Quel système économique chrétien doit-on choisir ?
5 février 2020

Alors que je me prépare à donner une conférence ayant pour thème « L’Economie appartient au Seigneur » (plus d’info en fin d’article !) et que cela fait plusieurs mois que le sujet me travaille, je voulais poser par écrit mon approche concernant une doctrine systématique de l’économie. Doit-on rechercher, en tant que chrétien, une doctrine sophistiquée sur les sujets économiques ? Ou au contraire, nous suffit-il d’avoir quelques principes, et beaucoup d’idées d’applications ? D’un côté, il apparaîtrait logique qu’une religion avec une théologie aussi systématique que le christianisme ait une doctrine économique systématique. De l’autre, les tentatives passées d’intégrer l’économie dans un système doctrinal chrétien n’ont pas été très glorieuses.

Pourquoi cette question ?

Il serait bon déjà de savoir si nous avons besoin d’une doctrine économique, pour commencer. Si non, alors nous pouvons nous passer d’y répondre.

Nous avons besoin de nous intéresser à l’économie (= notre organisation et nos comportements de productions, de consommation et de travail) parce que :

  • Comme nous remplissons nos frigos, ainsi nous remplissons nos âmes. Le Pasteur Real Gaudreault disait sur son blog : « Je ne prétends pas que mon hypothèse est la seule valable, mais voilà, je crois que l’Église du 3e millénaire s’est prise dans les filets du capitalisme darwinien. Ces valeurs séculières qui depuis 150 ans ont propulsé notre monde dans l’effervescence d’une société technicienne ont fini par atteindre l’Église qui n’a rien su faire d’autre que d’emboiter le pas. » Pour qui y est sensible, on remarquera bien vite que les « visions » de nos églises, et particulièrement des plus grosses, sont en fait des business plans établis selon les règles et avec des techniques de marketing. Nous vivons notre religion selon notre monde économique. Comme nous remplissons nos frigos, ainsi nous remplissons nos âmes.
  • Il y a un lien –certes à caractériser- entre libéralisation économique et libéralisation sociétale. Pour prendre un exemple assez spectaculaire : dans les années 80, l’Irlande inscrivait dans sa constitution l’interdiction de l’avortement. Elle faisait alors figure de dernière forteresse catholique en Europe. Un boom économique plus tard, la même population retirait en 2018 cet amendement, après avoir réclamé le mariage homosexuel 3 ans plus tôt. Abaisser les frontières économiques a aussi abaissé les frontières morales.
  • Parce que le plus grand ennemi de la Famille, c’est le Marché.
  • Enfin, notre modèle économique saturé de distractions et de matérialisme est un obstacle à la vie évangélique. Les apôtres nous appellent à une vie sobre et saturée de Dieu. A la place, nous sommes presque étouffés de distractions et intoxiqués de biens matériels.

Donc oui, nous avons besoin de considérer sérieusement les questions de production, de consommation et de travail.  Nous avons besoin d’une doctrine économique. Mais selon quelle « méthode de construction » ?

Contre le rejet complet de toute doctrine économique chrétienne

Le sécularisme

Cette méthode prescrit que théologie et économie sont deux domaines différents, qui ne se recoupent pas entre eux. Il n’y a donc pas lieu d’importer de la théologie dans l’économie, ni la Bible dans les questions économiques. Cette approche est aujourd’hui en perte de vitesse, à cause des grands efforts de transdisciplinarités, et des livres comme le « Oxford Handbook of Christianity and Economics » montrent qu’elle est même en train de disparaître. Cette approche est fausse parce que :

  • La création est une, si bien que la « pure économie » n’existe pas. La création, et l’économie humaine en fait partie est soumise au Créateur, et la volonté du Créateur est l’objet d’étude de la Théologie. Or, comme l’enseigne Thomas d’Aquin la Théologie est la reine des sciences. Donc il faut soumettre l’économie à la théologie.
  • D’autre part, l’économie n’est pas un ensemble de lois physiques, mais avant tout la modélisation de comportements humains. Or la Bible et la Tradition ont énormément à dire sur les comportements humains, y compris économiques. Il n’y a donc pas lieu de séparer théologie et économie.
  • Historiquement, les fondateurs de l’économie moderne étaient chrétiens, et c’est sur la base de leurs théologies qu’ils ont élaboré leurs modèles économiques. C’est ainsi que les jansénistes ont utilisé leur conception de la dépravation étendue pour défendre l’idée que le propre-intérêt était finalement un moteur économique puissant, puisque la grâce commune transformait ce péché en moteur pour le bien.

