Cet article est une traduction de « Three Cheers for Wisdom: Clarifications Contra Critics » de Bradford Littlejohn publié sur The Davenant Institute.
La semaine dernière, j’ai écrit un bref résumé de nos objections (ici à Davenant) contre l’expression « vision chrétienne du monde », et expliqué pourquoi nous lui préférons le langage de la « sagesse ». L’article était à bien des égards une expérience permettant de voir si l’écriture d’une argumentation générale, sur des concepts importants et controversés était possible. Et tout cela en environ 1 500 mots. Je suis tenté de penser que cette expérience, en tant que telle, aurait pu être un échec, même si elle peut encore se révéler être le début d’une conversation édifiante.
Les réactions à cet article furent variées ; pour beaucoup, sûrement ceux qui connaissaient bien le phénomène auquel je répondais ou qui étaient en accord avec notre point de départ, cela semblait résonner profondément. D’autres le lisent comme une critique plus sévère et large que prévu, et défendent la notion de « vision du monde » en conséquence ; il y a beaucoup de « et que dire de X ? ». De plus, certains craignaient que la notion de « sagesse » que je proposais en remplacement ne soit trop faible ou fragile. Bref, bon nombre des questions soulevées étaient celles que j’aurais tenté d’aborder dans un essai de 4 000 mots, mais qui devront plutôt être abordées dans un essai de 1 500 mots plus un autre de 2 500 mots !
Clarifier la critique de la vision du monde
La première grande catégorie de questions ou d’objections pourrait être résumée comme suit : « Tu es trop dur avec ce terme de « vision du monde » ». J’avais essayé de prévenir cette objection en disant « en tant que métaphore, il n’est pas nécessaire d’évaluer [la vision du monde] comme « bonne » ou « mauvaise », mais plutôt en termes d’utilité ou d’inutilité ». J’ai également souligné plus loin que les tendances problématiques que j’ai observées pouvaient en principe être prévenues et évitées. Néanmoins, j’aurais dû insister davantage sur l’importance du contexte pour une véritable évaluation de l’« utilité » de ce concept ; car il ne faut pas nier que dans certains contextes, l’utilisation de ce concept s’avère être plus judicieuse. Avec le recul, en effet, mon but dans l’article était moins de proposer un abandon total du terme, que d’appeler à une période de jeûne et d’introspection dans certains « quartiers » du milieu évangélique où le terme a été abusivement utilisé pendant des décennies. Si vous n’avez pas habité un tel « quartier », vous pouvez vous estimer heureux et poursuivre votre route.
Je devrais aussi préciser que, en choisissant le titre et le sous-titre malheureux de The Universe Next Door de James Sire : A Basic Worldview Catalog, je ne faisais pas une critique globale de l’approche de Sire dans ce livre. Je ne cherchais pas non plus à faire une critique de l’ensemble de son œuvre. Mon propos était simplement d’illustrer le fait que la métaphore elle-même peut avoir tendance à renforcer le relativisme qu’elle est censée attaquer.
La deuxième grande catégorie de questions ou d’objections pourrait se résumer comme suit : « La « sagesse » fera-t-elle réellement tout le travail que la catégorie « vision du monde » réalise ? Il semble que ce dernier terme soit plus utile ». À cela, je répondrai trois choses.
Premièrement, j’ai proposé quelque chose comme la catégorie de la « sagesse en forme d’histoire », qui, à mon avis, permet de couvrir une grande partie du domaine que la « vision du monde » n’arrive pas à traiter. Deuxièmement, je m’opposais en partie à l’idée qu’il nous fallait un unique grand concept ou une phrase fourre-tout pour parler de la vertu intellectuelle chrétienne. Donc, si nous finissons par avoir besoin d’une gamme de termes différents, alors, mission accomplie. Troisièmement, cependant, je pense qu’une fois réduit à une simple catégorie descriptive destinée au diagnostic des différents préjugés et systèmes conceptuels que l’homme possède, le terme « vision du monde » pourrait trouver son utilité ; même si le terme « paradigme » pourrait tout aussi bien convenir.
