Turretin sur la tolérance religieuse
26 octobre 2020

Récemment, j’ai rappelé ce que disait Gillespie sur la tolérance religieuse. À travers lui, on voyait ce qu’en disait la tradition réformée :

  • Contre les papistes, elle limitait le pouvoir et la cruauté des magistrats dans le châtiment des hérétiques, et s’opposait à ce que l’on utilisât l’épée pour étendre la religion chrétienne (comme lors des croisades).
  • Contre les radicaux, elle affirmait que les magistrats étaient légitimes quand ils punissaient les hérétiques. Il était donc normal qu’un juge français pût condamner Michel Servet, ou quelque autre hérétique que ce fût.

En un mot, tout en reconnaissant une certaine latitude dans la pratique de la tolérance — que Gillespie appelait « accomodation » — mais les réformés se dressèrent contre toute doctrine de tolérance. Or, ce matin, mon programme de lecture m’a amené à lire Turretin qui aborde exactement la même question. Il m’a donc semblé utile de vous faire une restitution semblable à celle que j’ai fait pour Gillespie.

Voici donc le résumé des Instituts de théologie élenctique, t. 3, ch. 18 (L’Église), question 34 : « Quel est le droit du magistrat chrétien à propos des choses sacrées, et le soin et la reconnaissance de la religion lui appartient-il d’une quelconque façon ? Nous l’affirmons. »

Tant pis pour le CNEF.

Position réformée : les magistrats ont le droit d’intervenir en religion

Comme le veut la méthode scolastique, Turretin pose d’abord sa thèse, en la distinguant des deux opposés :

  • Contre la position de Thomas Erastus : « Ils pèchent par excès, ceux qui donnent tout pouvoir ecclésiastique au magistrat, qui, opprimés par la liberté du ministre, livrent l’encensoir entre les mains d’Ozias et pense qu’aucun pouvoir n’appartient au pasteur excepté ce qui est dérivé du magistrat. »
  • Contre la position volontariste : « Ils pèchent par défaut, ceux qui retirent [au magistrat] tout soin des choses ecclésiales, si bien qu’il n’a pas à se soucier de ce que chacun adore et autorise toute liberté pour quiconque de faire et dire ce qui lui plaît en matière de religion. »
  • Contre la position romaine (d’avant Vatican II) : « Ou bien encore [ceux qui], bien qu’il lui donnent le soin de nourrir et défendre l’Église, si bien qu’il doivent la chérir avec attention et la défendre avec force, ne lui donnent néanmoins aucune place pour ce qui est du jugement ou du discernement concernant le jugement, ne lui laissant que l’exécution. » Telle est l’opinion de Bellarmin, d’après Turretin.
  • La position réformée : « Les orthodoxes (tenant la position d’équilibre entre les deux extrêmes) maintiennent que le pieux magistrat croyant ne peut pas et ne doit pas être exclu du soin de la religion et des choses sacrées, qui lui a été confié par Dieu. Seulement, que ce droit soit encadré dans certaines limites de façon à ce que le pouvoir ecclésial et politique ne soient pas confondus, mais que chacun ait sa part distincte. »

Cette dernière position est ensuite divisée en deux propositions, qu’il argumente par la suite :

  1. « Le droit des choses sacrées appartient au magistrat. »
  2. « Ce droit n’est pas absolu, mais limité. »

Le magistrat a le droit d’intervenir dans les affaires de religion

Voici en très résumé les arguments de Turretin :

