Une défense exégétique de la Loi Naturelle : la littérature juive extra-canonique (3/5)
20 août 2019

Nous poursuivons notre traduction de la série “An exegetical case for natural law” d’Andrew Fulford publiée sur The Calvinist International avec le troisième article. Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles de cette série ici.


La littérature extracanonique juive, y compris, mais sans s’y limiter, les Apocryphes, fournit le contexte et le décor qui ont formé le « mobilier mental » des premiers auditeurs du NT. C’est aussi le premier exemple de la manière dont l’AT (dont j’ai parlé dans mon article précédent) a été interprété par rapport à notre sujet de réflexion. Tant que nous permettons aux Écritures de rejeter ce contexte si et quand elles le souhaitent, nous ne pouvons pas être en danger en en connaissant davantage à son sujet. Et en effet, nous verrons que le NT est en grande partie d’accord avec la perspective que je vais examiner ici.

Ben Sira

Sirach commence à louer la gloire du Créateur dans ses œuvres avec ce commentaire:

42:15 Je veux maintenant rappeler tout ce que le Seigneur a fait; ce que j’ai observé, je veux le raconter. C’est par la parole du Seigneur que tout a été créé; ce qu’il a décidé s’est réalisé conformément à ce qu’il voulait.
16 Ainsi que le soleil brille sur toutes choses, on voit la gloire du Seigneur dans tout ce qu’il a fait.

Bockmuehl identifie à juste titre ce discours (il se réfère à l’intégralité de 42:15-43:33) comme étant un exemple de théologie naturelle. 1 Le point de 42:16 est assez évident : la clarté de la lumière du Soleil pour tous les peuples est une analogie appropriée à la gloire de Dieu que tous les peuples peuvent voir dans toutes ses œuvres. Bien entendu, l’idée de la gloire de Dieu apparente dans la création n’est pas une description de « valeur neutre ». La gloire exige la reconnaissance, et ainsi ce texte affirme N1, N2, et N3 en seulement deux versets. 

Testament de Nephtali

Le Testament de Nephtali, qui fait partie des très controversés Testaments des Douze Patriarches, 2 un livre qui prétend offrir les derniers commandements des fils de Jacob, fournit un exemple encore plus clair de la pensée de la loi naturelle. Bockmuehl relève le  passage suivant: 3

Le soleil, la lune, et les étoiles n’altèrent pas leur ordre ; ainsi n’altèrerez pas l’ordre établi par Dieu par le désordre de vos actions. En déviant l’ordre, et se détournant du Seigneur, les idolâtres dévots des morceaux de pierre et bois divaguèrent en se modelant sur les esprits d’erreur [errants]. Ne soyez pas comme eux, vous mes enfants, mais discernez ce que le Seigneur a créé dans tous ses travaux sur terre, en mer et jusqu’au firmament, et ne pas devenir comme les sodomites qui trahirent l’ordre de nature. 3 Les vigiles aussi trahirent l’ordre de nature, et le Seigneur les maudit au déluge, car par leurs desseins ils avaient dévasté la terre au point qu’elle était désertique et sans fruit.

La logique de Nephtali est la suivante : les cieux suivent l’ordre donné par Dieu, et font bien. Par conséquent, vous devriez aussi suivre l’ordre de Dieu. Les païens ont abandonné le Seigneur, et ont commencé à adorer les choses créées, et ont ainsi « changé » l’ordre de Dieu. En revanche, les enfants de Nephtali doivent faire le contraire : dans l’ordre créé, ils doivent discerner Dieu en tant que Créateur (et, implicitement, adorer ce Créateur, et non ce qu’ils discernent comme étant ses créatures). Le patriarche donne ensuite deux autres exemples tirés de la Genèse de figures qui ont violé « l’ordre de la nature » : Sodome (connue pour son activité homosexuelle), et les vigiles, reflétant l’interprétation commune selon laquelle « les fils de Dieu » qui épousèrent « les filles des hommes » dans Genèse 6 étaient des anges déchus se mariant avec des humains. Il s’agirait d’un type de reproduction inter-espèces, évidemment contraire à la nature. Ce qui est évident à travers tout ce texte, c’est que la nature elle-même est l’ordre de Dieu, et donc sa violation signifie, ipso facto, la violation de la volonté de Dieu. Le texte prouve évidemment N1 et N2, et en décrivant les Gentils comme méchants dans la ligne suivante du livre, 4il confirme ce qui devrait être évident dans ce seul paragraphe : les Gentils, les Sodomites, et les vigiles sont coupables pour avoir enfreint l’ordre de la  nature. Ainsi N3 est prouvé par implication, car l’ignorance absolue est disculpatoire.

