Une critique du présuppositionnalisme de Van Til (9/9) : Conclusion
20 janvier 2020

Cet article est la neuvième partie d’une série de traduction d’un article de Keith A. Mathison originalement publié sur Tabletalkmagazine.com.
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Conclusion

Cornelius Van Til était, selon toute vraisemblance, un homme d’Eglise et un chrétien pieux, et nous pouvons tous en être reconnaissants et, à cet égard, chercher à le suivre. Pour autant que nous le sachions, il était et reste un frère en Christ avec lequel tous les vrais croyants passeront l’éternité à adorer notre Seigneur, et son appel pour une foi sans compromis en Christ est quelque chose que nous devrions tous annoncer. La grande majorité de ceux qui se considèrent comme des disciples de Van Til sont aussi des chrétiens pieux et humbles, frères et sœurs en Christ. Cela dit, quelle devrait être notre réponse à Van Til si les quelques critiques que j’ai formulées sont exactes ?

C’est une question à laquelle chaque chrétien doit répondre par lui-même. Beaucoup de Van Tilliens croient fermement que les travaux de Van Til apportent quelque chose d’unique et d’utile. Ils diront peut-être que même si certaines ou toutes les critiques que j’ai formulées sont exactes, la pensée de Van Til vaut la peine d’être développée. S’il y a des problèmes avec sa pensée, ils peuvent être corrigés ou clarifiés sans détruire le cœur de son système de pensée. Je respecte les frères chrétiens qui arrivent à cette conclusion, mais je ne peux pas être d’accord avec eux. En raison des questions que j’ai soulevées plus haut, il est impossible de faire l’éloge du présuppositionnalisme de Van Til en tant que système réformé cohérent d’apologétique, de philosophie ou de théologie.

Tout d’abord, la pensée de Van Til, du début à la fin, est tout simplement trop ambiguë, vague et confuse. Van Til a passé des décennies à essayer d’expliquer ce qu’il voulait « vraiment » dire et à construire sur sa pensée, mais l’imprécision de sa signification rend douteux tout édifice construit sur ses fondations. Le manque de précision, de clarté et l’ambiguïté de ses écrits ne constituent pas une base solide pour toute entreprise théologique. On peut donc se demander si persister à vouloir construire sur la pensée peu claire de Van Til aura un quelconque bénéfice réel et durable pour l’Église. Il est plus probable que l’ambiguïté inhérente à son système de pensée continuera à porter le genre de fruit dont nous avons déjà été témoins au cours des soixante-dix dernières années1.

Considérez encore une fois que la question de la connaissance de l’incroyant est l’un des principes clés du système de pensée de Van Til. Pourtant, malgré sa nature fondatrice, c’est l’un des éléments les moins clairs de tout son corpus. Elle peut être et a été interprétée de plus d’une façon, et selon la façon dont elle est interprétée, elle est soit absurde, non biblique et autodestructrice (si l’on dit sans réserve que l’incroyant ne peut absolument rien savoir vraiment), soit complètement triviale (si l’on dit que l’incroyant sait certaines choses vraiment). Beaucoup de Van Tilliens, ceux qui placent une emphase importante sur l’antithèse, optent pour la première interprétation, ce qui rend tout effort d’apologétique, présuppositionnelle ou non, tout bonnement impossible. Van Til lui-même opte apparemment pour la dernière option, mais si c’est son véritable point de vue, cela sape l’importance qu’il accorde à sa doctrine de l’antithèse et rend nulle et non avenue sa thèse contre l’apologétique réformée traditionnelle.

