise au sens large pour y inclure l’éducation des enfants (et qui plus est, en cas normal, souvent de nombreux enfants), ce qui constitue un projet à long terme — met en évidence la nécessité d’un lien stable entre les parents, et donc du mariage. (Comme d’habitude, le fait qu’il existe de rares exceptions légitimes — par exemple, celle d’un couple stérile ou âgé — ne vient pas altérer ce qui constitue la norme, et donc le but du mariage en tant qu’institution.) Vénus à elle seule ne suffit guère à assurer cette stabilité. Elle nous pousse à rechercher un membre du sexe opposé, mais pas à rester avec celui ou celle que nous avons trouvé(e). C’est pour cela que nous avons besoin d’Éros.

J’ai donc tendance à penser que Vénus et Éros, considérés du point de vue de leur fonction naturelle, ne correspondent pas à des facultés distinctes, mais plutôt à des extrémités opposées d’un continuum. Éros représente la perfection de Vénus. La simple Vénus n’est qu’une forme déficiente d’Éros. C’est ce que l’expérience humaine semble confirmer dans la mesure où rares sont les Don Juan qui ne désirent pas au bout d’un moment quelque chose de plus consistant et les amoureux érotiques prêts à renoncer totalement à Vénus. On peut illustrer ce propos à l’aide de deux anecdotes (je ne prétends pas qu’elles puissent par elles-mêmes prouver quoi que ce soit, mais simplement qu’elles illustrent le point en question). Considérons d’abord l’échange suivant que Dustin Hoffman rapporte avoir eu avec son partenaire (et séducteur notoire) Warren Beatty lors du tournage du film Ishtar.

Malgré ses difficultés grandissantes avec [la réalisatrice Elaine] May, Beatty ne s’est jamais plaint d’elle — sauf à une reprise. Il se trouvait alors dans le désert avec Hoffman et environ 150 figurants. Il emmena son partenaire à l’écart pour se confier. « Warren soulignait combien il était pénible de tourner ce film avec Elaine, » raconte Hoffman. « Il disait : “J’avais prévu d’offrir ce cadeau à Elaine, et c’est l’inverse qui s’est produit. J’ai essayé ci, j’ai essayé ça…” Il était si passionné, mais en plein milieu, c’était comme s’il avait des yeux dans le dos à cause d’une fille qui passait, peut-être à cinquante mètres, habillée d’une djellaba. Il se retourna et se figea, la regardant. Je veux dire, c’est ce qui se passa quand il était en train de produire et que tout partait à la dérive. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher. »

Finalement, Beatty se retourna vers Hoffman et demanda : « Où en étais-je ?

–  Warren, laisse-moi te poser une question,  lui dit Hoffman. Ici, tout le tournage de ce film va de travers, alors que tu avais tout prévu pour que ce soit une expérience idéale pour Elaine, et voilà une fille dont tu ne peux même pas voir le quart du visage à cause de la djellaba – comment tu expliques ça ? 

– Je ne sais pas. 

–  Laisse-moi te poser une autre question. Y a-t-il en théorie une femme sur cette planète avec laquelle tu ne ferais pas l’amour ? Si tu en avais la possibilité ? 

– C’est une question intéressante : y a-t-il une femme sur cette planète – » Beatty fit une pause et leva les yeux vers le ciel : « – avec laquelle je ne ferais pas l’amour ? Aucune femme ? »

Hoffman poursuivit : « Il répétait la question, parce qu’il la prenait très au sérieux. Ce problème avec la production passait maintenant au second plan, c’était comme s’il se trouvait dans l’émission de Charlie Rose. 

– Oui, y a t-il n’importe quelle femme, » insista Hoffman.

– Avec laquelle je ne … ?  répéta Beatty. Non, il n’y en a pas. 

– Théoriquement, tu ferais l’amour avec n’importe quelle femme ? 

– Oui. 

– Tu es sérieux. 

– Oui. 

– Pourquoi ? 

– Pourquoi ?  »

Hoffman : « Il réfléchissait. Il cherchait les bons mots. “Parce que… on ne sait jamais.” J’ai pensé que c’était la chose la plus romantique que j’aie jamais entendue de la part d’un homme, parce qu’il parlait d’âmes qui s’unissent. Il ne parlait pas de la couverture du livre. »

Fin de la citation. Il semble que Beatty voyait dans son habitude d’être un coureur de jupons, au moins en partie, une quête d’une chose qui y mettrait enfin un terme – la femme idéale, un « esprit » particulier caché derrière l’une des nombreuses « couvertures » qu’il se plaisait à ouvrir dans sa quête. (Apparemment, cette femme était Annette Bening.)

Une autre anecdote, cette fois à l’opposé du continuum, rapportée dans About Love, le livre du philosophe Robert Solomon :

Une religieuse qui avait suivi l’un de mes cours m’a avoué qu’elle était amoureuse du prêtre pour lequel elle travaillait, et lui d’elle. Ils ont maintenu leur chasteté et ont manifestement mis en avant les aspects spirituels et personnels de leur amour. « Mais pourquoi, m’a-t-elle demandé avec une sorte de désespoir, semble-t-il que la seule expression adéquate de notre amour doive être physique ? » (pp. 137-138)

Cela illustre que même chez ceux qui se sont engagés au célibat, l’amour érotique quand il frappe quelqu’un – inutile de préciser que quelqu’un ayant fait vœu de célibat ne devrait pas le chercher – semble incomplet sans Vénus. Encore une fois, il vaut mieux parler ici de continuum plutôt que deux pulsions distinctes. Ce continuum se trouve au plus profond de la nature humaine elle-même, le sexe – le fait d’être un homme ou une femme – faisant partie intégrante de ce que nous sommes par nature. Pour reprendre les termes de la théologie morale catholique, la fin procréative du sexe a été inextricablement liée par nature chez les animaux rationnels à une fin unitive. L’être humain ordinaire n’est pas entièrement épanoui sans réaliser ces deux finalités.

