L’argument cosmologique de Samuel Clarke (1) : un être nécessaire existe
13 novembre 2023

Voici des extraits des Traités de l’existence de Dieu, et de ses attributs de Samuel Clarke : un livre majeur sur l’argument cosmologique de la contingence. Clarke était un contemporain de Leibniz et un disciple de Newton. Comme il n’y a quasiment aucun livre sur le sujet en français, cela en fait un véritable trésor dont je reproduis ici des extraits. Ici, Clarke va défendre l’existence d’un être nécessaire qui permette d’expliquer l’existence d’univers contingent : c’est la première étape de l’argument de la contingence.

Nous avertissons cependant le lecteur que Clarke était soupçonné d’être unitarien (une hérésie sur la Trinité qui nie que le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient réellement trois personnes différentes). Nous n’adoptons pas non plus forcément toutes ses positions particulières comme sur l’espace et le temps (inspirées de Newton), ni son rejet ou mépris de quelques notions de la tradition scolastique (par exemple : Dieu comme acte pur, rejet de la définition de l’éternité héritée de Boèce, etc.).


CHAPITRE II : Première proposition, Que quelque chose a existé de toute éternité

Ma première proposition, qui ne peut être révoquée en doute, c’est qu’il est absolument nécessaire que quelque chose ait existé de toute éternité. Cette proposition est si évidente et si incontestable, qu’aucun athée n’a jamais eu le front de soutenir le contraire ; de sorte qu’il est peu nécessaire que je m’arrête longtemps à la prouver. En effet, puisque quelque chose existe aujourd’hui, il est clair que quelque chose a toujours existé ; autrement il faudrait dire que les choses qui sont maintenant sont sorties du néant et n’ont absolument point de cause de leur existence; ce qui est une pure contradiction dans les termes. Car si l’on dit qu’une chose est produite, et que cependant on ne veuille reconnaître aucune cause de sa production, c’est comme si l’on disait qu’une chose est produite et n’est pas produite. Tout ce qui existe doit avoir une cause de son existence, une raison ou un fondement sur lequel son existence est appuyée, un fondement, une raison pourquoi il existe plutôt qu’il n’existe pas. Car il existe ou en vertu d’une nécessité qu’il trouve dans sa nature même, auquel cas il est éternel par soi-même, ou en conséquence de la volonté de quelque autre être; et alors il faut que cet autre être ait existé avant lui, au moins d’une priorité de nature, et comme la cause est conçue être avant l’effet.

C’est donc une des vérités les plus certaines et les plus évidentes qu’il y ait au monde, qu’il faut que quelque chose ait existé réellement de toute éternité. Tous les hommes aussi s’accordent à la recevoir. Mais cette vérité si claire et si évidente par elle-même, est pourtant la chose du monde la plus difficile à concevoir, lorsqu’on s’avise d’en vouloir approfondir la manière. Ces questions : Comment une chose peut-elle avoir existé éternellement ? Comment une durée éternelle peut-elle être actuellement écoulée ? ces questions, dis-je, sont de toutes les choses qui ne sont pas des contradictions manifestes, celles qui surpassent le plus la portée de notre esprit fini et borné. Cependant on ne saurait nier la vérité de cette proposition : Une durée éternelle est actuellement écoulée, sans mettre en avant des choses mille fois plus inintelligibles que celles que l’on nie, et sans tomber dans une contradiction sensible et réelle. Or, voici l’usage que je prétends faire de cette observation. J’infère de là que, puisque dans toutes les questions qui regardent la nature de Dieu et ses perfections, et auxquelles les idées d’éternité ou d’infinité se trouvent jointes, il y a des propositions dont on peut démontrer la vérité sans qu’il soit possible de s’en faire une idée juste, ni de concevoir comment elles peuvent être : il doit nous suffire de savoir que la chose est, sans nous embarrasser de la manière. Pourvu qu’on nous donne une démonstration claire de la vérité d’une proposition, nous ne devons pas nous mettre beaucoup en peine des objections embarrassantes qu’on y oppose, et qui ne sont difficiles à résoudre qu’à cause que nous n’avons pas d’idée complète de la chose démontrée. J’avoue que s’il était possible de démontrer également le oui et le non d’une proposition, ou si l’on pouvait prouver que l’un et l’autre implique contradiction, comme quelques-uns l’ont dit fort inconsidérément ; j’avoue, dis-je, qu’alors ce serait tout autre chose. Dans cette absurde supposition, les bornes qui séparent le vrai d’avec le faux seraient renversées, et la pensée, le raisonnement, l’usage en un mot de toutes nos facultés, seraient des pièces entièrement hors d’œuvre. Mais lorsqu’on n’oppose à une bonne démonstration que des objections qui naissent du manque d’idée parfaite de la chose dont il s’agit, ces objections ne doivent pas être prises pour des difficultés réelles.