Les tentatives de reformulation théologique de Van Til sont également des raisons pour lesquelles son travail n’est pas recommandable. Sa reformulation de la Trinité, par exemple, comme « une personne et trois personnes » est franchement irresponsable et a conduit beaucoup de ses étudiants et défenseurs à écrire et à parler comme s’il était parfaitement acceptable de jouer légèrement et librement avec le langage théologique. Cela aussi nuit gravement à l’Église. Aussi centrale qu’est la doctrine de la Trinité pour Van Til, il n’y a aucune excuse pour sa formulation ambiguë. Il y a encore moins d’excuses pour certains de ses disciples qui continuent à le défendre et laisser son message se répandre parmi les brebis qui leur ont été confiées. En ce qui concerne les attributs divins, l’enseignement de Van Til sur l’immuabilité n’est pas clair, et ce manque de clarté porte encore aujourd’hui des fruits amers parmi ses étudiants qui redéfinissent et rejettent le théisme classique et se rapprochent toujours plus d’une synthèse de la théologie réformée et de certaines versions de la théologie dite « process theology ».

L’incapacité constante de Van Til à représenter avec exactitude l’enseignement des autres tout au long de l’histoire de l’Église est une autre raison importante pour laquelle son travail ne peut être recommandé à l’Église. Une grande partie de ce qu’il dit au sujet de l’enseignement des autres est franchement incorrect, et presque tout ce qu’il dit est basé sur de simples affirmations. Il n’y a généralement pas de notes de bas de page où l’on trouve une idée que Van Til attribue à un théologien ou à un philosophe en particulier. Cependant, lorsqu’on examine les écrits de ces théologiens et philosophes, on découvre souvent que ce qu’ils enseignent réellement est très différent de ce que Van Til dit qu’ils enseignent. Il est donc impossible de se fier à ses déclarations au sujet de théologiens ou de philosophes.

Le récit de Van Til sur l’histoire de la théologie s’est également révélé inexact. Depuis plusieurs décennies, les théologiens réformés sont à l’avant-garde des efforts pour comprendre l’histoire de la Réforme dans son contexte. Leur étude des théologiens médiévaux, des théologiens de la Réforme et des théologiens de l’après-Réforme a révélé que le récit que Van Til a enseigné, et que certains de ses étudiants continuent inexplicablement à enseigner, ne correspond pas aux faits historiques. Son récit de la théologie de la fin du Moyen Âge, de la scolastique, de la théologie de Thomas d’Aquin, de la théologie de Calvin et de la théologie des scolastiques réformés, entre autres, s’est révélé inexact et trompeur à divers égards. Ce qui devient de plus en plus clair chaque jour, c’est que l’enseignement de Van Til, au lieu d’être un retour à la théologie de la Réforme, est en fait une aberration qui ne ressemble guère ou pas du tout à la pensée réformée classique.

Cela est dû en grande partie aux hypothèses philosophiques modernistes de Van Til. La pensée philosophique de Van Til est une étrange combinaison de principes incohérents qui sape la théologie réformée classique et l’orthodoxie chrétienne. Ses propres disciples ne semblent pas être en mesure de déterminer si sa pensée reflète l’idéalisme philosophique et dans quelle mesure. Quelles que furent ses positions philosophiques, son choix de s’aligner sur la majorité de la philosophie post-Lumières en rejetant l’ancienne tradition philosophique « réaliste » était une erreur qui continuera à affecter négativement la manière dont ceux qui le suivent formulent la doctrine de Dieu.

Quand nous trouvons un théologien qui se caractérise par un langage toujours ambigu, une absence de quelconque soutien exégétique réel pour ses revendications les plus importantes, l’incapacité constante de représenter fidèlement l’enseignement des autres, une approche laxiste du langage des confessions auxquelles il prétend adhérer et une philosophie qui tente de synthétiser des principes mutuellement contradictoires, nous obtenons un exemple parfait de comment ne pas faire de théologie. Quand un tel théologien est considéré par beaucoup comme le théologien le plus profond et le plus important de l’histoire réformée moderne (sinon de toute l’histoire réformée), cela révèle l’existence d’un problème important dans l’Église.