Qu’est-ce que la « sagesse » ? Critiques de Michael Spangler
Une critique plus complète a été formulée plus tôt cette semaine par mon collègue Michael Spangler, et mérite une attention toute particulière ici. Michael a porté une série d’accusations contre mon œuvre qui peuvent elles-mêmes être résumées en trois grandes catégories (bien que je m’écarte ici de la façon dont il a lui-même organisé ses points) :
- J’ai rendu la « sagesse » pratique plutôt que théorique, remplaçant la connaissance par un simple rituel.
- J’ai utilisé la catégorie de « sagesse » pour introduire clandestinement un relativisme, un scepticisme ou une attitude anti-autorité injustifiés.
- J’ai minimisé la centralité de l’Écriture comme condition sine qua non de la sagesse.
Après avoir lu son article plusieurs fois, je suis surpris de voir à quel point je suis entièrement d’accord avec lui, et perplexe quant à la raison pour laquelle il penserait autrement. D’une part, je suis convaincu que cela doit être simplement dû à ma volonté de concision, qui m’a contraint à faire quelques remarques très importantes en très peu de mots, de sorte que Michael les a manquées de peu. Par exemple, mon affirmation selon laquelle la sagesse est avant tout une question de respect de la tradition – une réception de ce qui se transmet – occupait une unique clause, cruciale. Mais d’autre part, j’étais probablement moins clair que je n’aurais dû l’être. Permettez-moi donc d’essayer de clarifier tous ces points puis de voir quelles différences pourraient subsister.
Sagesse pratique et théorique
Tout d’abord, puisque « sagesse » est un terme que nous n’utilisons plus très souvent, nous allons tenter une définition plus exhaustive que celle de mon premier article. David Daube, dans son magnifique Law and Wisdom in the Bible, offre un résumé utile au moins de l’usage biblique de ce terme :
« Fondamentalement, la « sagesse » signifie une compréhension plus qu’ordinaire de la nature des choses ; elle est en partie un don, en partie le résultat de l’expérience, et elle confère à son possesseur une plus grande maîtrise de la vie. Cependant, ses diverses manifestations peuvent prêter à confusion. Il y a « sagesse » dans le sens de « sagacité » [ou] de « ruse »…Il y a « sagesse » dans le sens d’ »excellence dans l’artisanat ». Là où ce sens prévaut, le droit… est une branche de la sagesse, et en particulier le droit en tant que système de règles et de mécanismes détaillés et méticuleux… Il y a sagesse dans le sens de « modération », de « retenue », de « concessions »… Il y a « sagesse » dans le sens de « perspicacité pour une décision de vie ou de mort », un pouvoir qui sauve son détenteur et ceux qu’il approuve et qui détruit ses ennemis…Le plus souvent, lorsque l’on parle de son utilisation dans l’Écriture, on pense sans aucun doute à « une compréhension des voies de Dieu, des hommes et de la nature », à « une compréhension de la position de l’homme dans la société et du plan des choses » et à « la conduite à adopter par une personne possédant cette compréhension » ». (3-4)
Ce long résumé devrait être suffisant pour justifier mon insistance sur la nature souvent utile et pratique de la sagesse. Il devrait aussi être suffisant pour apaiser les craintes de Michael que je justifie en quelque sorte un abandon de la nature intellectuelle de la sagesse. Au contraire, ma revendication centrale pour la notion de sagesse, et la raison pour laquelle je pense qu’il est si crucial de la retrouver aujourd’hui, est qu’elle résume l’unité primordiale de la raison théorique et pratique que la modernité a tant cherché à détruire. Ce que je reproche à la « vision du monde », c’est qu’elle a souvent été complice de la séparation moderniste de la raison théorique et pratique en mettant trop l’accent, même par inadvertance, sur la théorie. Certains, comme Jamie Smith, ont répondu à cela avec ce qui peut sembler être un accent trop postmoderniste sur la pratique ; c’est apparemment à ce dernier que Michael associe mes revendications sur le rôle important du rituel dans la formation de nos habitudes du cœur et de l’esprit. Mais, contrairement à lui, je ne vois pas « un conflit entre les « systèmes conceptuels » et les « rituels, habitudes, symboles et formes de vie communautaire » ». Les deux doivent aller de pair. Et c’est exactement ce que nous nous efforçons de réaliser avec nos cours Davenant House Wisdom, qui impliquent une discussion intellectuelle rigoureuse encadrée par des rituels communs de prière, de louange, de préparation et de dégustation de repas, de jardinage, etc.
