Les scolastiques contre le racisme — Edward Feser
16 avril 2025

Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser, où il présente des arguments de philosophes scolastiques (du Moyen Âge) contre le racisme et prouve ainsi que les chrétiens étaient contre le mauvais traitement que les Espagnols réservaient aux Amérindiens lors de la colonisation de l’Amérique.


En condamnant le racisme (ou « les préjugés racistes » pour reprendre l’expression qu’il utilise), le pape Paul VI a affirmé que :

Les membres de l’humanité partagent la même nature et, par conséquent, la même dignité avec les mêmes droits et devoirs fondamentaux, comme la même destinée surnaturelle. Au sein d’une commune patrie, tous doivent être égaux devant la loi, trouver un accès égal à la vie économique, culturelle, civique ou sociale et bénéficier d’une équitable répartition de la richesse nationale. (Octogesima Adveniens, 16).

Ces propos présupposent une définition pratique du racisme qui soit au plus près de la négation de ce que le pape affirme ici. En d’autres mots, le racisme, c’est la thèse selon laquelle toutes les races n’ont pas les mêmes droits et devoirs et/ou la même destinée surnaturelle. Cela reviendrait à dire que toutes les races ne devraient pas être égales devant la loi, ni avoir également accès à la vie économique, culturelle, civique ou sociale et bénéficier d’une équitable répartition de la richesse nationale. Il ne peut pas y avoir de formes de racisme plus manifestes que les institutions de l’esclavage et de la ségrégation telles qu’elles existaient auparavant aux États-Unis. Que le racisme soit faux et mauvais, et de ce fait, ces institutions aussi, c’est la conséquence logique de la pensée traditionnelle des scolastiques à propos de la nature humaine et de la loi naturelle. Francisco de Vitoria (v. 1486-1546) et Bartolomé de Las Casas (1474-1566) sont probablement les exemples les plus connus de penseurs scolastiques qui ont défendu cela.

L’argument de Vitoria

Ces penseurs écrivaient à une époque où les Espagnols étaient en train de coloniser l’Amérique et étaient troublés par la dureté avec laquelle ces derniers traitaient les populations amérindiennes. Commençons notre étude par Vitoria qui a beaucoup contribué à développer la doctrine scolastique des droits naturels fondés dans la compréhension thomiste de la loi naturelle. Il l’a élaborée dans un contexte où il défendait de réserver un meilleur sort aux Indiens.

L’idée du droit dans son sens moderne renvoie à une sorte de capacité morale agir de certaines façons. Par exemple, si j’ai un droit sur ma voiture, cela implique que j’ai la liberté morale de la conduire ou non, de changer sa couleur ou de garder l’ancienne, de la vendre ou de la louer, et ainsi de suite. D’autres n’ont pas de droit sur la voiture étant donné qu’ils n’ont pas liberté de faire ces choses. La loi morale me permet d’agir de ces manières, mais ne le permet pas aux autres.

C’est dans ce sens que les théoriciens des droits font référence à ces droits comme des droits subjectifs parce qu’ils sont inhérents au sujet individuel ou à l’agent moral tout comme sa taille ou son poids lui est inhérent. L’idée des droits subjectifs s’oppose à celle des droits objectifs qui portent essentiellement sur l’objet ou le but que la justice vise à accomplir. Par exemple, une société au sein de laquelle les gens n’assassinent pas et ne volent pas les autres est une société où le droit objectif, est au moins dans cette mesure, accompli.

Même si l’on peut retrouver l’idée du droit objectif chez un philosophe médiéval comme Thomas d’Aquin, ce n’est pas le cas de celle des droits subjectifs, ou du moins elle ne s’y trouve pas explicitement. Des spécialistes comme Brian Tierney ont soutenu (je vous renvoie au livre de Tierney, The Idea of Natural Rights) que cette notion a commencé à évoluer au sein du droit canon médiéval, suite à quoi, des auteurs scolastiques plus tardifs comme Vitoria l’ont essentiellement greffée à la compréhension thomiste de la loi naturelle.

L’idée fondamentale est la suivante. Ce qui distingue les êtres humains des animaux non humains et du reste du monde naturel, c’est notre rationalité et le libre arbitre qui en découle. Cela permet aux êtres humains d’être maîtres de leurs propres actions, ce dont les autres créatures sont incapables. Et c’est bien sûr la raison pour laquelle nous sommes sujets à une loi naturelle qui nous dicte comment nous censés utiliser notre liberté. Pour l’instant, nous n’avons fait que donner ce qu’enseigne traditionnellement le thomisme. Mais l’argument scolastique en faveur des droits naturels (dans le sens des droits subjectifs) est le suivant : si j’ai l’obligation d’agir d’une certaine façon sous la loi naturelle, alors il s’ensuit que je devrais avoir un droit au sens d’une capacité ou d’une liberté d’agir de cette façon. Je devrais être capable d’exiger de la part des autres qu’ils n’interfèrent pas avec mes actions sous le rapport en question.