À moins que par la grâce il ne le sacrifie pour un but encore plus noble, une fin surnaturelle (« surnaturelle » dans son sens théologique — ce qui ajoute quelque chose à notre nature — ce dont j’ai déjà eu l’occasion de discuter dans cet article récent et dans celui-ci). C’est ce qu’implique la vie d’un prêtre ou d’un religieux1. Ceux qui ont fait vœu de célibat ne le font pas parce que le sexe, l’amour et le mariage seraient mauvais, mais parce que, bien ce soient de très bonnes choses, il existe quelque chose d’encore meilleur, à laquelle ils ont été appelés et qui exige leur dévouement exclusif.

Tout ceci nous amène à la question suivante : si le sexe fait partie de notre nature, que lui arrivera-t-il à la résurrection, quand nous récupèrerons nos corps ? Thomas d’Aquin traite cette question en détail dans certaines dernières sections du quatrième livre de sa Somme contre les Gentils. D’une part, Thomas d’Aquin soutient qu’il est nécessaire pour l’intégrité de notre corps que nous récupérions nos organes, y compris nos organes digestifs et sexuels. Ainsi, nous resterons hommes et femmes pour toujours. En ce sens, le sexe existera éternellement. Mais qu’en est-il des relations sexuelles ? Thomas d’Aquin affirme qu’il n’y en aura pas pour la même raison que nous ne mangerons pas dans l’au-delà. À ce moment-là, contrairement à maintenant, Dieu nous préservera à jamais de la corruption. Il s’ensuit donc que tout ce qui sert à préserver le corps (la nourriture) ou à préserver l’espèce (les relations sexuelles) ne sera plus nécessaire.

Mais si nous restons éternellement hommes et femmes, et de ce fait par nature individuellement incomplets et orientés au-delà de nous-mêmes — c’est-à-dire érotiques — comment cela peut-il se faire ? Selon moi, la réponse se trouve dans l’ordre surnaturel plutôt que dans l’ordre naturel — tout en gardant à l’esprit que le surnaturel n’anéantit pas le naturel, mais l’élève. Notre pulsion érotique n’est pas une chose qu’il faudrait extirper, comme si elle était basse et purement animale car ce n’est absolument pas le cas. Elle doit au contraire être sublimée, orientée vers un objet surnaturel encore plus noble, un antitype dont les amants humains ne sont que des types (ou préfigurations). C’est vraisemblablement ce que suggère en partie l’imagerie biblique de l’Église dépeinte comme Épouse de Christ, des noces de l’Agneau et des vierges courant à la rencontre de l’Époux. Comme je l’ai noté dans un article sur Sueurs froides, un film d’Hitchcock, Éros qui au cours de cette vie aspire au bonheur éternel, conduit trop souvent à l’idolâtrie et au désespoir. Dans l’au-delà, Eros sera comblé au-delà de ses rêves les plus fous — en voyant Dieu face à face, et aussi en voyant le reflet divin en chacun d’entre nous, plus clairement que jamais auparavant. Et peut-être en voyant ce reflet d’une manière particulière chez ceux que nous avons aimés au cours de cette vie.

Mais un article publié le jour de la Saint-Valentin ne devrait pas être aussi pesant et prétentieux. Par conséquent, alors que vous vous blottissez sur le canapé avec votre bien-aimé(e) pour lire ensemble le blog de Feser, voici quelques morceaux de musique que j’ai choisis pour accompagner cette ambiance romantique. Du sublime jusqu’au ridicule :

Richard Wagner, Prelude to Tristan und Isolde

Duke Ellington, “Where or When”

Frank Sinatra, “I’ve Got You Under My Skin”

Stevie Wonder, “My Cherie Amour”

Boz Scaggs, “Miss Sun”

Greg Phillinganes, “Lazy Nina”

Pretenders, “Talk of the Town”

Vangelis, “Love theme from Blade Runner

Jamiroquai, “Falling”

Bryan Ferry, “Slave to Love”

Artie Shaw Orchestra with Helen Forrest, “All the Things You Are”

Soundscape UK, “You Make It Heaven”

Spandau Ballet, “True”

Kate Bush, “Wuthering Heights”

Yello, “I Love You”

(Je dédie ce post et ces chansons à ma femme. Je t’aime, Rachel.)


Illustration : Paul Véronèse, Les Noces de Cana, huile sur toile, 1563 (France, Musée du Louvre).

  1. En tant que protestants, nous contestons bien sûr cela, et les pasteurs peuvent se marier (c’est même encouragé dans la plupart des cas). Mais l’explication de Feser reste correcte si on remplace les prêtres ou religieux par des personnes quelconques (qu’elles soient pasteurs ou laïques) qui font le choix de rester dans le célibat pour servir Dieu davantage.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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