Pseudo-Phocylide

Bockmuehl mentionne aussi à juste titre le texte pseudépigraphe de sagesse juif de Pseudo-Phocylide, 5qui contient des commentaires tels que : 6

175 Ne reste pas sans te marier, ne meurs pas sans léguer ton nom ;
176 écoute la nature, engendre à ton tour, comme tu fus mis au monde. 
7

…190 Ne transgresse pas les lois naturelles de l’amour au profit de l’illicite Cypris.
191 les animaux eux-mêmes répugnent à des unions entre mâles. 
8

Ces sentences affirment N1 et N2, et la dernière, en soutenant que même les animaux reconnaissent la loi naturelle, soutient N3.

Sagesse de Salomon

Cependant, les trois sources juives les plus célèbres qui soutiennent la loi naturelle sont la Sagesse de Salomon, Philon et Josèphe. Bockmuehl fait référence à des exemples clairs de ce type de raisonnement dans chaque source. Dans le cas de la Sagesse, Collins nous informe que les spécialistes ont conclu que, plutôt que de considérer simplement le platonisme et le stoïcisme, l’auteur assume un fond de platonisme moyen et de stoïcisme moyen, qui se rapprochent plus étroitement de la cosmologie juive d’un Créateur transcendant à côté d’un ordre intermédiaire. 9 Il convient également de noter que beaucoup d’érudits ont vu la Sagesse en particulier derrière la logique de Paul dans Romains 1, ce qui pourrait être possible (si Paul connaissait des poètes païens, il aurait pu connaître la Sagesse). Dans la Sagesse, nous lisons des paroles comme celles-ci:

[1] Tous les hommes, en qui est l’ignorance de Dieu, sont vains par nature ; ayant vu le bien, ils n’ont pu connaître Celui qui est ; ayant considéré les œuvres, ils n’ont pas connu l’Artisan.
[2] Ils ont regardé comme des cieux, régulateurs du monde, soit le feu, soit le vent, soit l’air mobile, soit le cercle des étoiles, soit l’onde impétueuse, soit les luminaires du ciel.
[3] Si, charmés de leur beauté, ils les ont pris pour des dieux, qu’ils comprennent combien est plus beau le Maître, puisque le Créateur même de la beauté à créé ces êtres.
[4] S’ils ont été émerveillés de leur force et de leur énergie, qu’ils songent combien Celui qui les a mis en ordre est plus fort qu’eux.
[5] Car il est visible qu’à la grandeur et à la beauté des créatures correspondent la grandeur et la beauté du Créateur.
[6] Mais enfin, à ces hommes il y a d’abord peu de reproches à faire ; car ils s’égarent facilement, cherchant Dieu et Le voulant trouver.
[7] Attirés par Ses œuvres, ils s’enquièrent et ont foi en l’apparence, tant ce qu’ils voient est beau.
[8] Mais ensuite, s’ils persistent, ils sont impardonnables.
[9] Car s’ils ont pu en savoir assez pour estimer les choses du temps, comment ont-ils tardé à trouver Celui qui en dispose ?

Sagesse 13

L’auteur de la Sagesse a indéniablement affirmé N1 et N2 ; la logique de ce passage implique quelque chose comme N3, en ce que même les païens non régénérés sont accusés de ne pas avoir répondu à ce qui était visible.