On démontre d’une manière claire et directe que quelque chose a existé éternellement ; par conséquent toutes les objections qu’on fait en général contre l’éternité de quelque chose que ce soit, sont vaines et n’ont aucune réelle solidité. Il en va de même dans les autres cas semblables. Par exemple, on prouve démonstrativement, que quelque chose doit être actuellement infini. On oppose d’un autre côté à cette vérité plusieurs difficultés métaphysiques qui ne viennent que de ce qu’on applique à l’infini les mesures et les relations des choses finies, ce qui est absurde. On suppose que le fini est partie aliquote de l’infini, ce qui n’est pas, puisqu’il n’est à l’infini que comme le point mathématique est à la quantité avec laquelle il n’a point de proportion. On s’imagine encore que tous les infinis sont égaux, ce qui est manifestement faux dans les disparates, puisqu’une ligne infinie est infiniment moindre qu’une surface infinie; et qu’une surface infinie est infiniment moindre qu’un espace infini, suivant toutes ses dimensions. Il est donc clair que toutes les difficultés métaphysiques, fondées sur de fausses suppositions de la nature de celles que je viens de rapporter, n’ont aucune force et ne méritent pas qu’on s’y arrête. De plus, on démontre mathématiquement que la quantité est divisible à l’infini. Il faut donc rejeter comme entièrement faibles et vaines toutes les objections qu’on fait sur cette vérité démontrée, tant celles qui supposent que les sommes totales de tous les infinis sont égales, ce qui est manifestement faux à l’égard des parties disparates, que celles que l’on tire de la prétendue égalité ou inégalité numérique des parties des quantités inégales, puisque ces parties n’ont, à proprement parler, point de nombre déterminé, qu’au contraire, elles ont toutes des parties sans nombre. Demander si les parties des quantités inégales, qui n’ont absolument point de nombre, sont égales en nombre, ou si elles ne le sont pas, c’est à peu près comme si l’on demandait si deux lignes infinies sont également longues ou si elles ne le sont pas ; c’est-à-dire si deux lignes qu’on suppose n’être point terminées se terminent au même point, ce qui est une question ridicule.

CHAPITRE III : Deuxième proposition, Qu’un être indépendant et immuable a existé de toute éternité

La seconde proposition que je mets en avant, c’est qu’un être indépendant et immuable doit avoir existé de toute éternité1. En effet, si quelque être a nécessairement existé de toute éternité, comme je viens de le prouver et comme tout le monde en convient, il faut que cet être qui ait toujours existé soit un être immuable et indépendant, duquel tous les autres êtres qui sont ou qui ont été dans l’univers tirent leur origine, ou qu’il y ait eu une succession infinie d’êtres dépendants et sujets au changement, qui se soient produits les uns les autres dans un progrès à l’infini sans avoir eu aucune cause originale de leur existence. Mais cette dernière supposition est si absurde, qu’encore que les athées soient obligés d’y avoir recours en bien des occasions (comme je le ferai voir dans la suite), il y en a pourtant très peu, comme je crois, qui osent la soutenir ouvertement ; car cette gradation à l’infini est impossible et visiblement contradictoire. Je ne me servirai pas maintenant, pour la détruire, de la raison prise de l’impossibilité d’une succession infinie, considérée en elle-même simplement et absolument, et cela pour des raisons que je dirai dans la suite. Mais je dis que si l’on envisage ce progrès à l’infini comme une chaîne infinie d’êtres dépendants qui tiennent les uns aux autres, il est évident que tout cet assemblage d’êtres ne saurait avoir aucune cause externe de son existence, puisqu’on suppose que tous les êtres qui sont et qui ont été dans l’univers y entrent. Il est évident d’un autre côté qu’il ne peut avoir aucune cause interne de son existence, parce que dans cette chaîne infinie d’êtres, il n’y en a aucun qui ne dépende de celui qui le précède, et qu’aucun n’est supposé exister par lui-même et nécessairement, ce qui pourtant est la seule cause intérieure d’existence qu’il soit possible d’imaginer, comme je le ferai voir amplement tout à l’heure. Or si aucune des parties n’existe nécessairement, il est clair que le tout ne peut exister nécessairement, la nécessité absolue d’exister n’étant pas une chose extérieure relative et accidentelle, mais une propriété essentielle de l’être qui existe nécessairement. Une succession infinie d’êtres dépendants, sans cause originale et indépendante, est donc la chose du monde la plus impossible. C’est supposer un assemblage d’êtres qui n’ont ni cause intérieure ni cause extérieure de leur existence, c’est-à-dire des êtres qui, considérés séparément, auront été produits par une cause (car on avoue qu’aucun d’eux n’existe nécessairement et par lui-même), et qui, considérés conjointement, n’auront pourtant été produits par rien ; ce qui implique contradiction. Or s’il y a de la contradiction à s’imaginer qu’il en est ainsi maintenant, il n’y en a pas moins à supposer que les choses ont été ainsi de toute éternité, puisque le temps ne fait rien à l’affaire. Il s’ensuit donc qu’il faut de toute nécessité qu’un être immuable et indépendant ait existé de toute éternité.

Supposer une succession infinie d’êtres dépendants et sujets au changement, dont l’un a été produit par l’autre dans une progression à l’infini, sans aucune cause originale, n’est autre chose que reculer l’objection pas après pas (1), et faire perdre de vue la question touchant le fondement et la raison de l’existence des choses. C’est réellement et en fait d’argumentation, la même supposition que si on supposait un être continu, d’une durée sans commencement et sans fin, qui ne serait ni nécessaire ni existant par lui-même, et dont l’existence ne serait fondée sur aucune cause existante par elle-même. Ce qui est directement absurde et contradictoire.

J’argumente d’une autre manière, et je dis qu’il faut ou reconnaître qu’il y a toujours eu un être indépendant et immuable, de qui tous les autres êtres tirent leur origine, ou admettre une succession infinie d’êtres dépendants et sujets au changement, qui se sont produits les uns les autres dans un progrès à l’infini, sans aucune cause première et originale. Suivant cette dernière supposition, il n’y a rien dans l’univers qui existe par lui-même et nécessairement. Or si rien n’existe nécessairement, il est évident qu’il est tout aussi possible que rien n’ait existé de toute éternité, qu’il est possible que cette succession d’êtres changeants et muables aient eu l’existence. Mais cela supposé, je voudrais bien qu’on me dît par qui et comment cette succession d’êtres a été de toute éternité plutôt déterminée à être qu’à n’être pas. Cela n’a pas été une affaire de nécessité, puisque par la supposition même, ces êtres ont aussi bien pu ne pas exister qu’exister. Cela n’a pas été un coup du hasard ; car le hasard est un nom vide de sens, un grand mot qui ne signifie rien. Cela n’a pas été enfin l’ouvrage de quelque autre être, puisqu’on suppose qu’il n’y en avait auparavant aucun. Puisque ils n’existent donc point par aucune nécessité de nature et d’essence (car aucun d’eux n’est supposé exister par lui-même), et puisqu’aucun autre être n’a pu les déterminer à exister, comme je viens de le dire, il s’ensuit que rien ne les a déterminés à exister. C’est-à-dire que de deux choses également possibles (à savoir, l’existence ou la non-existence éternelle de quelque chose), l’une est arrivée plutôt que l’autre par la détermination du pur néant, ce qui est absurde et contradictoire. D’où je conclus, comme ci-dessus, qu’il faut nécessairement qu’un être immuable et indépendant ait existé de toute éternité. Je vais, dans le chapitre suivant, commencer à rechercher ce qu’il est.

(Samuel Clarke, Traités de l’existence de Dieu, et de ses attributs. Des devoirs de la religion naturelle, et de la vérité de la religion chrétienne, trad. Ricotier, Blois : Aucher-Eloy, 1855, pp. 13-18.)


Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).

  1. Le sens de cette proposition est, qu’il faut nécessairement qu’il y ait eu toujours quelque être indépendant, à tout le moins un. L’argument présent ne va pas plus loin. On prouvera dans la septième proposition qu’il doit nécessairement être unique.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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