  • À cause de Deutéronome 17:18-19, à propos du roi : « Quand il se sera assis sur son trône royal, il écrira pour lui, dans un livre, un double de cette loi, qu’il prendra auprès des prêtres–lévites. Il devra l’avoir avec lui et la lire tous les jours de sa vie, afin d’apprendre à craindre le Seigneur son Dieu, et à observer toutes les paroles de cette loi et toutes ces prescriptions en les mettant en pratique. »
    • Cf. également 2 R 11:12; Ps 2:11-12 ; Ps 72:10-11.
  • À cause des titres donnés aux magistrats dans l’Écriture :
    • « Pères nourriciers » (Ésaïe 49:23 et 60:10).
    • « Dieux » à cause du pouvoir qui leur est donné, dans le Psaume 82:6.
    • « Pasteurs » en Ésaïe 44:28.
    • « Pères » en 1 Samuel 24:11 qui doivent prendre soin à la fois du corps et de l’âme de leurs sujets.
  • Par la raison :
    • Le magistrat a la charge de la sécurité de l’État et de toute chose qui lui appartiennent.
      • C’est ainsi qu’Aristote (Politique 7.7.4) dit que le service de la religion est une chose sans laquelle l’État n’existerait pas.
      • Ou bien que Platon (République, II) dit « qu’une attention particulière doit être portée à la religion par l’État. » ou bien encore que « la religion est le lien de toute société et le pilier de toute bonne loi » (VI).
      • De même Cicéron appelle la religion « fondation de toute société humaine ».
    • Il doit donner à ses sujets tous les biens qu’il a la charge devant Dieu de donner. Et les biens spirituels de la religion en font partie.
    • « Les gouvernements sont les chambres d’hôtes de l’Église. Donc un magistrat doit s’assurer que tout va bien pour elle. »
  • À cause de l’exemple des rois dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament :
    • Moïse lie le roi à l’autorité religieuse en Deutéronome 33:5.
    • Josué gouverne les lévites, ordonne que l’arche soit transportée ici ou là, que les gens soient circoncis et que l’alliance soit renouvelée.
    • David ramène l’arche jusqu’à la maison d’Obed-Edom (1 Chroniques 15:16; 23:6).
    • Salomon destitue Abiatar et met Tsadoq à sa place (1 Rois 2:27) ; il amène l’arche dans le temple et lui présente des sacrifices (1 Rois 8).
    • Asa détruit les idoles et les hauts lieux de culte étrangers (1 Rois 15:12; 15:2 ; 2 Chroniques 14:4).
    • Josaphath réforme le pays et ordonne aussi une réforme religieuse (2 Chroniques 19).
    • Joas restaure le temple (2 Rois 12:4-5), il réforme la religion juive et entre en alliance avec le Seigneur (2 Chroniques 19:10).
    • Josias publie le livre de la loi et le lit devant le peuple (2 Rois 23:2; 2 Chroniques 34:30) Il célèbre ensuite la Pâque et exhorte les prêtres à leur devoir (2 Chroniques 35:1-2).
    • Les exemples des empereurs chrétiens Constantin, Théodose, Arcadius et Honorius, Valentinien, Majorien, Justinien, etc.

Son droit est limité et non absolu

Ce qu’il n’a pas le droit de faire :

  • Il ne peut pas donner de nouveaux articles de foi ou propose une autre adoration.
  • Il ne peut pas prêcher ou administrer les sacrements.
  • Il ne peut pas s’occuper de la discipline d’Église et n’a pas le pouvoir de prononcer l’excommunication.
  • Il n’a rien à dire sur ce que les pasteurs prêchent ou comment ils gèrent leurs Églises.
  • Sur tous ses jugements en matière religieuse, il ne peut rien faire sans consulter et écouter les pasteurs.

Ce qu’il a le droit de faire :

  • Il doit établir la « doctrine sacrée et la pure adoration de Dieu » et la défendre, ou bien la restaurer si elle est en état de corruption.
  • Il doit protéger l’Église des hérétiques.
  • Établir des Églises là où il n’y en a pas. Les traiter avec « révérence et honnêteté ». Établir des écoles.
  • Exhorter les pasteurs à enseigner, les paresseux à travailler et les délinquants à être punis.
  • Donner son autorité aux règlements justement établis de l’Église.

Je vous passe les détails, sauf s’ils vous intéressent.

Le magistrat ne s’occupe pas des conversions

Le magistrat chrétien et français doit-il exiger des musulmans français de se convertir, comme l’ont fait les papistes espagnols après la Reconquista ? Ou bien comme l’ont subi les protestants français de la part des magistrats français catholiques ?

Non.

Les disciples de Christ, suivant leur Maître et enseignant, pensent que personne en doit être forcé à la foi et la religion; mais les armes qui doivent être employées ici doivent être spirituelles et non charnelles; persuadant fortement l’esprit par les preuves et les démonstrations de la vérité, ne forçant pas violemment les hommes par des coups de fouets et des tourments, non par l’épée de la chair mais celle de l’Esprit, non par des chaînes de fer mais les doux liens de la charité et de l’amour.