Le syndrome de l’échappée

Autant le sécularisme est le rejet athée de la théologie, autant le « syndrome de l’échappée » est le rejet religieux de l’économie. D’habitude on utilise un –isme du genre : « piétisme ». Mais je ne suis pas convaincu qu’il soit utile de vouloir absolument tordre un mot pour le qualifier. Par « syndrome de l’échappée » je parle de cette doctrine qui rejette les questions économiques de la théologie sous prétexte que l’Evangile est consacré aux réalités spirituelles et c’est sur celles-ci que nous devons nous concentrer au mépris de tout le reste. C’est avant tout une pratique, plutôt qu’une théorie, et elle fut très prégnante dans les milieux évangéliques, avant que le XXIe siècle nous force à sortir la tête du sable. Cette fuite est une mauvaise méthode parce que :

  • Nous sommes une création unifiée, et la façon dont nous consommons influe sur la façon dont nous pratiquons notre religion comme je l’ai déjà dit.
  • La Bible parle beaucoup des sujets économiques, ne serait-ce que par le huitième commandement « tu ne voleras pas » ainsi que des condamnations dans les prophètes et les évangiles…
  • Parce que la doctrine chrétienne annonce le rachat de toute la création, vie économique comprise.
  • Parce que nous n’avons plus de fuite possible : il faut aujourd’hui racheter le Marché.

Contre l’adoption d’un système économique complet

Je vais maintenant expliquer pourquoi je refuse l’excès inverse, qui consiste à chercher à avoir une doctrine économique systématique et unique, qui articule tous les sujets à la fois.

Evangile social : quand l’économie dévore la théologie

C’est une approche qui a fait ses ravages vers la fin du XIXe siècle-début XXe, particulièrement dans les milieux libéraux. A la base, il s’agissait de simplement tenir compte qu’annoncer l’évangile avait des implications sociales et économiques. Comme le disait le slogan de l’armée du Salut : « Soupe, Savon, Salut ». Pour qu’un homme puisse accepter et entendre le message de Jésus Christ, il fallait déjà qu’il sorte du joug de la misère et soit en condition d’entendre l’évangile.

Ces considérations très justes ont malheureusement fini par prendre une proportion exagérée. C’est un mouvement issu du méthodisme, qui insistait bien plus sur la pratique du christianisme que sur une doctrine très charpentée. Les pratiquants de l’évangile social ont fini par consacrer bien plus d’énergie à réfléchir à l’économie sociale qu’à la théologie, au point où l’économie a « dévoré » la théologie, et a transformé le christianisme de ces églises en quelque chose de non reconnaissable. C’est ainsi que certains ont rejeté le retour final de Jésus Christ, et ont réinterprété l’eschatologie chrétienne comme l’accomplissement de la Justice Sociale. Je réponds à ceci en disant :

  • La priorité des Églises reste et doit rester la progression de l’Évangile, c’est-à-dire la propagation de la doctrine, des sacrements et des œuvres conformes à Jésus Christ. Les œuvres sociales ont leur place, mais comme manifestation de la doctrine et de l’œuvre de Jésus Christ. Il est juste que les églises interviennent dans les œuvres sociales, mais c’est dans le but d’évangéliser ou de manifester l’évangile par des actes.
  • Oui, Jésus rétablira la Justice. Mais il le fera à son retour. En attendant, nous ne pourrons jamais réaliser pleinement la Justice Sociale, même par l’Évangile. Le mieux que nous puissions faire c’est montrer « à quoi ressemblera » le Royaume de Dieu par le diaconat. C’est ainsi que Jésus a dit « il y aura toujours des pauvres parmi vous », tout en donnant des commandements très clairs pour prendre soin d’eux. L’erreur de l’Évangile Social est d’avoir considéré comme objectif à atteindre ce qui n’était en réalité qu’un cap à viser.
  • En conséquence, il n’y a pas une place immense dans l’Eglise pour y greffer un corpus doctrinal énorme quant à l’économie : l’Eglise n’a pas pour but de régenter jusqu’aux moindres détails la conduite économique de ses membres, mais plutôt la vie spirituelle. Elle ne cherche pas à changer l’économie, mais les cœurs. Cela ne veut pas dire qu’elle s’en désintéresse. Mais elle ne s’y intéresse que de façon seconde, comme conséquence de la repentance et de la conversion. L’homme qui appartient réellement à Dieu conformera sa vie économique à Dieu. C’est pourquoi l’Eglise s’intéresse d’abord à la relation de cet homme à Dieu et ensuite seulement à sa conduite économique. L’erreur de l’Évangile Social est d’inverser cet ordre.

La Théologie de la Libération : quand la philosophie économique dévore la théologie

La théologie de la libération est une école de théologie catholique (quoique des presbytériens brésiliens s’y soient adonnés) qui cherche à aborder les questions économiques en combinant une théologie chrétienne avec « une méthode marxiste ». Autrement dit : elle faisait cohabiter deux systèmes doctrinaux : le système papiste tridentin, et le système philosophique marxiste. C’est ainsi que que Leonardo Boff (qui appartient à cette école) disait dans son livre « Marx and the Bible » :

La théologie de la libération a utilisé le marxisme comme un simple instrument.[…] Pour le dire en termes plus spécifiques, la théologie de la libération emprunte librement au marxisme certains “points de repère méthodologiques” qui se sont avérés fructueux pour comprendre le monde des opprimés.

Dans les faits, le marxisme a dévoré le christianisme. C’est en tout cas la position du magistère du temps de Jean-Paul II, qui s’est opposé à la théologie de la libération dans ces mots :

Cette conception d’un Jésus politique, révolutionnaire, du dissident de Nazareth, n’est pas en harmonie avec l’enseignement de l’Église….L’Église n’a pas besoin de faire appel à des systèmes ou à des idéologies pour aimer et défendre l’homme, pour contribuer à sa libération.

Carl Bernstein, Marco Politi, Sa Sainteté Jean Paul II, Edition Plon, 1996, p.178-179

Sans rentrer davantage dans les détails, je maintiens aussi que nous ne devrions pas intégrer une philosophie économique séculière comme doctrine économique :

  • Parce que les philosophies suivent leurs propres logiques, qui ne sont que très difficilement rectifiables par la théologie.
  • Parce que ce qui est intéressant dans ces philosophies sont généralement les observations concrètes sur lesquelles elles sont basées, et que la théologie peut directement absorber ces faits concrets sans s’embarrasser de la philosophie construite dessus.
  • Parce que le système théologique chrétien est un système universel qui englobe déjà toute connaissance, et qui ne peut admettre aucun concurrent.

Le reconstructionnisme: quand la théologie dévore la doctrine économique

Je salue particulièrement le travail de Gary North, un économiste chrétien. Il est libertarien sur le plan économique, et réformé sur le plan théologique, quoique reconstructionniste. Cependant, j’ai été globalement déçu par son livre « Leviticus : An Economic Commentary ». Ainsi que je l’ai dit dans ma recension :

Je dois par ailleurs faire remarquer qu’il est un commentateur compétent et un étudiant de la Bible très appliqué. Il fait un bon commentaire du Lévitique.

Mais il se plante dans la partie « économique » de son commentaire économique. Il n’interagit pas avec l’économie réelle, mais avec l’idée qu’il se fait de l’économie. Par exemple, dans son chapitre sur le glanage, il tire du texte biblique un modèle d’aide sociale qui ressemble aux hospices de l’Église anglicanes du XIXe siècle (celle d’Oliver Twist). Sauf qu’il déclare que ce modèle est inapplicable aux économies modernes, montrant par là qu’il ne s’est pas du tout intéressé aux adaptations des églises à l’économie moderne!

[…] Ce n’est donc pas un commentaire économique. C’est un commentaire philosophique libertarien avec quelques défauts d’écritures courants chez les présuppositionnalistes (usage de shibboleth, redéfinition d’un vocabulaire pourtant très clair à la base, caricature des positions étrangères…).

