Dans la suite de l’article de réaction au documentaire Les évangéliques à la conquête du pouvoir, et sans esprit de polémique, je reviens sur la réaction de Vincent Miéville, président de la commission synodale de l’Union des Églises évangéliques libres1.
Il y a là de vraies questions à se poser et que nous ne devrions pas éluder, en tant que protestants évangéliques, dans notre contexte français et européen. Comment se définit, aujourd’hui, l’identité évangélique ? Comment se désolidariser et condamner fermement toute forme de politisation de l’évangélisme et toute collusion avec l’extrême droite et le nationalisme ? Comment promouvoir un évangélisme progressiste, d’ouverture et de liberté, tout en assumant pleinement une proclamation de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ ?
Billet de Vincent Miéville, 28 mars 2023.
Si je suis le raisonnement de Miéville, le rejet d’une opinion politique est fondateur pour l’identité évangélique, ce qui signifie qu’une orientation politique trop droitière serait de facto incompatible avec l’identité évangélique. Je rejette cette option, mais il y a de quoi s’étonner : d’où vient ce critère partisan dans une catégorie théologique ? Pourquoi le rejet de l’extrême droite semble essentiel aux protestants attachés à l’Écriture selon Miéville, et pas selon moi ? Voici la question abordée dans cet article.
Commençons par rejeter toute insinuation morale. Le réflexe courant dès que l’on parle de division politique dans le monde évangélique est de paraphraser Jacques 4,1-3, en disant que toute division vient du péché. Même si personnellement, j’aurais plaisir à dire « résistez à la gauche et elle fuira loin de vous », ce n’est pas ce qui me sépare de Miéville. La différence entre nous est théologique avant d’être politique, et c’est de cela seulement que je veux parler. Concernant les cœurs, ils appartiennent à Dieu et je n’émets pas de jugement là-dessus.
Dernier avertissement avant de commencer : je vais utiliser les termes « anabaptiste » et « réformé » comme des raccourcis. Ils désigneront deux « pôles » ou « doctrines-type » du magistrat. Je ne prétends pas que la doctrine « anabaptiste » soit celle de Vincent Miéville, puisque je n’ai pas lu assez de lui. Je ne prétends pas non plus que tous les évangéliques de droite adhèrent à l’article 39 de la confession de La Rochelle. Je vais simplement exposer de façon aussi claire et concise que possible le conflit de théologie politique à l’œuvre dans cette division partisane.
Deux théologies politiques différentes…
Pour illustrer la théologie typique de ceux qui soutiennent la séparation entre l’Église et l’État, je vais citer la confession de Schleitheim, une confession anabaptiste de 1527:
La remarque est faite qu’il ne convient pas pour le chrétien d’être « autorité » pour les raisons suivantes : le gouvernement de l’autorité (den obercken regiment) est selon la chair, mais celui des chrétiens, selon l’Esprit ; leur maison et leur habitation reste dans ce monde, celle des chrétiens, au ciel; leur citoyenneté est dans ce monde, celle des chrétiens au ciel (Philippiens 3,20) ; les armes de leur conflit et de leur guerre sont charnelles et (efficaces) seulement contre la chair, mais celles des chrétiens sont spirituelles, contre les forteresses du diable ici (2 Corinthiens 10,4). Les magistrats du monde sont armés de pointes et de fer, mais les chrétiens sont armés de l’armure de Dieu, de la vérité, de la justice, de la paix, de la foi, du salut et de la Parole de Dieu (cp. Éphésiens 6,13-17). En résumé : telle est la pensée de Christ notre tête au-dessus de nous, telle doit aussi être en tout par elle, la pensée des membres du corps de Christ, afin qu’aucun schisme n’existe dans ce corps par le moyen duquel il serait détruit. Car tout royaume divisé en lui-même sera détruit (Matthieu 12,25). Si donc Christ est ainsi, comme cela est écrit à Son sujet, tels doivent être aussi les membres, afin que Son corps demeure entier et uni, pour sa propre amélioration et édification.
Confession de Schleitheim, 1527, article 6.4.
Le langage de cette confession se traduit ainsi sous forme de schéma :
Les anabaptistes insistaient donc sur la divergence entre l’Église et l’État, parce que selon eux c’étaient deux gouvernements incompatibles, et si l’Église cherchait à participer au gouvernement du monde, c’était le signe qu’elle était charnelle et opposée à Dieu. C’est ce positionnement anabaptiste que revendique Philippe Gonzalez, l’auteur du documentaire Les évangéliques à la conquête du pouvoir.
