Sola fide dans l’épître à Diognète
15 février 2025

Récemment, j’ai annoncé débuter un survol de la littérature patristique sur la question de la justification par la foi, sans viser à être exhaustif mais en relevant ce que je considère être les meilleurs candidats parmi les précédents antiques à la doctrine de la justification par la foi seule (sola fide). Nous avons déjà proposé un état des lieux de la question dans le monde académique ainsi qu’une analyse de Clément de Rome à ce sujet.

Si l’on suit un ordre chronologique, le prochain texte pertinent dans la littérature patristique est probablement l’épître à Diognète. Il est vrai que le célèbre martyr Polycarpe de Smyrne, dans l’une de ses lettres, écrit ce qui suit :

Et je me réjouis de ce que la racine vigoureuse de votre foi, dont on parle depuis les temps anciens, subsiste jusqu’à maintenant et porte des fruits en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a accepté pour nos péchés d’aller au-devant de la mort, que Dieu a ressuscité, le délivrant des douleurs de l’enfer ; sans le voir, vous croyez en lui, avec une joie ineffable et glorieuse à laquelle beaucoup désirent parvenir, sachant que c’est par grâce que vous êtes sauvés, non par des œuvres, mais par la volonté de Dieu par Jésus-Christ.

Polycarpe, Aux Smyriens 1.

Il s’agit de la première citation d’Éphésiens 2,8 en notre possession, mais Polycarpe colle de près aux paroles de Paul, ne permettant pas d’évaluer précisément en quel sens il les entendait1. Je ne retiens donc pas ce texte pour une analyse plus poussée. Il reste intéressant à mentionner pour signaler que les épîtres des Paul étaient invoquées dès cette époque, y compris sur les questions sotériologiques2.

Le doux échange

Nous n’aborderons pas ici les questions autour de l’identité de l’auteur et de la date précise de l’épître, ce sera l’occasion d’une vidéo à venir sur notre chaîne. C’est dans la section qui suit que l’auteur aborde la justification, section qui est selon Brandon Crowe le sommet de cette épître3 :

Lors donc que notre malice fut montée à son comble, qu’il fut démontré que nous n’étions dignes que de châtiment, et que nous n’avions plus que la mort en perspective, arriva le temps que Dieu avait marqué pour signaler tout à la fois sa bonté et sa puissance, et montrer que son immense amour pour l’homme ne laissait aucune place à la haine ; qu’il était loin de nous avoir rejetés ; qu’ils ne se souvenait plus de nos iniquités ; qu’il les avait souffertes et supportées avec patience, alors qu’a-t-il fait ? Il a pris sur lui nos péchés (αὐτὸς τὰς ἡμετέρας ἁμαρτίας ἀνεδέξατο); il a fait de son propre Fils le prix de notre rançon, substituant le saint, le juste, l’innocent, l’incorruptible, l’immortel, à la place de l’homme pécheur, inique, pervers, sujet à la corruption, dévoué à la mort(αὐτὸς τὸν ἴδιον υἱὸν ἀπέδοτο λύτρον ὑπὲρ ἡμῶν τὸν ἅγιον ὑπὲρ ἀνόμων τὸν ἄκακον ὑπὲρ τῶν κακῶν τὸν δίκαιον ὑπὲρ τῶν ἀδίκων τὸν ἄφθαρτον ὑπὲρ τῶν φθαρτῶν τὸν ἀθάνατον ὑπὲρ τῶν θνητῶν). Qui pouvait couvrir nos crimes, sinon sa justice ? (τί γὰρ ἄλλο τὰς ἁμαρτίας ἡμῶν ἠδυνήθη καλύψαι ἤ ἐκείνου δικαιοσύνη) Par quel autre que par le Fils de Dieu, l’homme injuste pouvait-il être justifié (ἐν τίνι δικαιωθῆναι δυνατὸν τοὺς ἀνόμους ἡμᾶς καὶ ἀσεβεῖς ἤ ἐν μόνῳ τῷ υἱῷ τοῦ θεοῦ)? O doux échange ! O artifice impénétrable de la sagesse divine ! O bienfait qui surpasse toute attente ! L’iniquité de tous est ensevelie dans la justice d’un seul, et la justice d’un seul fait que tous sont justifiés ! (ὤ τῆς γλυκείας ἀνταλλαγῆς ὤ τῆς ἀνεξιχνιάστου δημιουργίας ὤ τῶν ἀπροσδοκήτων εὐεργεσιῶν ἵνα ἀνομία μὲν πολλῶν ἐν δικαίῳ ἑνὶ κρυβῇ δικαιοσύνη δὲ ἑνὸς πολλοὺς ἀνόμους δικαιώσῃ)

