Je partage ici un extrait de L’Alciphron ou le Pense-menu1 de George Berkeley, un prêtre anglican irlandais très connu pour son immatérialisme (théorie selon laquelle la matière n’existe pas : tout n’est que pensée ou esprit, en particulier les créatures sont des pensées de Dieu2).
C’est un livre de dialogue socratique de Berkeley pas très connu mais très agréable à lire où il répond aux arguments des athées anglais de son époque qu’on appelait les libre-penseurs. Il propose de renommer les pense-menu car ils réduisent et rendent tout petit (”menu”) les pensées des hommes courantes en ne gardant que le matérialisme après avoir coupé la croyance en Dieu, à la religion, à la morale. Ici Berkeley contrairement à ses autres ouvrages (Dialogues entre Hylias et Philopon et Principes de la connaissance) a une opinion bien plus respectueuse des Anciens (surtout de l’Antiquité : Platon, Aristote) qu’il cite souvent dans la bouche des protagonistes chrétiens.
Dans cet extrait, Euphranor (protagoniste chrétien) répond à l’objection d’Alciphron (athée représentant les sceptiques) basée sur le problème du pluralisme religieux selon laquelle il n’y a pas de religion ou de position sur Dieu qui soit vraie étant donné qu’il en existe une multitude qui se contredisent les uns les autres. Euphranor lui répond en disant que sur tout tas de sujet autres que Dieu et la religion, on a aussi une diversité d’opinions parmi les gens, mais on sait pour autant qu’il n’y en a qu’une qui est vraie (par exemple sur des connaissances de la vie courante, des connaissances scientifiques, etc.). C’est un texte intéressant car historique alors que le problème du pluralisme religieux a le vent en poupe dans l’arsenal des arguments des philosophes athées ou agnostiques contre les religions.
Alciphron : Dites-moi, Euphranor, si la vérité est seule et unique, uniforme et invariable; et auquel cas, si les nombreuses conceptions différentes et inconciliables que les hommes se font de Dieu ne prouvent pas qu’il n’y a pas de vérité en elles ?
Euphranor : Que la vérité soit permanente, uniforme, je le reconnais volontiers, et qu’en conséquence des opinions incompatibles ne puissent être vraies, mais je pense qu’il ne s’ensuit pas qu’elles soient toutes également fausses3. Si, parmi les diverses opinions sur une même chose, il s’en trouve une qui repose sur des raisons claires et évidentes, c’est celle-là qu’il faut juger vraie; et les autres seulement dans la mesure où elles s’accommodent avec elle. La Raison est toujours la même, et, correctement appliquée, elle conduira toujours aux mêmes conclusions, en tous temps et en tous lieux. C’est elle qui, voici mille ans, amena Socrate à cette même notion d’un Dieu qu’ont les philosophes de notre temps, si toutefois vous accordez ce nom à ceux qui ne sont pas athées. Et la remarque de Confucius qu’il faut se garder de la luxure dans la jeunesse, de l’esprit de faction dans l’âge mûr, et de l’avarice dans la vieillesse, est une maxime aussi courante en Europe qu’en Chine.
Alciphron : Il n’en reste pas moins qu’il serait satisfaisant que tous les hommes pensent de même, les divergences d’opinions impliquant l’incertitude.
Euphranor : Dites-moi, Alciphron, quelle est, selon vous, la cause d’une éclipse de lune ?
Alciphron : L’ombre de la terre s’interposant entre le soleil et la lune.
Euphranor : En êtes-vous sûr ?
Alciphron : Sans aucun doute.
Euphranor : Tous les hommes sont-ils d’accord sur vette vérité ?
Alciphron : En aucune façon. Les peuples ignorants et barbares assignent à ce phénomène des causes différentes et ridicules.
Euphranor : Il y a donc, semble-t-il, différentes opinions touchant la nature d’une éclipse.
Alciphron : Certes.
Euphranor : Et néanmoins une seule de ces opinions est vraie.
Alciphron : Oui.
Euphranor : La diversité des opinions sur une chose n’empêche pas que la chose existe et que l’une des opinions soit vraie.
Alciphron : Je le reconnais.
Euphranor : Il semble donc que votre argument contre la croyance en un Dieu, tiré de la variété des opinions ur sa nature, ne soit pas concluante. Je ne vois pas non plus comment vous sauriez conclure contre la vérité d’aucune doctrine morale ou religieuse, de la variété des opinions humaines sur ce même sujet. Ne pourrait-on aussi bien alléguer qu’aucun récit historique d’un événement ne peut être vrai quand on en donne des versions différentes ?4 Ou bien ne pouvons-nous aussi bien inférer de ce que les différentes sectes philosophiques soutiennent différentes opinions, qu’aucune d’elles ne peut avoir raison, pas même les pense-menu ?
Pendant cette conversation, Lysiclès semblait niai à l’aise, comme un homme qui souhaiterait dans son cœur qu’il n’y eût pas de Dieu. « Il me semble, Alciphron, dit-il, que vous demeurez bien docile pendant qu’Euphranor sape les fondements de notre doctrine.
Référence : George Berkeley, L’Alciphron ou le Pense-menu, Dialogue IV, éd. Aubier Editions Montaigne (Introduction, traduction et notes par Jean Pucelle), 1952, pp. 94-95.
Illustration : Lawrence W. Ladd, La Création, aquarelle, 1880.




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