Certains penseurs scolastiques ont développé sur cette base une théorie du droit naturel à la propriété. Leur idée consiste à dire que la propriété est nécessaire pour permettre à nos capacités d’avoir une quelconque influence sur le monde d’une façon qui nous permette de faire des choses comme subvenir à nos besoins et à ceux de nos familles, choses que nous sommes obligés de faire en vertu de la loi naturelle. Par conséquent, si la loi naturelle nous ordonne de faire des choses qui présupposent la propriété privée, il s’ensuit que nous devons avoir les droits naturels de ne pas être tués et de ne pas être privés de notre liberté (si du moins nous ne les perdons pas en commettant un crime) étant donné que ces droits sont des prérequis pour agir de quelque manière que ce soit. (Il y a tout naturellement toutes sortes de détails en ce qui concerne l’institution de la propriété privée, son étendue et ses limites que cet argument ne prend pas en compte. J’essaye juste ici de faire comprendre le point essentiel. J’en dis plus à propos de ces sujets dans des articles tels que « Freedom in the Scholastic Tradition » and « Classical Natural Law Theory, Property Rights, and Taxation ».

Revenons-en à la critique de Vitoria vis-à-vis des traitements brutaux infligés aux Amérindiens, un argument basé sur les droits naturels que les Indiens partagent avec tous les autres êtres humains. (Je vous renvoie au chapitre XI du livre de Tierney pour un résumé utile de la position de Vitoria). Vitoria passe en revue quatre raisons que certains de son époque utilisaient ou pouvaient utiliser pour prétendre que les Indiens ne jouissent d’aucun de ces droits : parce qu’ils sont pécheurs ou parce qu’il sont infidèles ou parce qu’ils sont dépourvus de rationalité ou parce qu’ils ne sont pas suffisamment intelligents. Vitoria écarte chacun de ces arguments

Premièrement, il fait remarquer que les droits naturels se fondent sur la nature humaine et que les pécheurs et les fidèles ont la même nature humaine que tout le monde. D’où il s’ensuit qu’ils ont les mêmes droits fondamentaux que tout le monde (comme le droit de ne pas être assassiné, le droit de ne pas être volé et ainsi de suite). Par conséquent, il n’est aucunement justifié de faire dépendre les droits naturels des Amérindiens du fait qu’ils sont pécheurs ou non croyants, et donc de les traiter comme s’ils en étaient dépourvus.

En ce qui concerne l’affirmation selon laquelle les Amérindiens seraient dépourvus de rationalité, Vitoria a souligné qu’elle était évidemment fausse étant donné qu’ils avaient des coutumes et des institutions que seuls des créatures douées de raison possèdent (des lois, l’institution du mariage, des villes, etc.). Il soutient également qu’il serait vain de suggérer qu’ils possèdent la rationalité seulement de façon potentielle et non pas de façon actuelle car (comme le dit le vieil adage aristotélicien) la nature ne fait rien en vain.

Ce qu’il cherche à dire, c’est qu’il est absurde de supposer qu’une population humaine aussi grande et actuelle (traduction approximative de ongoing) possède la rationalité seulement en puissance et non pas en acte. En effet, dans ce cas, leur possession de la rationalité ne leur serait d’aucune utilité, ce qui va à l’encontre de la maxime aristotélicienne. Si une population possède le pouvoir de la rationalité, il s‘ensuit qu’au fil du temps, ce pouvoir va inévitablement s’actualiser au sein de la population.

Pour répondre à ceux qui prétendent que les Indiens ne sont pas suffisamment intelligents, Vitoria dit que même si les enfants et les malades mentaux sont dépourvus d’intelligence contrairement à d’autres, ils ne sont pas dépourvus de droits naturels car ils possèdent la même nature humaine que tous les autres. Par conséquent, il en conclut qu’on ne peut refuser aux Amérindiens les mêmes droits qu’aux Espagnols parce que premiers seraient dépourvus de la même acuité intellectuelle que les derniers.

Vitoria défend aussi que le fameux argument d’Aristote d’après lequel certaines personnes ne sont naturellement faites que pour servir les autres ne peut justifier en rien l’esclavage.

L’argument de Las Casas

Las Casas était encore plus minutieux et passionné dans sa défense des droits et de la dignité égale des Amérindiens. Il s’est fermement opposé à tous ceux qui suggéraient que les Indiens étaient moralement ou intellectuellement inférieurs aux Espagnols. Il a de plus mis un accent particulier sur le droit à la liberté individuelle et le gouvernement par consentement. Il faut solliciter les autres créatures rationnelles au moyen d’arguments rationnels plutôt que par la force. Il a également souligné la fraternité des hommes en invoquant au bien le christianisme que la loi naturelle en écrivant :

Tous les peuples du monde sont des hommes et il n’y a qu’une seule et même définition qui s’applique à chaque homme sans exception, elle dit qu’ils sont rationnels… Ainsi, toutes les races de l’humanité sont un. (Cité par Tierney à la p. 273)