Michael tient particulièrement à souligner que les rituels ne doivent pas être éloignés de l’intellect, de peur qu’ils ne deviennent des exercices subjectifs d’autojustification dans la formation et l’accomplissement personnels. Les rituels doivent être encadrés par une autorité. En tant qu’individu dont le principal travail d’érudition tourne autour d’une récupération protestante du concept d’autorité, et en tant que défenseur infatigable de la restauration du culte du dimanche soir (un rituel faisant autorité que Michael demande dans son article) je ne peux que dire « Amen » à tout ce qu’il avance dans ces paragraphes.
Ou du moins, presque tout. S’il est tenu de choisir, Michael semble préférer un raisonnement plus rationaliste qu’empiriste sur la façon dont les humains acquièrent la connaissance/sagesse, en disant par exemple : « La Bible enseigne, et nous devrions faire de même, que la sagesse est premièrement une habitude intellectuelle avant de devenir une habitude pratique ». Le « premièrement » me semble être un terme délicat, un point sur lequel je reviendrai plus loin. Traitez-moi de païen, mais je suis d’accord avec Aristote (et Hooker !) pour dire que, comme nous le voyons dans la vie d’un être humain ordinaire, la connaissance se construit par l’expérience. Certes, ces connaissances acquises par l’expérience sont ensuite mises à l’épreuve et, le cas échéant, corrigées par les connaissances issues de la révélation ; l’expérience n’est guère une catégorie qui se justifie par elle-même. Cependant, il semblerait qu’une grande partie de l’hostilité de Michael à l’égard de l’ « empirisme » provienne d’une interprétation trop individualiste de ce que cela signifie ou de ce que je veux dire. Aristote, Hooker et moi affirmons que la forme principale que prend l’ « expérience » pour la plupart d’entre nous est celle d’apprendre, de recevoir (et de s’approprier activement !) l’expérience des temps anciens qui nous est transmise – que ce soit la science (l’expérience de la nature) ou le savoir théologique (l’expérience de l’activité de Dieu et de sa révélation dans l’histoire). Ainsi, je suis d’accord avec Michael lorsqu’il dit : « Nous n’apprenons pas la plupart des choses en regardant simplement le monde, peu importe que nous le fassions minutieusement. La plupart des connaissances humaines sont transmises tout comme la théologie l’est : ligne après ligne, précepte après précepte (Esa. 28:10). Elle vient d’en haut, ultimement de Dieu et par l’intermédiaire d’instructeurs qui font autorité, comme nous l’avons soutenu ».
Relativisme et harmonisation avec la réalité
Cela nous amène au deuxième point, qui peut être abordé plus rapidement : l’accusation de relativisme. Ici, je dois simplement protester contre le fait que Michael a donné à mon essai un sens qui lui est étranger (bien que la concision de l’article original ait peut-être laissé de la place pour de telles interprétations). Michael se plaint que « l’ »harmonisation » implique un processus constant d’ajustement sans aucun résultat stable ». Je dirais au contraire que la métaphore de l’« harmonisation » est tout à fait objective. Les anciens, en effet, étaient enclins à considérer la musique comme l’une des choses les plus objectives et les plus précises qui puissent être imaginées ; une note était soit en harmonie avec son octave, soit elle ne l’était pas et le plus petit écart avec le rapport mathématique voulait dire qu’elle ne l’était pas. Ainsi, quand je parle de « sagesse » comme d’une « harmonisation avec la réalité », je veux dire que notre quête devrait être de parvenir à une corrélation absolue, précise et fine avec la vérité du monde dans lequel elle est bien présente, la vérité pour laquelle nous avons été créés et que nous devons faire nôtre. Dire que dans cette vie nous n’atteignons jamais pleinement une telle harmonisation n’est pas nier de manière relativiste qu’elle existe, mais une simple affirmation fondamentale de la finitude. Mais à la question de Michael quant à savoir s’il est possible « d’avoir un véritable système [théologique] qui soit réellement exempt d’erreurs, au moins dans ses « hypothèses fondamentales » », je (ainsi que le Davenant Institute de manière générale) répondrais un immense « oui ! ». (Cependant, cette dernière affirmation est cruciale.)