Je ne peux pas juger si toute son œuvre est ainsi, il a énormément écrit, et il est possible qu’il ait corrigé cet aspect par ailleurs. Cependant, sa méthodologie est si peu respectueuse des idées concurrentes que j’ai peu d’espoir. Dans ce cas précis, le système théologique est si rigidement défendu qu’il n’y a plus de place pour la considération des faits économiques réels. J’en arrive donc à ces conclusions :

  • Il faut démarrer par l’étude de l’économie en tant que tel, dans ses manifestations concrètes. Il faut résister à l’impulsion évangélique qui veut que l’on étudie sa bible d’abord, pour seulement ensuite tant bien que mal « atterrir » sur le réel sans quitter sa Bible.
  • Il faut être davantage attentif à l’application des idées économiques chrétiennes qu’à leur « pedigree idéologique ». Il y a de très bonnes critiques à l’État Providence. Mais vouloir le rejeter en disant que c’est une invention socialiste, et ne rien proposer d’autre que de vagues appels à la charité n’est vraiment pas satisfaisant.
  • La théologie ne doit pas être trop rigidement appliquée à l’économie : en effet, c’est un domaine très complexe, qui résiste à toutes les systématisations. Le mieux à faire est de développer une méthode qui soit adaptable à toutes réalité qui se présentera.

Via Media : la Théologie est la Forme ; l’Economie la Matière.

En conclusion, j’apprécie ce que propose Daniel Bell dans son livre « Economy of Desire ». Voici ce qu’il décrit dans le dernier chapitre de son livre :

L’économie chrétienne ne prend pas la forme d’une économie séparée et distincte à côté des blocs économiques de ce monde, comme s’il devait y avoir une “zone économique chrétienne” à côté de l’ordre capitaliste. Les pratiques qui caractérisent l’économie divine dans cette époque transitoire ne constituent pas un ordre économique à part entière, précisément parce que la mission économique de l’Église est de se mêler aux économies des villes terrestres, en en faisant bon usage, comme nous le rappellent Jérémie et Augustin – en les utilisant mieux que ne le peuvent l’homo economicus et la corporation messianique – en offrant un salaire juste, en refusant l’usure, en acceptant la responsabilité du bien commun, en limitant la portée du marché, etc. Ainsi, l’économie divine ne rejette pas entièrement le marché, ne dénonce pas la division du travail de manière incontrôlée, et ne renonce pas à la monnaie, à l’investissement et au profit. Au contraire, l’économie chrétienne vise à racheter de telles pratiques, c’est-à-dire à les ordonner correctement en vue du renouvellement de la communion avec Dieu.

En effet, on peut synthétiser les écueils à éviter de la façon suivante :

  • Il faut être très prudent quant aux systèmes de philosophies économiques. Il vaut mieux même partir du principe qu’aucun n’est adapté au Christianisme.
  • Il faut partir des faits concrets de l’économie. Bien entendu, aucun « fait brut » n’existe sans interprétation. C’est pourquoi il faut savoir faire le tri entre les faits et leur interprétation, entre la réalité et la philosophie.
  • Il faut résister à l’idée de proposer une philosophie économique chrétienne complète. Il est plus sûr et plus utile de proposer des actions concrètes dans un esprit pragmatique.

Et surtout, la conclusion de tout l’article :

Mieux vaux mettre son énergie dans de « petites » actions concrètes plutôt que dans de « grandes visions » infaisables. Vous avez déjà une théologie systématique. Ne la gâchez pas avec une économie systématique.


Si la conférence mentionnée en introduction vous intéresse, rendez-vous à l’église Évidence, 93 avenue de la République à Montrouge le 9 février à 12h30. La conférence sera traduite en espagnol et rediffusée sur les réseaux sociaux.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

5 Commentaires

  1. Beninger

    D’accord avec la conclusion.

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    • Razana

      Sujet très important. J’espère que la conférence sera enregistrée : peu de monde pourra se rendre sur place à 12:30 un dimanche en restant fidèle à leur assemblée.

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  2. David

    J’ai vu la conférence en direct sur FB : passionnant, accessible et équilibré comme ton article. Il y avait une vraie dimension pastorale dans tes propos, j’ai été encouragé ! Il manquait un peu le diaporama en fond. J’espère que tu pourras faire ça dans d’autres églises francophones. Sois encouragé.

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