Voilà qui devrait rassurer. Ici les arguments :

  • L’exemple et le commandement du Christ.
  • « Car les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas celles de la chair ; cependant elles ont le pouvoir, du fait de Dieu, de démolir des forteresses. Nous démolissons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous nous emparons de toute pensée pour l’amener, captive, à l’obéissance du Christ. » (2 Corinthiens 10:4)
  • Parce que le magistrat n’a aucun pouvoir sur les consciences : « Non pas que nous voulions exercer une maîtrise sur votre foi. » (2 Corinthiens 1:24)
  • Parce que c’est une action vaine. « Rien n’est plus volontaire que la religion, dans laquelle si l’esprit est opposé au sacrifice, ce dernier est déjà enlevé, il est déjà néant. » (Lactance, Institutions divines, V, 19)
  • Parce que c’est l’opinion des anciens : « Il n’appartient pas à la religion de forcer à la religion, qui doit être volontairement endossée, et non par la violence. » (Tertullien, À Scapula, 2) Et d’autres citations de Lactance, Hilaire de Poitiers, Athanase d’Alexandrie, Grégoire le Grand, Bernard de Clairvaux sont apportées dans ce sens.
  • À cause de l’exemple de l’Eglise primitive.

Le magistrat doit punir les hérétiques

Turretin décompose ceci en deux propositions, qu’il argumente séparément :

  • Les hérétiques peuvent être punis.
  • Ils ne peuvent pas être punis par la peine capitale.
  • Il est néanmoins légitime de tuer les hérésiarques blasphématoires.

Une emphase qui n’était mentionnée qu’en passant chez Gillespie, mais qui est plus fortement affirmée par Turretin.

Les hérétiques peuvent être punis

  • Le fait même que le magistrat ait la charge des affaires religieuse et de la prospérité du christianisme (déjà argumenté plus haut) en est la cause. Gillespie élabore davantage sur ce point dans son traité, mais c’est dans un contexte différent, où ce point est bien plus attaqué que dans l’environnement de Turretin.

Ils ne peuvent pas être punis par la peine capitale

  • Cela répugne à l’esprit du christianisme : « Il appartient à Mahomet d’avancer par des massacres et du sang et d’établir son empire par la cruauté et les tourments. Mais Christ règne en nous par l’esprit de grâce et d’amour ; il cherche le salut des hommes et non leur sang. »
  • Cela ferme la voie de la conversion et du salut des hommes.
  • C’est la marque de l’Antichrist que de faire la guerre et boire le sang des hommes.
  • L’autorité des Pères de l’Église. Jean Chrysostome, par exemple : « Le Seigneur ne nous interdit pas de disperser les assemblées des hérétiques, de les faire taire, de leur priver de la liberté d’expression, mais il nous interdit de les tuer et de les lyncher. » (Homélie 46) À ceci s’ajoute des citations d’Augustin et d’Arnobe.

Il est néanmoins légitime de tuer les hérésiarques blasphématoires.

Turretin ne l’admet qu’en dernier recours, après que tous les autres moyens ont été essayés, et si le contenu de l’hérésie est réellement de nature à détruire l’Évangile et à corrompre le christianisme. Il fonde cette idée sur le fait que les hérétiques peuvent être punis, et que Dieu autorise la mise à mort des faux prophètes et de leurs semblables en Deutéronome 13:1, 17:12, Exode 22:20, Lévitique 14:15).

Et ceci conclut mon compte-rendu sur ce que dit Turretin sur le pouvoir du magistrat chrétien.


Illustration: Jan Cornelisz Vermeyen, Portrait de Erard de la Marck, huile sur toile, vers 1528-1530.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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2 Commentaires

  1. Tribonien Bracton

    Si l’on veut prendre des croisades comme un exemple d’« utilisation de l’épée pour étendre la religion chrétienne » (véritable ou papistique), il serait bon de préciser les croisades contre les Albigeois manichéens dans le Midi de l’actuelle France ou celles contre les Slaves païens sur la mer Baltique, car les croisades en Orient, sur la mer Méditerranée et dans les Balkans furent en réalité des guerres défensives de la Chrétienté contre l’agression islamique… guerres de résistances salutaires sans lesquelles nous serions tous des disciples de Mahomet.

    Réponse
    • Maxime Georgel

      Ce n’était pas le seul but de ces croisades, elles servaient surtout à étendre elle pouvoir papal, d’où la prise de Constantinople…

      Réponse

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