Comme je l’ai déjà dit, Michael semble aussi me lire comme articulant un mode individualiste d’acquisition du savoir (avec inévitablement des résultats relativistes), alors qu’en fait j’ai bien pris soin de mettre en avant le fait que la sagesse est « transmise de génération en génération ». En effet, quel fidèle de Richard Hooker pourrait faire autrement ? Certes, j’étais, et je suis, très désireux de souligner que nous ne recevons pas passivement ce qui nous a été transmis – ce serait un modèle de tradition catholique, plutôt que protestant. La croissance en sagesse doit avoir eu lieu chez un individu, en vertu de l’attention active qu’il porte à la réalité qui lui a été donnée d’habiter.
La sagesse et la crainte de l’Éternel
Qu’en est-il alors de la dernière préoccupation de Michael, à savoir que ma conception de la sagesse « nie implicitement que la sagesse est d’abord et avant tout une question de soumission à Dieu » ? Michael me reproche spécifiquement d’avoir réduit l’affirmation de Prov. 9:10 « le commencement de la sagesse, c’est la crainte de l’Éternel » à « la crainte de l’Éternel est au centre de la sagesse ».
Je ne veux certainement pas nier Prov. 9:10 – ce ne serait vraiment pas sage de ma part – mais il serait également imprudent de ne pas demander comment nous devrions l’interpréter. Etant donné que beaucoup des paroles de sagesse trouvées dans les Proverbes eux-mêmes font écho à des aphorismes similaires trouvés dans la littérature extrabiblique, et étant donné que les Proverbes décrivent souvent la sagesse en termes courants de bon sens, il semble insensé de lire Prov. 9:10 comme affirmant que « rien que nous puissions qualifier de sagesse ne peut exister s’il ne commence pas par la foi et l’obéissance au Dieu d’Israël (et à la lumière du NT, au Seigneur Jésus Christ) » . Michael voudrait-il vraiment nier qu’un juge expérimenté, juste et miséricordieux (mais incroyant) puisse exercer la justice avec sagesse ? Veut-il nier qu’un artisan habile puisse construire ou sculpter avec « sagesse », comme le font Betsaleel et Oholiab dans Ex. 31, à moins d’aimer le Seigneur ? Certes, Betsaleel et Oholiab ont peut-être eu la véritable sagesse de la piété en plus de leur sagesse dans le travail du métal, mais je ne pense pas que cela signifie que la seconde ne vaille rien en l’absence de la première – qu’il n’y a pas de véritable connaissance d’une partie de la réalité sans reconnaissance explicite du principe transcendant de toute cette réalité. C’est l’erreur d’une vision du monde vantilienne. Une erreur que mon essai original souhaitait vivement contester.
Ici, la longue liste des différents sens bibliques du mot « sagesse » de Daube peut nous aider. Il y a des sens dans lesquels nous pouvons et devons reconnaître que la sagesse est présente, même lorsque la crainte du Seigneur n’est pas présente – la sagacité, le savoir-faire, la perspicacité – précisément parce que ce sont toutes des formes d’une harmonisation, habituée et instruite, avec la réalité commune que Dieu nous donne de connaître, d’aimer et de vivre. Cependant, il est également vrai que la pleine intégration de ces derniers, et leur subordination à leur fin véritable, requièrent la crainte du Seigneur, et le réalignement de toutes ces sagesses partielles sur Celui qui est Sagesse. C’est cet enseignement biblique essentiel qui nous est rappelé par Prov. 9:10.
À mon avis, mon article initial prend soin de souligner les deux côtés de cette dialectique, soulignant en conclusion que l’histoire de l’Écriture donne au chrétien un aperçu unique « de la nature et de la fin des choses » et que seules les vertus du disciple peuvent mener la sagesse à la perfection et à la plénitude de la perspicacité. Tout ce que je nie – l’erreur de la vision du monde – c’est que nous devrions penser que la simple connaissance de certaines vérités de la révélation spéciale, sans une attention à la révélation générale que l’Écriture présuppose, peut nous permettre de prendre un raccourci pour atteindre la sagesse véritable, la connaissance sans apprentissage, et la vertu sans lutte.
Je m’attends à ce que mon ami Michael soit d’accord avec tout cela, même si nous sommes en désaccord sur le fait que ceci figure dans mon article original. J’espère toutefois que cet échange nous a donné l’occasion, à nous deux et à nos lecteurs, d’acquérir un peu de sagesse.
Royal Collection Trust / © Her Majesty Queen Elizabeth II 2020
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