À Diognète, 9.2-5

Cet extrait est intéressant dans la mesure où il articule de manière plus détaillée certains éléments objectifs de la justification. Il se situe dans un développement qui vise à expliquer pourquoi Dieu a retardé l’envoi de son Fils. L’une des raisons de ce retard, c’était de démontrer l’indignité de l’humanité avant que la grâce de Dieu ne paraisse :

Dieu avait donc déjà tout disposé en lui-même avec son Enfant, mais jusqu’à ces derniers temps, il a souffert que nous nous laissions emporter à notre gré par des mouvements désordonnés, séduits par les voluptés et les passions, nullement parce qu’il éprouvait un malin plaisir à nous voir pécher ; seulement il tolérait, non qu’il l’approuvât, ce règne de l’iniquité. Bien au contraire, il préparait le règne actuel de la justice, afin que, ayant bien prouvé, dans cette première phase, que nos propres oeuvres nous rendaient indignes de la vie, nous en devenions maintenant dignes par l’effet de la bonté divine.

[…]

Il a d’abord, au cours du temps passé, convaincu notre nature de son impuissance à obtenir la vie ; maintenant il nous a montré le Sauveur qui a la puissance de sauver même ce qui ne pouvait l’être.

À Diognète, 9.1, 6

La justification se comprend sur l’arrière-plan de notre indignité, de notre culpabilité et de la mort que nous méritions. Le langage comporte des éléments forensiques et il est question d’une substitution pénale : un juste subit en effet une peine en lieu et place des injustes qu’il justifie. Cette substitution est à double sens : l’injuste reçoit la justice et le juste reçoit la peine méritée par l’injustice. Brian J. Arnold offre une étude détaillée de la substitution pénale chez Diognète et conclut

Quelle que soit la compréhension que l’on ait sur la théologie du Nouveau Testament relativement à l’expiation, il est difficile de nier que l’auteur croyait en une substitution pénale4.

Cet extrait ne précise pas le rôle de la foi dans l’appropriation de la justice. L’emphase sur le démérite de nos actions rend toutefois plausible une lecture de cet extrait s’accordant avec Clément de Rome quant à l’exclusion des œuvres de piété de cette justification.

Par ailleurs, comme le note Arnold5, on ferait erreur en limitant notre étude aux simples usages des termes autour de la justification. Un auteur peut très bien mentionner la justification par d’autres termes. C’est ce que l’épître fait, lorsqu’elle utilise les termes « être considérés comme dignes » (ἀξιόω et ἀξιωθῶμεν) qui ont dans leur contexte une connotation forensique évidente. L’ensevelissement des péchés dans la justice ne décrit vraisemblablement pas non plus un processus transformatif. L’accès à la connaissance de Dieu culmine dans la vision de Dieu, qui est une métonymie de la vie éternelle selon Arnold6. Or, c’est la foi seule qu’il donne comme moyen pour parvenir à cette vision :

Il s’est révélé par la foi, qui est le seul moyen par lequel on puisse voir Dieu (ἐπέδειξε δὲ διὰ πίστεως ᾗ μόνῃ θεὸν ἰδεῖν συγκεχώρηται).

À Diognète, 8.6

Ainsi, Michael Bird conclut quant à cette section :

[L’épître] s’étend poétiquement sur le thème paulinien de la justification de l’impie et multiplie les illustrations pour démontrer la nature forensique et christocentrique de la justification7.

Cela fait de cette section un témoignage ancien d’une justification forensique et gracieuse.


Illustration en couverture : Thomas Cole, Le pélerin de la croix à la fin de son voyage, Smithsonian American Art Museum.

  1. À propos de cet extrait, voir George Stanley Faber, The primitive doctrine of justification, 1837, page 87-88.[]
  2. Car, en effet, cela fait partie des questions débattues dans le monde académique.[]
  3. Crowe, Brandon D. « Oh Sweet Exchange! The Soteriological Significance of the Incarnation in the Epistle to Diognetus. » Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft, De Gruyter, 29 août 2011.[]
  4. Arnold, Brian J. Justification in the Second Century. Waco : Baylor University Press, rééd., 1 août 2018, page 97.[]
  5. Arnold, Brian J. Justification in the Second Century. Waco : Baylor University Press, rééd., 1 août 2018, page 100.[]
  6. Arnold, Brian J. Justification in the Second Century. Waco : Baylor University Press, rééd., 1 août 2018, page 100 ; une argumentation plus complète serait souhaitable sur ce point.[]
  7. Bird, Michael F. « The Reception of Paul in the Epistle to Diognetus. » Paul and the Second Century, éd. Michael F. Bird et J. R. Dodson, 70-90. Londres : Bloomsbury, 2011, page 87.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs quatre enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *