Portons-nous réellement l’esclavagisme de nos pères ?
9 juillet 2020

J’ai remarqué une idée qui circule à toute vitesse en ce moment : nous sommes coupables de l’esclavagisme de nos pères et devrions, en conséquence, nous en repentir et faire réparation.

J’ai remarqué qu’il y avait une version chrétienne et une version séculière de cette idée, mais que, hélas, on mélangeait souvent les deux, si bien qu’on retrouve dans les discours un mélange de théologie chrétienne et de théologie marxiste.

J’ai remarqué également qu’en réaction on a souvent nié toute forme de péché générationnel, ce qui ne me semble pas juste. Au sein de Par La Foi, il n’y a, à l’heure actuelle, aucun consensus sur cette idée : certains sont plutôt contre, je suis plutôt pour, aucun n’est dogmatique là-dessus, et ce que je vais dire n’engage que moi.

Dans cet article, je vais expliquer pourquoi, malgré mon adhésion au péché générationnel, je ne pense pas qu’il nous faille confesser et nous repentir des péchés d’esclavagisme ou de « colonialisme » de nos pères.

Y a-t-il une culpabilité générationnelle ?

En préliminaire, nous devons nous poser la question de l’existence d’une culpabilité générationnelle.

Au sein même des Dix Commandements, il est écrit : « car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent » (Exode 20:5)

De même, Jésus a déclaré à propos des juifs de son époque : « afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel. Je vous le dis en vérité, tout cela retombera sur cette génération. » (Matthieu 23:35-36). Ici Jésus dit explicitement que le châtiment lié à la faute de leurs pères retombera sur eux, comme s’ils étaient coupables des fautes de leurs pères.

Enfin, il y a le châtiment des fils de Saül à cause de son parjure contre les Gabaonites (2 Samuel 21:1-14). Il commence par un jugement de Dieu contre Israël, sous le règne de David : « Du temps de David, il y eut une famine qui dura trois ans. David chercha la face de l’Éternel, et l’Éternel dit : C’est à cause de Saül et de sa maison sanguinaire, c’est parce qu’il a fait périr les Gabaonites. » (v1). En effet, au verset 2 on explique que Saül avait trahi le serment qu’Israël avait fait au nom du Seigneur, en les tuant. David demande alors aux gabaonites : « Que puis-je faire pour vous, et avec quoi ferai-je expiation, afin que vous bénissiez l’héritage de l’Éternel ? » (v3). L’expiation proposée est la suivante : «  Puisque cet homme nous a consumés, et qu’il avait le projet de nous détruire pour nous faire disparaître de tout le territoire d’Israël, qu’on nous livre sept hommes d’entre ses fils, et nous les pendrons devant l’Éternel à Guibea de Saül, l’élu de l’Éternel. Et le roi dit : Je les livrerai. » (v. 5-6). Une fois que les fils furent tués pour la faute de leur père, il est écrit : « Et l’on fit tout ce que le roi avait ordonné. Après cela, Dieu fut apaisé envers le pays. » (v 14). Il apparaît à partir de ce passage qu’il y a dans la Justice de Dieu une considération de génération.

En sens contraire, on cite souvent Ézéchiel 18.20 : « L’âme qui pèche, c’est celle qui mourra. Le fils ne portera pas l’iniquité de son père, et le père ne portera pas l’iniquité de son fils. La justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui. » Contre cela, je cite Zacharias Ursinus :

Objection 7 : Les fils ne portent pas l’iniquité de leurs pères (Ézéchiel 18.20). Donc il est injuste que la descendance porte l’iniquité d’Adam. Réponse : Le fils ne porte pas l’iniquité du père ou ne subit pas le châtiment à cause du père, du moins s’il ne l’approuve pas, ni ne chute dedans, mais qu’il le condamne et l’évite.

Zacharias Ursinus, Commentaire du Catéchisme de Heidelberg, Q7 §3, Du péché originel.

Enfin, je cite François Turretin, qui confesse lui aussi que les péchés des parents sont imputés aux enfants.

Par le juste jugement de Dieu, les péchés des parents sont fréquemment transmis aux enfants et leurs sont imputés. […] Cette imputation est prouvée non seulement à partir des menaces de la Loi (par laquelle Dieu lui-même proclame qu’il est « Dieu Jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération» (Exode 20:5)), mais aussi à travers beaucoup d’exemples qui le prouvent : Acan (Josué 7:24-25) ; les amalécites (1 Samuel 1 :2-3), les fils de Saül (2 Samuel 21:6-9) ; Jéroboam (1 Rois 14:9-10) ; Achab (1 Rois 21:21-22) et d’autres. De même l’église reconnaît qu’elle porte la punition des crimes commis par ses pères (Lamentations 5:7). Et Christ menace les juifs qu’il va venir sur eux les punitions des crimes commis longtemps auparavant par leurs ancêtres : « afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie. » (Matthieu 23 :35). A partir de là, il est clair que l’imputation du péché des autres ne doit pas être pris pour quelque chose d’inhabituel ou jamais entendu ou absurde, injuste et cruel, vu que Dieu lui-même confesse être le vengeur des crimes des parents sur leurs enfants. –

François Turretin, Instituts de Théologie Elenctique, Loc 9 Q9 §19

De là, il semblerait que nous soyons effectivement coupables du péché d’esclavagisme commis par nos ancêtres de l’ère moderne, selon le syllogisme suivant :

  1. Dieu condamne et punit les péchés des pères sur les enfants.
  2. Mes pères ont péché.
  3. DONC je suis justement condamné et puni pour les péchés de mes pères.

La version séculière de cette doctrine.

Par ailleurs, c’est aussi ce que disent les antiracistes séculiers, selon leurs propres catégories.

Interagissons avec Magali Bessone, professeur de philosophie politique à la Sorbonne dans son article « les générations actuelles doivent-elles réparer les effets de l’esclavage ? » (On remarquera au passage tout le chemin parcouru par la Sorbonne depuis le temps où Thomas d’Aquin en était un des principaux professeurs…) : Dans cet article, Mme Bessone commence par rejeter toute interprétation morale de la « responsabilité » des blancs dans l’esclavage des noirs.

Premièrement, il faut distinguer culpabilité et responsabilité de réparation. La notion de culpabilité s’entend selon deux conditions : celle d’une relation causale (l’action de l’agent coupable est cause du préjudice) et celle d’une évaluation morale (l’agent coupable a commis une faute pour laquelle il peut être blâmé).

Le problème, c’est qu’elle cite comme exemple de « relation causale » des relations qui sont en fait morales.

la responsabilité de réparation excède l’attribution de responsabilité causale : on peut être responsable de réparer des préjudices causés par des phénomènes naturels (ouragans, inondations) ou par des personnes avec lesquelles on entretient une relation particulière (responsabilité parentale, responsabilité de commandement, etc.). La responsabilité de réparation n’est pas intégralement déterminée par la responsabilité causale directe: elle est aussi liée à une exigence de solidarité et repose sur ce que nous estimons nous devoir les uns aux autres dans une communauté politique.

Elle cite 3 exemples de « relation causale » qui amène à devoir donner des réparations :

  • La responsabilité du magistrat de compenser le mal naturel qui vient sur sa population.
  • La responsabilité parentale
  • La responsabilité politique, où chaque voisin a le devoir d’aimer son prochain.

Or, ces « relations causales », qui soi-disant sont distinctes des évaluations morales, sont en réalité très morales.

  • La réparation suite à un désastre naturel est le devoir naturel (=institué par la loi naturelle) du magistrat : Dieu l’a établi pour prendre soin de ses sujets, quel que soit le mal qui vient sur eux.
  • La responsabilité parentale n’est rien d’autre que le 5e commandement exprimé sous d’autres mots.
  • La responsabilité politique est tout simplement la règle d’or : fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fasse, ainsi que le commandement : « Aime ton prochain comme toi-même.

Magali Bessone fait donc une distinction vide, car « l’héritage » de l’esclavage est bien une culpabilité morale, et nos catégories de péché s’appliquent donc bien à elles. C’est à cause de cette distinction vide que les anti-racistes font des discours aussi moralisateurs, tout en se défendant de parler de morale, mais uniquement de politique.

Deuxièmement, elle défend l’imputation des péchés des pères sur les enfants ainsi :

La traite et l’esclavage colonial ne sont pas des faits qui appartiennent à un passé révolu, des événements qui ont eu lieu, qui ne sont plus et qui n’ont aucune conséquence aujourd’hui. On ne peut aisément en désigner le commencement précis, le déroulement et la disparition sans traces.[…] L’abolition n’a pas mis fin à l’exploitation économique, ni redistribué le pouvoir politique de manière égale pour tous : la structure inégalitaire, notamment raciale, du système esclavagiste, a perduré – voire s’est durcie après l’abolition. En outre, il ne s’agit pas d’actions criminelles isolées, où l’on pourrait identifier des coupables individuels d’un côté, sommés de réparer, et des victimes impuissantes d’un autre, à réparer : la traite et l’esclavage étaient des systèmes économiques, juridiques, politiques, culturels, aux multiples ramifications. La traite et l’esclavage sont des injustices structurelles, qui ont imposé une forme durable aux relations d’oppression. Nous ne sommes pas responsables des crimes historiques, mais nous avons obligation de réparer leurs effets structurels sur nos normes et nos pratiques, durables et continus, qui produisent des injustices actuelles.

Encore une fois, elle nie parler de morale et d’éthique, mais fait pourtant appel ensuite à des catégories éminemment morales.  Prenons la phrase :

 « L’abolition n’a pas mis fin à l’exploitation économique, ni redistribué le pouvoir politique de manière égale pour tous : la structure inégalitaire, notamment raciale, du système esclavagiste, a perduré – voire s’est durcie après l’abolition. En outre, il ne s’agit pas d’actions criminelles isolées »

Dans la première partie de la phrase, on trouve en gras des expressions appartenant à la catégorie « structures ». Dans la deuxième partie, il est dit que ce sont des « actions criminelles ». Il n’y a pas la distinction entre « effet structurel » et « culpabilité morale » qu’elle défend ensuite. Les deux sont confondus, sauf quand ça l’arrange. De même son vocabulaire de « bourreau » et de « victime »

La dernière phrase est assez paradoxale de ce point de vue, puisqu’elle rejette les implications morales en disant : « Nous ne sommes pas responsables des crimes historiques » mais les maintient malgré tout en disant : « nous avons obligation de réparer leurs effets structurels. » Si nous avons une obligation de réparation, elle ne peut venir que d’une responsabilité. Si notre responsabilité n’est pas morale, alors nous n’avons pas d’obligation morale. Si nous n’avons pas d’obligation morale alors c’est que le choix de réparer l’esclavage est moralement neutre. Prise au mot, c’est ce qu’elle semble soutenir «C’est un choix politique qu’il nous reste à faire. » Pourtant, la rhétorique anti-raciste ne considère pas ces réparations comme « moralement neutre ». Bien au contraire. 

En résumé : nos pères ont commis un tort moral (un péché) en pratiquant l’esclavage. Nous avons hérité de leurs torts. Nous sommes donc coupables de ce tort et devons faire quelque chose à ce sujet.

Voici pour la doctrine du péché générationnel en version séculière, telle que la présente Magali Bessonne.

Nous n’avons pas à répondre du péché de nos pères

Il est vrai qu’en niant tout péché générationnel, nous évacuons le problème. Mais comme je l’ai dit plus haut, il y a bel et bien la notion de culpabilité héritée dans la Bible. Même Turretin le dit, et on ne peut pas l’accuser d’être post-moderne.

Cependant, il y a une distinction nette entre la doctrine chrétienne du péché générationnel et la doctrine antiraciste. Confesser l’un ne nous amène pas à accepter l’autre. Voici les points de différence :

Le péché générationnel est de nature spirituelle, et ne concerne donc pas le magistrat. Dans la même loi où Il a déclaré « punir jusqu’à la troisième et quatrième génération », Dieu dit aussi, à l’attention des magistrats :

 On ne fera point mourir les pères pour les enfants, et l’on ne fera point mourir les enfants pour les pères ; on fera mourir chacun pour son péché. 

