La « stratégie » de la guerre culturelle (1/3)– Joe Minich
30 janvier 2020

Traduction de l’article initialement publié sur le blog du Davenant InstituteStrategy in the Culture Wars (Part 1 of 3)”. Le traducteur signale qu’il a édité assez lourdement le texte pour davantage de clarté, sans toucher au sens ni au message.


Première pièce du puzzle : Le changement est-il seulement possible ?

Le futur de la civilisation est-il déterminé par des humains ? Cela ressemble à une question d’intellectuel, mais beaucoup de gens ordinaires aimeraient connaître la réponse. Quelle est l’alternative ? La réponse est floue – un système de relations, une description technique de précisemment comment les états modernes, les industries, les technologies de communications, la force martiale, et les communautés locales (etc) interagissent dans cette ère de mondialisation – et comme « ceci » gouverne ainsi notre volonté individuelle, nos habitudes mentales, et nos instincts pratiques. Jacques Ellul appelait cela la « Technique ». Scott Alexander l’appelait « Moloch ». Matthew Crawford a fait allusion à ce Léviathan dans son analyse de la tendance moderne à externaliser les décisions humaines à des acteurs non-humains. Le but visé est l’opposé du Dieu de la Bible, qui fait l’homme à son image, et l’établit sur le chemin de la différenciation en lui commandant de remplir la terre. Quelque soit ce dieu, il s’étend sur toute la terre habitée, et appâte l’homme pour devenir moins qu’un véritable humain – dissolvant toute différenciation en un dénominateur commun qui ne correspond à aucune personne réelle, mais à une idole sans vie.

L’internet a compliqué le processus. D’un côté, c’est la technologie la plus spectaculaire d’une longue lignée (l’automobile etc) qui a permis aux hommes de relocaliser leur réseaux de relations depuis des espaces locaux et incarnés vers des « communautés » plus vaporeuses auxquelles ils choisissent de s’identifier. Ces « communautés » prennent de l’importance alors que l’attachement au foyer diminue. Mais d’un autre côté, alors que ces communautés spectrales absorbent l’énergie à mettre dans des projets communs, les limites entre nos tribus symboliques se durcissent. Nous vivons de plus en plus dans des mondes différents des visages réels que nous rencontrons (réseaux sociaux réels [ou IRL] différents, institutions différentes, sites d’actualités différents etc.). Les négociations entre locaux –autrefois les négociations les plus faciles – sont maintenant de la politique étrangère. Et même ce que James Hunter appelle « les centres de capital culturel » (les niveaux élitaires qui gouvernent au plus haut la culture d’une manière verticale [top-down]) subissent le changement, rendant les centres d’unités difficiles à identifier.

Mais ces analyses personnifient une abstraction (le « système »), au lieu de ce qui est au final l’homme, ou à tout le moins, quelques hommes. Marx insistait sur l’idée célèbre que le malheur de l’homme, c’était les autres hommes. C.S Lewis, un intellectuel très différent, a affirmé pareillement que le contrôle de l’homme sur la nature est en réalité le contrôle de certains hommes sur les autres hommes. Cependant Lewis fait quelque chose d’étrange dans son œuvre. Dans son roman Cette hideuse puissance, il n’a pas l’air d’imaginer la défaite du Léviathan entre les mains d’une stratégie humaine. Bien sûr, sa mise à mort est partiellement accomplie par une action humaine, mais puisque la source ultime de l’hubris du Léviathan est démoniaque, le salut final de la civilisation vient d’une intervention divine.

