Pourquoi est-ce si difficile aujourd’hui de croire que les anges existent ? — Serge-Thomas Bonino
28 mars 2024

Voici un extrait du livre Les anges et les démons de Serge-Thomas Bonino où il explique pourquoi il est devenu difficile pour nous, au XXIe siècle, de croire que les anges existent : c’est à cause du matérialisme où nous nous baignons depuis notre naissance.

C’est un très bon livre de théologie et de philosophie sur les anges et les démons, complet, actuel et qui interagit avec l’ensemble de la tradition chrétienne (Bible, pères de l’Eglise, théologiens du Moyen Âge, etc.), d’un point de vue thomiste (en référence à Thomas d’Aquin) qui suit le plan de la Somme de théologie (son œuvre complète la plus aboutie).

Il a d’abord été publié en 2007, réédité en 2017, puis a malheureusement longtemps été épuisé (comme beaucoup de livres de la « Bibliothèque de la revue thomiste ») avant d’être récemment réimprimé en 2024. C’est la référence en la matière en français : je ne sais même pas s’il y a un aussi bon équivalent en langue étrangère.


Jusqu’à l’entrée dans l’âge séculier, l’existence « réelle » des anges et des démons allait naïvement de soi. L’ange (ou le démon) n’était perçu ni comme une manifestation symbolique de la psyché humaine, individuelle ou collective, ni comme un objet littéraire mais bel et bien comme « quelqu’un », un sujet personnel, un centre autonome d’existence, capable d’agir dans la nature et dans l’histoire des hommes. Tout un ensemble de pratiques sociales (rites, légendes populaires…) conférait à cette croyance une sorte d’évidence culturelle. Nos ancêtres auraient donc été moins surpris de croiser un diable en chair et en os au détour d’une sentine mal éclairée que nous ne le sommes d’être interpellés par des gendarmes en embuscade au bord d’une nationale. D’ailleurs, cette croyance commune et spontanée trouvait une confirmation rationnelle dans la vision « savante » du monde puisque l’ange y jouait un rôle cosmologique indispensable. La théologie chrétienne, loin d’avoir à justifier l’existence des anges et des démons, se proposait donc plutôt de christianiser une croyance diffuse.

Il n’en va absolument plus de même aujourd’hui. Anges et démons ont largement disparu de notre horizon quotidien. La croyance en l’existence de l’univers invisible des esprits peine donc à trouver quelque appui en dehors de la pure adhésion de foi. En effet, un climat culturel intrinsèquement modelé par le primat reconnu à la technique a désenchanté notre regard sur le monde. Si pour les Anciens la nature était un cosmos, un modèle d’harmonie, imprégné par le Logos, tout pénétré d’intelligence (et d’intelligences), elle a depuis été réduite à la plate et pure étendue matérielle, sans autre signification que celle, toute extrinsèque, que notre subjectivité veut bien lui conférer. Il n’y a plus guère de place pour une présence et une action angéliques dans cette nature entièrement régie par les lois immanentes de la matière. Expulsé du cosmos, l’ange a cru pouvoir trouver refuge dans les profondeurs du psychisme humain, mais les neurosciences, dernier avatar de la Science triomphante, s’appliquent désormais à en expulser méthodiquement toute intentionnalité spirituelle.

La transformation du rapport à la nature consécutive, entre autres facteurs, à la révolution scientifique est inséparable, si l’on en croit l’analyse de C. Taylor, d’une nouvelle manière, spontanée autant que réfléchie, qu’a l’homme de se percevoir lui-même. En effet, l’entrée dans l’âge séculier se caractérise par le passage du « moi poreux » au « moi isolé1». L’homme prémoderne se percevait spontanément comme immergé dans un « monde enchanté » peuplé de forces physiques et d’agents moraux extérieurs qui le pénétraient de toutes parts. Aujourd’hui, l’homme moderne se perçoit spontanément comme une instance clairement individualisée, séparée et désengagée par rapport au monde extérieur. Il s’ensuit que nous ne pouvons plus « ressentir » naïvement la présence et l’action des anges ou des démons. Si nous affirmons pourtant leur existence et leur action, c’est au terme d’une réflexion et non plus comme une évidence existentielle qui structurerait notre vécu.

On objectera peut-être, contre cette vision d’un désenchantement inéluctable, que la croyance aux « esprits » ne se porte pas si mal, même dans l’Occident sécularisé. N’annonce-t-on pas sur tous les tons le « retour des anges » dans la culture contemporaine ? Mais il en va du « retour des anges » comme du « retour de la religion ». Les modalités de ce retour confirment plutôt la disparition de l’ange prémoderne et l’exil de l’ange chrétien. En effet, la croyance « actuelle », de fait étonnamment prospère, dans les « esprits » apparaît à la fois et paradoxalement comme une protestation compréhensible contre le caractère anthropologiquement mutilant d’une culture technique qui rapetisse le réel aux seules dimensions qu’elle en maîtrise, et comme le fruit de cette culture. Elle en partage le présupposé fondamental selon lequel il n’est de rationalité que celle des « sciences dures ». Toute autre approche du réel est a priori considérée comme irrationnelle : elle relève du pur sentiment ou au mieux d’une opinion subjective invérifiable. Tout discours autrement rationnel sur l’ange, comme celui de la métaphysique ou de la théologie, étant frappé d’interdit, l’ange contemporain se trouve fatalement relégué aux marges extérieures de la rationalité. Il est condamné à habiter un sacré sauvage, irrationnel, de sorte qu’il ressemble beaucoup à ces sous-produits de l’imaginaire du matérialisme scientifique que furent naguère les extraterrestres et les autres martiens. Qui plus est, l’ange contemporain qui prolifère dans les « nouvelles spiritualités », comme le New Age par exemple, est un pur produit de la culture individualiste immanentiste secrétée par la modernité : une force d’appoint, sympathique et familière, pour la réalisation de mes projets personnels et de mon équilibre psychoaffectif. En tout cas, un ange qui n’évoque plus rien de l’altérité redoutable et des pénibles exigences morales du Dieu des chrétiens.

Bonino Serge-Thomas, Les anges et les démons : quatorze leçons de théologie catholique, Paris / Les Plans-sur-Bex : Parole et silence, 2007, pp. 97-99.


Illustration : Léonard de Vinci, L’Annonciation, huile et détrempe sur bois, 1889 (Florence, Galerie des Offices).

  1. Cf. C. TAYLOR, L’Âge séculier, Paris, 2011, pp. 61-82.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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