À la lumière de tous ces problèmes avec la pensée de Van Til, il est clair que lorsque les chrétiens réformés du XXe siècle ont suivi Van Til et adopté son présuppositionnalisme à la place de l’apologétique et de la théologie traditionnelle des théologiens scolastiques réformés des XVIe et XVIIe siècles, ils ont abandonné et renoncé à un précieux droit de naissance. Ce qui a remplacé ce droit de naissance a été particulièrement préjudiciable à l’Église réformée contemporaine. Un examen attentif des écrits de Van Til et une comparaison avec les théologiens réformés classiques révèle que tout ce que Van Til a dit de vrai a été dit beaucoup plus clairement et soigneusement par les autres théologiens. Cependant, il a aussi dit trop de choses fausses, pour recommander sans réserve ses écrits à de jeunes chrétiens influençables.

Malgré ses intentions apparemment sincères et ses tentatives de répondre à des problèmes réels dans la philosophie et la théologie du XIXe siècle, Van Til a également imaginé des problèmes là où il n’y en avait pas – en particulier quand il a lu avec rétrospection des idées propre au XIXe siècle dans des écrits du XIIIe siècle ou aux XVIe et XVIIe siècles. Si nous lisons la théologie et l’apologétique réformées traditionnelles des XVIe et XVIIe siècles, avec ne serait-ce qu’un peu de charité, nous voyons qu’elles n’enseignaient pas ce que Van Til prétend dans ses écrits. Si nous prenions le temps de relire attentivement les scolastiques réformés, nous découvririons que ce sont eux, et non Van Til, qui nous fournissent une approche théologique et un fondement pour un travail d’apologétique biblique, clair, précis et systématiquement cohérent.


  1. J’ai parfois remarqué que certains accusent le manque de clarté dans les écrits de Van Til du fait de ses origines Néerlandaises et que l’anglais était sa deuxième langue. Cela semble être une excuse très mauvaise. Van Til s’est installé aux États-Unis lorsqu’il avait 10 ans et a bien appris l’anglais. À l’âge adulte, il enseignait, prêchait et écrivait en anglais. Ses sermons enregistrés sont consultables en ligne, et il est même difficile de détecter un accent. Si sa maîtrise de l’anglais était si mauvaise que certains de ses défenseurs le prétendent, alors il n’aurait pas dû être autorisé à enseigner et à prêcher à des anglophones. Il aurait dû limiter ses enseignements et ses prêches aux Néerlandais.[]

Hadrien Ledanseur

Enfant de Dieu, passionné par la théologie et la philosophie. S'il est enfant de Dieu, c'est exclusivement en vertu des mérites de Jésus-Christ et de la grâce de Dieu. Si Dieu le veut, il se fiancera bientôt !

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5 Commentaires

  1. Tribonien Bracton

    À l’issue de cette série, je crois que je suis prêt à dire que je ne suis pas présuppositionaliste. Je pense toutefois que l’habitude des présuppositionalistes de cibler les présuppositions fautives des croyances païennes est extrêmement efficace (plutôt que de systématiquement se sentir obligé d’argumenter en fonction des fausses prémisses capricieusement établies par les païens)… « la meilleure défense est une bonne attaque », comme on dit.

    En outre, je trouve très curieux que des importants représentants de l’apologétique classique comme Robert Charles Sproul Sr, William Lane Craig et Keith Mathison soient tellement réticents à admettre le créationnisme terre-jeune, alors qu’ils sont a priori bien placés pour ce faire puisque la théologie naturelle du classicalisme ouvre la porte à l’évidentialisme (étude de la révélation générale), laquelle vient à sont tour confirmer la compréhension traditionnelle de la cosmogonie biblique. J’ai fort l’impression qu’il n’y a pas que les apologètes présuppositionalistes qui ont de sérieuses questions à se poser.

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    • Hadrien L.