Bien sûr, la civilisation humaine reste ancrée d’une certaine façon dans les décisions humaines, mais il y a une dispute pour savoir si le collectif humain (ou même certaines élites dans ce collectif) contrôle sa propre course. Dit autrement : la civilisation moderne va-t-elle être remplacée – que ce soit par l’utopie posthumaniste de Kurzweil ou l’apocalypse civilisationnelle de Leibowitz ? Il est instructif de voir que les deux options semblent plausibles – remplacement à travers soit la transcendance technologique ou des cycles de suicides-puis-réincarnations civilisationnels. Et en effet, certains considèrent la première idée comme la pire option, voyant ce qui arrive « après » l’humanité (uploadant sa conscience dans un serveur ou pas) comme l’euthanasie calculée de l’animal rationnel1 lui-même. Dans tous les cas, y a-t-il une grille de lecture unique de la situation ? Considérer « le Marché » peut aider à répondre à cela. D’un côté, il semblerait qu’une force impersonnelle lise dans l’homme et le connaisse, et cible avec précision à travers ses défenses intellectuelles et ses stratégies. Le Marché gagne à travers le corps de l’homme et ses appétits, le subjuguant par son indulgence2 perpétuelle. Et pourtant, cette abstraction peut être réduite à deux ingrédients : la prédictibilité générale des décisions humaines et la connaissance par certains des tendances humaines, une connaissance employée dans un but de manipulation. Et ces derniers, font davantage partie du territoire de Freud que de celui de Marx. La prédictibilité générale des décisions humaines et le désir de certains hommes de manipuler d’autres trahissent une aspiration à plus. L’homme transforme l’animalité rationnelle en rationalité animale en utilisant ses facultés au service du simple appétit. L’accent n’est pas sur le plaisir physique en tant que tel, mais plutôt sur l’envie primordiale d’Eve en accord avec le refus glouton d’Adam de dire non.

Si c’est une bonne lecture, alors une interprétation cohérent de notre époque serait que l’homme est bien plus au contrôle que ce que pensent les luddites3, et bien moins que ce que les marxistes pensent. C’est ainsi parce que nous ne sommes pas au contrôle de nous-même, et pourtant nous restons pleinement responsables de nous-même. La Modernité, selon cette lecture, est une ère d’auto-exposition sans précédent. Ce qui lamentable dans la modernité est lamentable des humains. Ce qui évoque la possibilité que la modernité soit aussi interprétée comme un moment de grâce. De quelle façon ? Premièrement, parce que l’auto-exposition est intrinsèquement une grâce. Deuxièmement, parce que la subversion de la connaissance humaine requière une connaissance de l’homme. La connaissance de Montaigne et Coleridge sont antécédentes aux manipulations fines du marché. En effet, le succès du marché dépend de la connaissance approfondissante de l’homme, qui est un parasite au Bien Essentiel, comme le péché. Le monde du marché est aussi le monde de l’imagination – résultant dans la possibilité d’un soin pastoral4 hautement calibré, approfondi et des efforts d’évangélisations élargis – tous distribués à travers les mêmes canaux que leurs antagonistes. En bref, nous avons été aussi exposés pour notre bien. Un nietzschéen pourrait même être d’accord sur le fait que la meilleure création moderne vaut tout le trouble qu’elle crée. Dickens pourrait le décrire ainsi : « C’était la plus belle des époques. C’était la pire des époques. »

Deuxième pièce du puzzle : Des individus qui rentrent « à la maison » ?

Une des tendances les plus prometteuses de la pensée conservatrice (Allan Carlson et C.R Wiley me viennent à l’esprit) explore comment le capitalisme tardif dissout progressivement l’intégrité de la Famille [home] et son rôle de soutien dans la vie humaine. Mary Eberstadt a défendu que d’avoir attaqué la Famille est le péché originel en arrière-plan de toutes les fractures sociales et les problèmes moraux modernes. Certains en concluent qu’au centre de la « guerre culturelle » est la souveraineté du monde familial. Il y a de fortes incitations à ce que les chrétiens fassent le genre de sacrifices et de décisions qui réintroduise la centralité de la Famille dans la civilisation humaine. Et pour ceux qui acceptent ce système de valeur, cet appel au courage est attirant. L’influence récente de Jordan Peterson est expliquée par cela.