Deutéronome 24.16

Par extension, on ne fera pas payer les descendants d’esclavagistes pour ce qu’ont fait leurs pères. On apportera une compensation pour les péchés de cette génération.

La culpabilité générationnelle ne s’applique que si l’on ne se repent pas du péché des pères. Il y a une façon simple d’échapper au péché générationnel, comme  le dit le prophète Ezéchiel

S’il a un fils qui soit violent, […] Il ne vivra pas ; il a commis toutes ces abominations ; qu’il meure ! Que son sang retombe sur lui ! Mais si un homme a un fils qui voie tous les péchés que commet son père, qui les voie et n’agisse pas de la même manière ; […] il vivra. C’est son père, qui a été un oppresseur, qui a commis des rapines envers les autres, qui a fait au milieu de son peuple ce qui n’est pas bien, c’est lui qui mourra pour son iniquité. Vous dites : Pourquoi le fils ne porte-t-il pas l’iniquité de son père ? C’est que le fils a agi selon la droiture et la justice, c’est qu’il a observé et mis en pratique toutes mes lois ; il vivra. L’âme qui pèche, c’est celle qui mourra. Le fils ne portera pas l’iniquité de son père, et le père ne portera pas l’iniquité de son fils. La justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui.

Ézéchiel 18 :10-20

Une repentance individuelle suffit donc à échapper au jugement. Or, lequel parmi cette génération de français soutient encore le péché de son père ? Lequel l’imite encore ? Selon le standard biblique on ne doit donc pas accuser les français actuels de l’esclavagisme de leurs pères. A moins, bien sûr de redéfinir « esclavage », ce qui est exactement ce que les anti-racistes font, en infraction au 9e commandement. S’il y a une culpabilité, qu’elle soit d’abord correctement nommée.

Le péché est toujours personnel, et non « systémique ». La raison pour laquelle le péché se transmet d’une génération à l’autre est à cause de la nature alliancielle des êtres humains. Cela veut dire que je suis coupable du péché de mon père parce que je fais partie de la lignée de mon père, qui est une unité à part entière devant Dieu.

Cela veut dire que ce péché générationnel est :

  • Concret, c’est-à-dire porté par des personnes réelles et causé par des actes réels. En sens contraire, les anti-racistes accusent les autres d’un péché abstrait, qui ne se trouve pas dans des personnes réelles, mais dans des structures intellectuelles et culturelles abstraites.
  • Individuel : ce sont toujours des individus qui doivent rendre des comptes à Dieu, et non des « structures ».
  • Devant Dieu et non devant la victime. Le magistrat ne s’occupe que des péchés actuels (Deutéronome 24.16 déjà cité) et de l’extérieur et le péché générationnel précède les péchés actuels. Donc le péché générationnel ne concerne pas la justice humaine.

Conclusion

Nous ne devons pas nous désintéresser du racisme. Mais nous ne pouvons pas nous allier avec les philosophes anti-racistes sur ce point.

  • Nous voulons mettre fin au racisme concret, ils veulent supprimer une abstraction.
  • Nous voulons changer les cœurs, ils veulent changer les structures.
  • Nous voulons amener à Dieu, ils veulent amener devant le magistrat.
  • Et surtout, nous voulons amener au pardon et ils disent constamment « Ni oubli ni pardon » !

Le dernier point est le plus grave, car la substance même de l’Évangile est de pardonner et d’oublier. C’est ainsi que le catéchisme de Heidelberg dit :

Parce que Jésus-Christ a totalement payé pour eux, Dieu ne veut jamais plus se souvenir de mes péchés, ni de ma nature corrompue contre laquelle j’ai à combattre pendant toute ma vie ; et il me donne par grâce la justice de Jésus-Christ afin que je ne vienne jamais en jugement devant lui.

Catéchisme de Heidelberg, Question 56

Pour cette raison, je refuse totalement d’entrer dans ce débat empoisonné. Oui je crois au péché générationnel, mais c’est devant Dieu seul que je m’inclinerai et devant lequel j’exprimerai mon repentir.

En illustration: Famille africaine séparée par des hommes européens, Gravure de John Raphael Smith, 1791

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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