      Sans commenter sur le créationnisme terre-jeune, je n’estime pas que tous les classicistes sont évidentialistes. En fait, ceux comme Wiliam Lane Craig le sont ouvertement, mais ceux qui sont réformés ne le sont, à mon avis, pas.
      En effet, en s’inscrivant dans la tradition réformée, nous faisons appel à la nature, mais pas en dehors des Écritures. Nous reconnaissons amplement que les arguments ne peuvent pas convertir l’homme naturel et difficilement briser ses fortifications. Et même « l’argument transcendantal peut être un argument utile dans la boîte à outils de l’apologiste, mais pas au prix de la dépréciation ou de la négligence du livre de la nature. » (FESKO, John, Reforming Apologetics, Baker Publishing Group, Édition du Kindle, p.7). Pareillement, une démarche utile dans la boîte à outils de tout apologiste est de remettre en question des présupposés. Mais la logique et la raison ne sont pas des présupposés, mais des points de départs que croyants et incroyants partagent en commun. Le croyant n’est pas plus immunisé que l’incroyant contre les fautes logiques, même si par la lumière de l’esprit dans son intellect, il a certainement un avantage.

      Dans Reformed Dogmatics de Bavinck on voit qu’il rejette l’idéalisme et donc a fortiori le système Van Tilien. Pour Bavinck le réalisme est vrai, et ainsi : « Le monde créé est le fondement externe de la connaissance humaine (principium cognoscendi externum). Cependant, pour que cette connaissance devienne une partie de notre conscience humaine, la lumière de la raison doit nous permettre de découvrir et de reconnaître le logos dans toutes choses. » (BAVINCK, Herman, Reformed Dogmatics, 3:7, l’Écriture est aussiprincipium cognoscendi externum). On ne tombe pas dans le rationalisme en disant que nos sens ne trompe pas et que nous pouvons déduire des choses de la nature. Même si notre intellect n’est pas autonome, et qu’il est faible à cause de la chute, l’Imago Dei n’est pas complétement absent chez les hommes et il est possible de raisonner de façon abstraite aussi bien pour l’incroyant que le croyant.

      Quoi qu’il en soit, nous sommes contents si cette série à permis à quiconque d’avoir un avis plus nuancé et réfléchi, ainsi qu’une réalisation que les réformés ne sont pas de facto présuppositionalistes, mais qu’au contraire, ils se sont dès le début inscrit dans la ligne philosophique de l’église de tout âge. Ce n’est pas avant la modernité que le raisonnement idéaliste chez les réformés fait son apparence et ce n’est en rien l’essence de l’apologétique réformée.

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    • Maxime N. Georgel

      Salut Tribonien Bracton.

      R.C. Sproul s’est prononcé ouvertement à la fin de sa vie pour le créationnisme terre-jeune. Mais il ne me semble pas que cela soit directement lié au débat autour du préssupositionnalisme. Quoi qu’il en soit, je suis vraiment heureux de voir que cette série a pu te faire réfléchir. Je te rejoins dans l’utilité d’attaquer les présuppositions, d’utiliser parfois et avec modération le vocabulaire de « vision du monde » et même d’utiliser quand cela est pertinent un argument transcendantal.

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  2. François KOYO

    Je suis surpris de ce que je viens de lire sur Cornélius Van Til. Et pourtant j’ai sous la main un livre écrit par Dr. Raymond Perron sur ses oeuvres en ce qui concerne l’apologétique dont le titre: Plaidoyer pour la foi chrétienne, que je vous recommande.
    Pour ma part, je considère Van til comme pasteur, théologien et défenseur de la foi chrétienne. Bon, tout n’est parfait ,comme aussi chez tous les réformateurs. En cela je bous remercie pour votre analyse critique sur son apologétique. Au delà de tout, Van Til est un frère.

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    • Maxime N. Georgel

      Cornelius est certainement un chrétien et un frère, mais il ne me semble pas que ses dérives soient comparables aux erreurs que l’on peut rencontrer chez les Réformateurs…

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