De plus en plus de conservateurs se disent que c’est une bonne idée, mais les questions demeurent. Il est remarquable par exemple, de voir à quel point les maisons réelles (dans l’histoire réelle) étaient tout autant des lieux de misère aliénants et solitaires que des espaces d’épanouissement. Dans la même idée, alors qu’il est vrai de dire que les humains ont été progressivement contraint de quitter la dépendance aux proches, il est tout aussi vrai que les gens ont choisi de virer leurs représentants parentaux à la minute même où cette option était possible. C’est un fait qu’une vision complète doit absorber. A minima, cela veut dire que « revenir à la Famille » est un acte de pure création. Le passé restera toujours une terre étrangère. Et cela me suggère que nous avons besoin d’une autre vertu pour ce projet, qui est l’imagination. Donner une culture de choix d’un certain style de vie aux humains (et c’est irréductiblement ce en quoi ce projet consiste) requiert une énorme imagination. Cela signifie :

  1. Devoir adresser de façon réaliste l’ensemble des problèmes qui viennent des facteurs de fuite [de la Famille]
  2. Avoir une réelle connaissance de comment la réalité moderne fonctionne en réalité
  3. Engager des négociations sincères avec ceux qui doutent de notre projet.

Pourquoi ? Parce que n’importe quelle suggestion pratique et sage doit être consciente de ses implications. Et c’est tout simplement vrai que le monde moderne et ses systèmes – et plus important, la vie des gens – sont compliqués. Nous approuvons trop facilement diverses tactiques sans savoir que nous ne savons pas. De plus, la métrologie5 avec laquelle nous calibrons nos stratégies et exhortations implique une confiance excessive dans nos propres instincts. La raison pour laquelle la sagesse a de multiples conseillers, cependant, est parce que la sagesse est calibrée par les intuitions et interprétations d’autres qui élargissent notre perspective. Un juste principe peut facilement être appliqué de façon stupide, né à partir d’une imagination limitée et sans formation. Et ce n’est là que nommer le problème technique. D’un point de vue plus basique (comme peut-être Chesterton veut nous le rappeler) nous sommes une partie du problème en tant que tel. Nous sommes aussi prompt à l’oublier quand nous imaginons faire quelque chose d’avant-garde. En résumé, il faut faire attention parce que « ce que nous devons faire » n’est pas évident.

Un problème qui n’est pas évident est laquelle des pièces de l’arrangement moderne vaut la peine d’être préservé. Les conservateurs anti-capitalistes font remarquer avec justesse que beaucoup des soi-disant cadeaux de la modernité ont été atteints à travers un échange illicite de la souveraineté familiale contre des dépendances externalisées. Mais il est tout aussi vrai que cet échange a bénéficié à ceux qui avaient des relations toxiques avec un pouvoir concentré au niveau local. Le pouvoir local est très difficile à corriger ou changer : il a tendance à être rigidement bloqué dans les limitations morales ou imaginatives de ceux qui le détiennent. Vu sous cet angle, il n’est pas du tout surprenant que ceux qui sont les plus vulnérables (les femmes et les minorités) ont tendance à être méfiantes de cette sentimentalité autour du « local », sans des systèmes robustes qui permettent de faire appel et de rendre des comptes.

De plus, l’héritage de la civilisation sont surtout des biens accidentels ! Nous ne célébrons pas la civilisation à cause du projet de ses fondateurs, mais plutôt pour ses accomplissement accidentels – et pourtant si bien protégés. Depuis Babel jusqu’à Babylone et Rome, la civilisation humaine a été fondée sur la violence humaine et l’orgueil. Et pourtant l’histoire humaine se résume à cela : ce que l’homme a conçu en mal, Dieu l’a conçu en bien (Ge 50:20). Si nous lisons l’apocalypse de Jean, il est clair que les nations et la civilisation et même les empires (tous nés dans le péché humain) sont néanmoins une partie de l’ordre final de Dieu pour l’humanité. Rome a été fondé par la violence, mais elle a été accidentellement le berceau crucial de l’Évangile. Les réseaux sociaux sont pleins de terribles conséquences dans notre culture, et pourtant ils placent quelqu’un comme Kanye West dans une position où il peut atteindre des centaines de millions de personnes avec une immunité totale par rapport à l’éventuel blocage de leur avocats « éveillés » [woke] et de leurs gardiens auto-proclamés. Dieu travaille de façon mystérieuse, comme dit le proverbe.