Philon

Que Philon ait soutenu la doctrine défendue dans cet essai ne surprendra personne. Je vais donner juste un exemple clair tiré de I’ étude de Bockmuehl, 10dans le texte De Vita Mosis 2.48 :

En effet, il ne s’est pas attaché comme n’importe quel historien à laisser à la postérité des monuments des événements passés en vue d’un plaisir inutile de l’esprit, mais il a relaté les faits anciens en commençant directement par la création de l’univers pour démontrer deux choses absolument indispensables : l’une, que la même personne, Père et Créateur du monde, était aussi en vérité le Législateur, l’autre, que celui qui observerait les lois chérirait la nécessité d’obéir à la nature et conformerait sa vie à l’ordre universel, accordant harmonieusement ses paroles à ses actes et ses actes à ses paroles 11

Josèphe

Le grand historien juif est également d’accord avec notre position. Bockmuehl donne plusieurs exemples de son travail, 12mais quelques citations d’une section, Contre Apion 2.190-219, suffisent pour illustrer clairement sa pensée :

 (190) Quelles sont donc les prescriptions et les défenses de notre loi ? Elles sont simples et connues. En tête vient ce qui concerne Dieu : Dieu, parfait et bienheureux, gouverne l’univers ; il se suffit à lui-même et suffit à tous les êtres ; il est le commencement, le milieu et la fin de toutes choses ; il se manifeste par ses œuvres et ses bienfaits, et rien n’est plus apparent ; mais sa forme et sa grandeur sont pour nous inexprimables.  

Et un peu plus loin

(199) Quelles sont maintenant les prescriptions relatives au mariage ? La loi ne connaît qu’une seule union, l’union naturelle de la femme, et seulement si elle doit avoir pour but de procréer. Elle a en horreur l’union entre mâles et punit de mort ceux qui l’entreprennent.

1Q27 1.i.9-11 et les rabbins

Par contre, selon Bockmuehl, deux groupes de Juifs se préoccupent peu de la loi naturelle : les compilateurs des manuscrits de Qumrân et les rabbins. Dans le premier cas, Bockmuehl cite un exemple 13d’une sorte de raisonnement de loi naturelle, au 1Q27 :

Il est vrai que tous les hommes rejettent le mal, pourtant il se propage en chacun d’eux. Il est vrai que la vérité est appréciée dans la bouche des nations, l0 pourtant est-il une langue ou une parole qui lui soit attachée ? Quelle nation désire être opprimée par une autre qui est plus forte ? Ou bien qui veut voir son argent dérobé par un malfaiteur ? Pourtant est-il une nation qui n’ait point opprimé sa voisine ? Est-il un homme qui n’ait point dérobé le bien [d’un autre…] 14

En fait, ceci est plus clairement un témoin de ius gentium. Cependant, il peut supposer une certaine prise de conscience de la raison « évidente » de ces points communs jurisprudentiels, par exemple, la douleur n’est évidemment pas souhaitable, et donc aucune nation ne veut être oppressée. Quoi qu’il en soit, les écrivains de Qumrân reconnaissent que lorsque les gens enfreignent ces lois, ils ne le font pas par ignorance totale du bien, mais plutôt au mépris de leur connaissance.

Avant de passer aux données du NT, il convient de se demander quelle est l’importance de l’écart entre ces deux groupes et le modèle que nous voyons ailleurs. À ce stade, il peut être pertinent que, comme James B. Jordan l’a noté :

Jésus a accusé sans ambages les Juifs de son époque de ne pas comprendre la révélation mosaïque, parce qu’ils l’avaient réduite à une simple loi (Marc 7:1-23). Il a déclaré que le premier but de la Torah était de révéler Dieu, et donc de le révéler comme le Fils de Dieu. Si les Juifs avaient bien lu la Torah, ils auraient reconnu Jésus comme Dieu (Jean 5:45-46). Le fait qu’ils ne le reconnaissaient pas signifiait qu’ils avaient mal lu Moïse (Luc 24:27).

Comment la Torah désigne-t-elle Dieu ? Symboliquement. Tout ce qui est créé par Dieu Le révèle, et est donc un symbole de Lui dans un sens particulier aussi bien que général. Il en va de même pour tous les aspects de la Bible. L’Ancienne Alliance est un type de la Nouvelle, et tout ce qu’elle contient symbolise – désigne – Dieu et le Christ. Tout dans la « loi mosaïque » pointe vers Dieu, et représente le Christ à venir. C’est cette dimension symbolique qui est primordiale, car c’est la dimension symbolique qui révèle la personne et le plan de Dieu.

