Cet article est une traduction de Love Is Not a Feeling de Carl R. Trueman, ancien professeur de théologie historique et d’histoire de l’Église au Westminster Theological Seminary et actuellement professeur au Grove City College.
Une lettre ouverte1 adressée récemment au lycée privé catholique de la Visitation à Georgetown est un modèle de réponse gracieuse mais ferme aux tentatives malavisées de traiter de la question de la relation entre le christianisme et les revendications LGBTQ. Après que l’école a annoncé dans un courriel que son magazine des anciens élèves publierait des faire-part d’unions entre personnes du même sexe, un groupe d’anciens élèves a gentiment porté un coup à la fausse alternative de l’amour ou de l’enseignement chrétien, démolissant ainsi l’argument de l’école en faveur de son changement de politique.
Les fausses alternatives sont monnaie courante dans les approches chrétiennes contemporaines aux questions politiques qui opposent l’« amour » — nom de code qui désigne n’importe quel totem politique du jour — au « dogme » ou à la « doctrine » — noms de code pour n’importe quel élément de l’enseignement chrétien traditionnel jugé incompatible avec ledit totem politique actuel. Par conséquent, l’incident de ce lycée est emblématique d’un problème plus vaste : le changement de politique de l’établissement ne représente pas une approche plus chrétienne, mais exprime en fait la mentalité laïque dans un idiome chrétien.
Nous pouvons examiner les pathologies de l’esprit laïque contemporain à travers un certain nombre de prismes. Pour aborder la question en se mettant dans les bottes de Philip Rieff, nous pourrions caractériser les hommes et les femmes modernes comme des individualités psychologiques pour lesquelles le bien et le vrai sont identiques avec ce qui les rend psychologiquement heureux à un moment donné. Ou bien nous pourrions utiliser la notion d’individualisme expressif de Charles Taylor, selon laquelle l’individualité moderne est la personne qui exprime extérieurement ce qu’elle ressent intérieurement. Dans cette optique, l’éthique sociale est façonnée par la reconnaissance de la légitimité de la performance extérieure des convictions intérieures. Nous pourrions aussi adopter la notion qu’Alasdair MacIntyre appelle émotivisme et considérer l’éthique moderne comme la manifestation de préférences émotionnelles. Si l’on met ces trois notions en rapport avec la révolution sexuelle, il devient évident que le phénomène LGBTQ n’est pas seulement une révolution dans la signification du sexe, mais aussi dans la signification de l’être humain. Et lorsque nous examinons l’incident du lycée de Georgetown, il devient clair que l’esprit laïque tel que défini par Rieff, Taylor et MacIntyre est bien vivant parmi ceux qui se disent chrétiens.
Pour beaucoup, le mariage homosexuel est une question close, car il n’a pas entraîné dans son sillage le chaos que certains prédisaient. Et il s’est lentement mais sûrement normalisé. La manière dont il affectera la liberté d’expression et de religion n’est pas encore claire, mais ce n’est plus la question urgente qu’elle était. Et c’est là que réside le danger : nous devons nous rappeler que, pour un chrétien, reconnaître le mariage gay comme chrétien à la manière du lycée de Georgetown n’est pas simplement reconnaître un changement ou un élargissement de la définition du mariage. C’est beaucoup plus significatif pour la foi, et ce d’au moins trois manières plus fondamentales.
Premièrement, cela conduit à l’abandon de l’enseignement chrétien concernant l’individu comme étant fait à l’image de Dieu, et comme reposant sur un ordre qui transcende les individus et leurs contextes particuliers ; abandon au profit d’un ordre constitué par la structure morale de la société, quelle qu’elle soit, à un moment donné de son histoire. Le mariage gay est né de la révolution sexuelle ; et la révolution sexuelle est la dernière itération d’une révolution de l’individualité, qui a lieu depuis des centaines d’années et qui s’oppose à l’essentialisme concernant les êtres humains, lequel est au cœur du christianisme orthodoxe. La structure morale de la société contemporaine souligne l’importance fondamentale de la conviction psychologique individuelle, avec une préférence marquée pour la priorité donnée au désir sexuel polymorphe comme élément définissant le sens de soi en tant qu’individu. En légitimant le mariage homosexuel, symptôme de cette structure sous-jacente, les chrétiens affirment donc effectivement la légitimité de cette révolution plus profonde de l’individualité.
Deuxièmement, cela revient passer à côté de la religion dogmatique. Une religion de dogmes est par définition une religion qui considère que la question de la vérité est première par rapport à celle de l’attitude pastorale à adopter. Il est certain que l’Église devrait accueillir, aimer et prendre soin des personnes LGBTQ. Mais elle doit le faire sur la base de ce qu’elle croit de Dieu, de la nature humaine, de la sexualité et du mariage. En acceptant le mariage gay, les chrétiens courent le risque de transformer la théologie (ce qui est vrai) en psychologie (ce qui est thérapeutique).
Troisièmement, de la même manière que les enseignements doctrinaux deviennent de la psychologie, l’éthique devient une affaire de sentiments — des sentiments qui ne sont pas façonnés par l’enseignement chrétien, mais par les goûts émotionnels du moment. C’est ce qui ressort clairement de l’annonce par courriel du lycée de Georgetown, dans le contraste qu’elle établit entre l’« amour » et l’enseignement de l’Église. L’amour semble ici signifier « la promotion de ces personnes dans les actions qu’elles ont choisi de mener ». Cela rend l’Église aussi inclusive que le monde, ce qui soulève des questions évidentes sur la raison même de son existence. Et elle représente l’esprit du monde sous la forme de l’éthique thérapeutique, de l’authenticité ou de la préférence émotionnelle, selon que l’on souhaite utiliser la terminologie de Rieff, de Taylor ou de MacIntyre.
Pour les chrétiens, cependant, l’« amour » n’est pas un sentiment chaleureux et flou ; ce n’est pas l’ensemble des actions que la structure morale de la société approuve ou considère légitimes ; il ne facilite pas un sentiment de satisfaction personnelle avec une personne, un objet ou des circonstances particulières. Il est plutôt formé, façonné et investi d’une signification objective par l’enseignement biblique concernant l’être et l’action de Dieu, spécifiquement dans et par l’œuvre du Seigneur Jésus-Christ.
Chapeau bas aux anciens élèves pour avoir clairement, mais gracieusement, interpellé leur alma mater2 sur ce point, car le mariage gay n’est pas une question futile quand il s’agit de la foi chrétienne. Il touche au cœur du discours chrétien. Oui, nous devons faire preuve de bienveillance lorsque nous abordons la question, comme l’ont fait ces anciens élèves, mais nous ne devons pas perdre de vue l’enjeu. Le mariage homosexuel n’est pas sans conséquences théologiques et philosophiques plus larges. Nous avons peut-être perdu la bataille vis-à-vis de la société, mais nous ne pouvons pas nous permettre de concéder ce point au sein de l’Église sans concéder au passage de nombreux autres éléments essentiels de la foi.
- https://www.firstthings.com/web-exclusives/2019/05/an-open-letter-to-georgetown-visitation[↩]
- Locution latine désignant l’université dans laquelle une personne a étudié.[↩]
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