De plus, il est crucial de saisir à quel point les biens modernes ne viennent pas d’une seule main, mais de deux – toujours plongées dans une bataille spirituelle. L’individualisme moderne, et même l’individualisme politique, n’est pas seulement un héritage des Lumières, mais a ses fondations dans la pensée politique protestante même (et certains accents dans le christianisme avant cela). Considérez quelque chose comme le suffrage universel, sous cet angle. Pour certains, le suffrage universel représente un éloignement primordial depuis la centralité de la Famille. Même si cela est vrai, nous devrions bien prendre en considération ce qu’affirme Steven Pinker que la plupart du bien dans ce monde est hautement corrélé avec les représentations politiques féminines. Les systèmes qui représentent les soucis caractéristiques des femmes, semble-t-il, sont plus paisibles. Et sans conteste, dans une ère d’armes nucléaires et une population qui grandit rapidement, c’est une chose cruciale. La discussion résultante devrait être donc si nous endommageons nécessairement la Famille en préservant cette coutume. Peut-être une société mature aura des aspects qui répondront à la fois à ses membres individuels et à sa collection de Familles. La médiation entre ces deux pans ne doit pas être statique et prédéterminée, mais plutôt dynamique et réactive aux circonstance et à la créativité humaine.

Enfin nous ne pouvons pas (même si cela était désirable) revenir en arrière. Charles Taylor a beaucoup écrit sur la manière dont « la façon» de croire change fondamentalement au moment même où votre croyance devient une option. Une fois que la croyance de quelqu’un est ressentie comme une option parmi d’autres, nous avons une croyance moderne. De la même façon, au vu des transports modernes et des technologies de communications, aucune restauration de la Famille ne sera la restauration de quelque chose qui ne sera pas facilement évité ou débordé. La Nouvelle Famille sera toujours une famille moderne – une famille qui est choisie. Et la seule façon pour la Famille pour survivre est d’être réellement une option bonne et attractive. Il y a une pression significative ici. Espérons que nous trouverons des moyens pour encourager une économie domestique (ce qui est la restauration de ce que « local » veut dire) mais une telle façon de vivre ne sera plus jamais inévitable. Et cela signifie que la Famille moderne – peu importe sa robustesse – existe irréductiblement dans un état de négociation avec l’individu.

Reconnaissant cela, nous devons nous rappeler que de telles négociations sont simplement une partie de la condition humaine. Ce n’est pas comme si « la Famille » a toujours été la même institution depuis le commencement de l’Histoire. Elle est (bien sûr) fortement menacée par l’ordre moderne, mais l’Histoire est une histoire de renégociation après renégociation. Et dans sa providence, Dieu a implicitement rendu digne beaucoup de versions de la Famille, sans parler des différentes façons « d’être un peuple », ou un nation etc. Et cela suggère que beaucoup de pièces sur la table de négociation de notre culture contemporaine sont simplement le résultat de la vie dans une société complexe. Une planète avec des frontières rigides, un manque de communs, et une population qui croît de façon exponentielle (sans parler de la dépendance de ladite population à des méthodes de subsistance avancées) est un monde dans lequel l’ordre sociétal basique est inévitablement confus, dans lequel la sagesse sera inévitablement surprenante.


  1. Définition de l’homme qu’utilise Aristote. Dans ce contexte, nous devons comprendre “l’être humain classique”.[]
  2. L’indulgence désigne notre faiblesse face à nos instincts et appétits (archaïque).[]
  3. Les luddites sont au départ des ouvriers textiles anglais qui brisaient des machines pour lutter contre l’automatisation de leurs métiers. Aujourd’hui, et dans ce contexte, il désigne des critiques de la technologie qui proposent comme solution de « briser les machines », renoncer à la technologie.[]
  4. Concept du philosophe postmoderne Foucault : le soin pastoral est l’ensemble de pratiques et politiques d’une institution (historiquement l’Église, de nos jours c’est plutôt l’État), à visée thérapeutique et individuelle qui ont pour but de prendre soin des individus.[]
  5. Techniques de mesures.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

1 Commentaire

  1. Pierre-Sovann Chauny

    Puis-je suggérer de mettre “Joseph Minich” plutôt que “Joe”? C’est sous son prénom entier qu’il publie, réservant son diminutif aux podcast.

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