Nous devons donc dire que si les Juifs n’ont pas reconnu Jésus comme l’accomplissement de la révélation mosaïque, c’est parce qu’ils avaient abandonné l’approche symbolique de la Torah. Ils l’avaient réduit à une simple loi. 14

Est-il possible que, tout comme les rabbins ont mal lu la Torah, ignorant sa figuration symbolique du Christ, ils aient manqué la signification, ou du moins l’importance, de la manière dont la nature signifie Dieu et le sens de la vie humaine, à cause du même problème spirituel ? En d’autres termes, les rabbins et les pharisiens sont passés à côté du fait que Jésus était l’accomplissement de la Loi, car ils étaient déterminés à comprendre la Torah juive comme une fin en soi. Ils ont été aveugles devant la fin vers laquelle la Torah pointait, et ont donc mal compris le sens de la Loi. Mais ce même échec psychologique, cette détermination à voir la Loi comme une fin en soi, et à assurer une importance unique à la Torah comme fondement même du cosmos, pourrait aussi les aveugler sur l’existence et l’importance de la loi naturelle. En effet, voir la Loi comme une fin en soi, a eu pour conséquence de ne pas obéir aux choses plus importantes de la Loi, comme la miséricorde, la justice, et la fidélité. Les buts qui incarnent l’épanouissement de l’être humain étaient aussi les points que l’approche pharisienne du but de la Loi occultait ; et ce sont ces points plus importants de la Torah que la loi naturelle communique aussi plus clairement aux êtres humains.

La loi de la nature ne peut servir de prétexte pour qu’une partie quelconque de l’humanité se vante de ses caractéristiques particulières, car par essence, tous les peuples possèdent la loi naturelle. Elle n’était donc d’aucune utilité pour les principales préoccupations des successeurs des Pharisiens, et peut-être même pouvait-elle les menacer. 

Mais les mêmes caractéristiques de la loi naturelle font qu’il est a priori probable qu’une religion catholique comme le christianisme en ait quelque utilité. Et, comme nous le verrons dans le prochain épisode, cet a priori a été réalisé a posteriori.


  1. Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 98. 
  2. Cet ouvrage n’est peut-être pas strictement conforme aux limites de cet article, car certains chercheurs prétendent qu’il s’agit d’un ouvrage chrétien, tandis que d’autres soutiennent que certains éléments n’ont été interpolés que par les chrétiens. Voir ici pour plus de discussion sur les origines du texte ; il a probablement été écrit quelque temps après la destruction de Jérusalem, et certainement avant Tertullien, qui le cite.  
  3. Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 101. 
  4.  “Ne soyez pas comme eux, vous mes enfants, mais discernez ce que le Seigneur a créé dans tous ses travaux sur terre, en mer et jusqu’au firmament, et ne pas devenir comme les sodomites qui trahirent l’ordre de nature.” 
  5. Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 102. 
  6. Ce texte a probablement été écrit entre 100 av. J.-C. et 100 apr. J.-C., donc dans un contexte très proche de celui de la période du NT. 
  7. Pascale Derron, Sentences. Collection Des Universités De France (Paris: Les Belles Lettres, 1986), 14. 
  8. Pascale Derron, Sentences. Collection Des Universités De France (Paris: Les Belles Lettres, 1986), 15. 
  9. Collins, Encounters with Biblical Theology , 119. 
  10. Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 108. 
  11. Roger Arnaldez, Les Œuvres De Philon D’Alexandrie, vol. 22, De Vita Mosis(Paris: Ed. Du Cerf, 1961), 213. 
  12. Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 110. 
  13. Bockmuehl, Jewish Law in Gentile Churches, 104. 
  14. Michael Owen Wise, trad. Fortunato Israël, Les Manuscrits De La Mer Morte(Paris: Plon, 2001), 205.
  15. [traduction libre] James B. Jordan, Studies in Food and Faith, 43 (version digitale). Jordan a sans doute décrit la loi naturelle d’une autre manière : les symboles sont des réalités communicatives. Dire que toute chose créée symbolise Dieu, c’est dire que toutes les choses, dans leur structure intrinsèque, sont destinées à faire connaître Dieu à ceux qui observent ces choses. 

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