Las Casas a développé un argument particulièrement important contre ceux qui soutiennent qu’on peut appuyer la thèse d’Aristote selon laquelle certains peuples sont naturellement faits pour servir les autres pour justifier l’esclavage fondé sur la race. Premièrement, il a relevé quelques problèmes avec ceux qui prétendent (nombreux à son époque) que certains peuples étaient des races « barbares ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Au sens premier du terme, les peuples « barbares » étaient ceux dont la langue était étrange, mais dans ce sens trivial, tous les peuples sont « barbares » pour ceux qui parlent une langue différente. Dans un autre sens, un peuple « barbare » était un peuple tout particulièrement cruel, mais Las Casas souligne que dans ce sens, on pourrait dire que les Espagnols sont barbares étant donné la manière dont ils traitaient les Indiens. Pourtant, dans un autre sens, les « barbares » faisaient référence aux peuples non chrétiens. Mais les Grecs et les Romains païens étaient non chrétiens, et pourtant, les chrétiens ne les considéraient pas comme des barbares.

Las Casas soutenait qu’un « barbare », dans le seul sens intéressant de ce terme, serait quelqu’un qui vivrait essentiellement comme un sauvage, privé de raison et à peine au-dessus du niveau des animaux non humains, tout comme un « homme sauvage » vivant dans la forêt. Il serait fondamentalement pour cette raison un être humain endommagé et ses défauts de rationalité comparables à ceux d’un aveugle ou d’un boiteux. Mais Las Casas soulève deux points très importants. Tout d’abord, il dit que même une telle personne serait encore un être humain (même si son usage de la raison a été grandement retardé) et conserverait de ce fait les droits de l’homme fondamentaux.

Deuxièmement, il soutient que de telles personnes seraient étant donné la nature de l’affaire des cas extrêmement rares et isolés. Il ne pourrait y avoir en principe une race de barbares en ce sens. En effet, il est tout simplement absurde qu’il y ait une race de gens dotés des pouvoirs fondamentaux de la rationalité que d’autres êtres humains possèdent, avec tous les devoirs en vertu de la loi naturelle que cela implique, et que pourtant, génération après génération, ils soient toujours fondamentalement incapables de développer pleinement leur capacité à utiliser ces pouvoirs. Ce serait comme une race de gens qui seraient tous, génération après génération, toujours aveugles ou infirmes de naissance. Il y aurait quelque chose de pervers dans un tel scénario qui irait à l’encontre du principe aristotélicien selon lequel la nature ne fait rien en vain. (Las Casas développe essentiellement l’argumentation proposée par Vitoria.)

Ce que nous donne Las Casas est donc un argument qui puise dans la métaphysique et l’anthropologie aristotélico-thomiste pour exclure la possibilité même d’une race qui serait naturellement inférieure aux autres. Elle écarte ainsi toute justification du racisme au sens qui sera plus tard condamné par le pape Paul VI.

Mais qu’en est-il de…

Certains demanderont : « Mais l’Église catholique n’a t-elle pas défendu l’esclavage tel qu’il existait auparavant aux États-Unis en se fondant précisément sur la loi naturelle ? » La réponse est non. Certes, différents auteurs catholiques défendaient un esclavage de ce genre (par ex. en référence au traitement espagnol des Amérindiens), mais plus personne ne défend leur point de vue contrairement aux positions des auteurs comme Vitoria et Las Casas qui ont prévalue. Mais il est faux de dire que l’Église, en tant qu’institution, a défendu un esclavage de ce genre.

Le terme « esclavage » peut prêter à confusion. Quand on entend ce terme aujourd’hui, on pense souvent à l’esclavage tel qu’il était pratiqué aux États-Unis avant la guerre de Sécession et qui impliquait un droit de propriété complète sur une autre personne, comme celui qu’on exerce sur un animal ou sur une chose inanimée. C’est quelque chose d’intrinsèquement mauvais que l’Église n’a jamais défendue.

Il existe toutefois d’autres pratiques qu’on appelait vaguement « esclavage » mais qui étaient très différentes de la traite négrière. Par exemple, il y a la servitude contractuelle (ou servage), un contrat qui donne le droit sur le travail de quelqu’un à une autre personne pendant une période prolongée — par exemple, en paiement d’une dette. Il y a aussi la servitude pénale qui consiste à forcer quelqu’un à travailler dans le cadre d’une punition pour un crime. La servitude contractuelle est essentiellement une version extrême d’un contrat de travail ordinaire, et la servitude pénale est une extension de la perte de liberté à laquelle est déjà soumis un prisonnier puni à juste titre. Les théologiens catholiques ont longtemps considéré que ces telles pratiques présentaient un danger moral si grand, et en particulier risquaient tellement de dégénérer en un esclavage semblable à la traite négrière qu’il fallait en pratique les éviter. En ce qui concerne l’esclavage moderne et la pratique d’un esclavage semblable à celui des traites négrières, l’Église et les papes les ont en réalité systématiquement condamnés au moins à partir du XVe siècle.


Illustration : Giovanni Bellini, L’Ivresse de Noé, huile sur toile, 1852 (Besançon, Musée des Beaux-Arts).

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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