En sens inverse, je défends l’article 39 de la confession de foi de la Rochelle :
Nous croyons que Dieu veut que le monde soit dirigé par des lois et des gouvernements, afin qu’il y ait quelques freins pour réprimer les appétits désordonnés du monde. Nous croyons donc que Dieu a institué les Royaumes, les Républiques et toutes autres sortes de Principautés, héréditaires ou non, et tout ce qui appartient à l’état de la justice, et qu’il veut en être reconnu l’auteur. Dans ce but, Dieu a mis le glaive dans la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde Table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première. Il faut donc, à cause de Dieu, non seulement qu’on supporte que les autorités exercent la souveraineté de leur charge, mais aussi qu’on les honore et les estime d’un profond respect, les considérant comme ses lieutenants et officiers, qu’il a établis pour exercer une charge légitime et sainte.
Confession de foi de la Rochelle, 1559, article 39.
Ce qui, sous forme de schéma, se traduit :
La principale différence est donc que le magistrat est soumis à Dieu à égalité avec l’Église, et qu’il doit donc lui obéir selon les mêmes principes, comme le dit le Psaume 2.
… qui se retrouvent dans deux positions partisanes différentes, et comment y remédier
On comprend alors clairement pour quelles raisons un chrétien de gauche sera attiré par le modèle anabaptiste, et un chrétien de droite par le modèle réformé. Le modèle anabaptiste est fortement en phase avec le rejet propre à la gauche de toute action/implication politique de l’Église, tandis que le modèle réformé convient mieux à la conception d’un ordre naturel propre à la droite.
Voici donc la bonne nouvelle : nos divisions partisanes ne sont pas liées à une faute spirituelle, mais à une divergence théologique avant tout. La première ne peut être résolue que par l’action souveraine de Dieu, la seconde peut se régler par la discussion naturelle. Il suffit alors de discuter entre nous : pourquoi considérons-nous que le magistrat n’est en aucune façon soumis à la loi de Dieu ? Ou pourquoi considérons-nous qu’il est un officier de Dieu ?
Et le plus beau, c’est que ce n’est même pas un débat droite–gauche ordinaire : la dimension partisane est en aval, et n’a pas besoin d’être abordée. C’est une discussion sur ce que Dieu dit des magistrats et de la politique, pas sur une politique particulière.
Mais il y a deux obstacles à cette discussion :
- Le fait que, de manière générale, les évangéliques n’ont pas de doctrines du magistrat2 et ne se sont même jamais sérieusement posé la question de savoir ce que la Bible disait dessus. Il y a de vagues slogans, mais pas d’idées réellement fondées.
- Une opiniâtreté certaine du côté des « anabaptistes » à vouloir absolument diaboliser toute autre opinion que la leur. En soi, ce n’est qu’un outil polémique comme un autre, cela ne me dérange pas. Ce qui me dérange davantage, c’est que c’est leur principal argument, et on le voit encore dans la réaction de Vincent Miéville : il n’est pas expliqué pourquoi un modèle de collaboration entre Église et État est à rejeter. Il est juste diabolisé et livré à Satan.
Tant que cette opiniâtreté d’une minorité et que l’ignorance de beaucoup règneront, les différences partisanes continueront de travailler à la division de nos Églises. Mais si l’on commençait à organiser des débats, voire des disputes au sens médiéval du mot, pour faire dialoguer ensemble la théologie politique réformée et la théologie politique anabaptiste, ce serait une belle œuvre :
- Nous mettrions en lumière une source majeure de division dans nos Églises, non pas en surface, mais au cœur, et en plus dans un domaine qui nous concerne (la théologie, ce que dit Dieu).
- Nous travaillerions à la traiter et la guérir en favorisant l’émergence d’un consensus intelligent et informé.
- Nous renforcerions l’unité du monde évangélique, y compris au niveau institutionnel, et de cette unité viendrait alors une force insoupçonnée.
Que l’Esprit nous donne d’y arriver.
Illustration : dessin de la ville de Genève, vue depuis l’île Rousseau, 1858.
Merci à Etienne Omnès d’aborder cette question.
Après plus de 40 ans de ministère pastoral, notamment au sein des Eglises réformées évangéliques, c’est un des constats qui s’impose à moi (depuis longtemps) : la majorité des clivages entre chrétiens, entre pasteurs, entre églises et pasteurs, est liée aux accointances ‘politiques’, on devrait dire idéologiques, de manière d’autant plus pernicieuse que cela n’est jamais dévoilé.
“On ne fait pas de politique”, autrement dit : Laissez-moi penser ce que je veux en termes de présupposés, quand bien-même ceux-ci colorent tout ce que je vois, tout ce que j’entends, tout ce que je pense. La lecture de la Bible, la prédication, vont glisser sur un fondement antérieur, intouchable, celui de mes présupposés. [J’ai écrit un article sur ce sujet sur le site d’Evangile 21 : Nous portons tous des lunettes. evangile21.thegospelcoalition.org/article/nous-portons-tous-des-lunettes/]
Force est de constater que ces présupposés sont, dans la majorité des cas, de gauche ou de droite. Comment cela se fait-il ? C’est en partie mystérieux. C’est le fruit de nos héritages, parfois de nos lectures ou de nos expériences. Ce qui est singulier, c’est que cela vient s’inscrire au plus profond, en amont de tout le reste, comme une forme de foi. A de rares exceptions près, c’est indéboulonnable. Et cela est au préjudice du rayonnement de l’Evangile et de l’édification de l’Eglise.
Je dirais que la pensée de gauche est plus dangereuse car elle ressemble davantage à l’Evangile. Elle y ressemble, mais elle en diffère aussi radicalement. Elle tend à se substituer, c’est là le subterfuge. Ce péril serait limité si la théologie tenait la place qu’elle doit prendre, c’est-à-dire si les grandes doctrines scripturaires nous tenaient lieu de présupposés et orientaient notre compréhension du monde et de la vie. C’est trop rarement le cas. La place est prise par la philosophie. L’homme d’abord. Même quand cela est corrigé par des affirmations bibliques, ce n’est que partiellement corrigé. Pas fondamentalement.
A partir de là tout est coloré autrement. Un exemple : Suite à l’attentat contre 3 Kurdes le 24 décembre à Paris, la Fédération protestante de France (FPF) a diffusé un communiqué qui commence ainsi : Les Protestants sont en communion fraternelle avec la communauté kurde et avec tous les étrangers, etc. Je me suis pincé et j’ai pris la plume pour m’adresser au président de la Coordination évangélique au sein de la FPF, Vincent Miéville. Sa réponse : Il faut l’entendre, évidemment, sous l’angle de la fraternité humaine et non de la fraternité chrétienne (…). Est-ce que c’est grave que (cette) formule soit utilisée ici ? Je ne pense pas, parce qu’on comprend bien quand même le sens derrière la formule.
M’étais-je alarmé pour rien ? Jusqu’à présent, je considère que si nous sommes en communion fraternelle avec les Kurdes et tous les autres, il n’y a plus besoin de l’Evangile. Celui-ci n’est qu’une manière – certes remarquable mais un peu datée – de dire les choses.
Pour revenir à l’article d’Etienne O., la compréhension de la vocation du magistrat et de la double citoyenneté du chrétien sont révélateurs, en effet. Cependant, il ne me semble pas que ce soit le point de départ ou le point central. On pourrait parler aussi de l’égalité-complémentarité entre l’homme et la femme, de l’éducation des enfants, etc. qui affectent le quotidien, dans les maisons puis logiquement dans les Eglises et partout ailleurs.
A mes yeux, le hiatus, le clivage, la bifurcation, se situent ailleurs, plus en amont, dans le refus de la corruption totale qui met par terre toute prétention, toute revendication, toute autonomie de l’homme. Cela qui est insupportable aujourd’hui. Dans le triptyque Création – Chute – Rédemption, les conséquences de la Chute sont généralement amoindries. C’est pour cela, je présume, que les 5 points du Synode de Dordrecht ne sont jamais évoqués dans les Eglises réformées (y compris réformées évangéliques) en grande partie imprégnées par la pensée gauchiste. Et surtout pas l’affirmation de la corruption totale qui passe pour insultante, d’un autre âge. Dès lors, tout est gauchi.
Concernant le magistrat et les deux gouvernements (celui de l’Eglise et celui de l’Etat), je dois dire que je ne me reconnais ni dans la compréhension ‘anabaptiste’ ni dans la compréhension ‘réformée’ présentées ici. Ou plutôt je considère qu’elles ne sont pas antagonistes : les deux soulignent une part de la vérité, les deux ont leur faiblesse et présentent un risque si elles ne sont pas corrigées. Nous n’avons pas à choisir, mais à rappeler tantôt que Dieu est souverain sur toutes choses, y compris sur les magistrats et les gouvernements qui reçoivent de lui leur légitimité, et que rien ne devrait être regardé comme étant indépendant de Dieu et de sa grâce ; tantôt que la grâce générale et la grâce de rédemption, tout en ayant une origine commune, ne devraient en aucun cas être confondues, chacune ayant sa finalité propre, qui n’est pas du même ordre. Confondre les deux, c’est le choix du régime de chrétienté ou du césaropapisme : les fondements bibliques manquent…
La doctrine de la Chute et le rapport entre la grâce générale et la grâce de rédemption pourraient, selon moi, être les deux points à travailler et sur lesquels s’accorder pour que les clivages idéologiques cessent de devenir prépondérants.
Charles NICOLAS