Conformément à notre déclaration commune suite à l’adoption de la loi bioéthique, j’ai cherché à me mettre à jour sur l’argumentaire des féministes, et j’ai vu relayer dans la meilleure littérature féministe le nom de Susan Sherwin, qui appuyait sa défense sur l’expérience de la femme enceinte. Dans cet article je vais donc interagir avec un article d’elle paru dans la revue canadienne de Philosophie, en 1991. Je mets donc délibérement de côté tout argument classique et défense traditionnelle de la vie, et je ferai même référence à des concepts auxquels je n’adhère pas vraiment, pour me conformer au mode de défense que veut appliquer Susan Sherwin. Mon objectif est de montrer que « l’éthique proprement féministe » qu’essaie de réaliser Sherwin peut tout aussi bien, voire mieux parvenir à son objectif en refusant l’avortement et soutenant la vie.
Contexte
Nos défenses de la vie présupposent des règles universelles d’éthique dont le principe même est problématique pour les féministes. C’est une des raisons majeures pour lesquelles elles sont si faibles à leurs yeux. Selon le résumé qu’en fait Susan Sherwin :
Parmi les nombreuses différences que l’on trouve entre les arguments féministes et non-féministes au sujet de l’avortement, se trouve le fait que la plupart des traitements non-féministes de l’avortement considèrent les questions de la permissibilité morale ou légale de l’avortement indépendamment des autres questions, ignorant (et donc invisibilisant) les connexions pertinentes aux autres pratiques sociales qui oppriment les femmes. Elles sont généralement fondée sur les concepts masculinistes de la liberté (comme l’intimité, le choix individuel, les droits à la propriété privée appliqué à son propre corps) qui ne s’occupent pas des besoins, intérêts et intuitions de beaucoup de femmes concernées.
Sherwin, Susan, « Abortion Through a Feminist Ethics Lens* », Dialogue: Canadian Philosophical Review / Revue canadienne de philosophie, vol. 30, no 3, Cambridge University Press, 1991, p. 327
Il n’est pas question ici de décrire en détail tout le traitement féministe de la philosophie moderne, mais pour faire simple: le féminisme en général est très sceptique de toute pensée universelle et objective. Ainsi, si les philosophes modernes ont accouché de systèmes intellectuels en apparence universelle, en réalité il s’agissait surtout de leur expérience patriarcale reformulée en langage universel. Or voici le problème : la voix des femmes a toujours été ignorée, et l’expérience féminine toujours rendue invisible. D’où ce que propose Susan Sherwin, suite à la proposition de Kathleen McDonnell :
Kathleen McDonnell encourage les féministes à développer une « moralité féministe » explicite au sujet de l’avortement. Ses racines seraient caractérisées par une profonde appréciation des complexités de la vie, et le refus de polariser et adopter des formules simplistes. Ici même, je propose une forme de ce genre d’analyse.
Ibid., p. 328
Argument 1: La dangerosité d’être enceinte
Le premier argument qu’avance Sherwin est fondé sur l’expérience de vulnérabilité que constitue une grossesse. Elle la décrit ainsi:
Bien que les activistes anti-avortements imaginent que les femmes font souvent des décisions frivoles et irresponsable au sujet de l’avortement, les féministes reconnaissent que les femmes ont recours à l’avortement pour diverses raisons. Certaines femmes se retrouvent sérieusement malade et invalide pendant la grossesse ; elles ne peuvent pas continuer leurs emplois et font face à d’énormes difficultés pour remplir leurs responsabilités à la maison. Beaucoup d’employeur et d’écoles ne toléreront pas de grossesse chez leurs employées ou leurs étudiantes, et ce ne sont pas toutes les femmes qui peuvent suspendre leur emploi, leur carrière, ou leurs études. Les femmes ayant des moyens limités peuvent être incapables de prendre soin des enfants qu’elles ont déjà porté et elles peuvent savoir qu’avoir une autre bouche à nourrir va réduire leur capacité à pourvoir à leurs enfants existants. Des femmes qui souffrent de maladie chronique ou qui se sentent trop jeunes, ou trop vieilles, ou qui ne sont pas capable de maintenir une relation durable peuvent reconnaître qu’elle ne peuvent pas s’occuper d’un enfant pendant ce temps. Certains sont sans logis, ou dépendante aux drogues, ou sont diagnostiquées du SIDA et peuvent ne pas vouloir permettre à un enfant d’entrer dans ce monde en de telles circonstances. Si la grossessse est le fruit d’un viol ou d’un inceste, la douleur psychologique de porter l’enfant jusqu’au terme peut être insupportable, et la femme peut reconnaître que son attitude envers l’enfant après la naissance sera toujours teintée d’amertume. Certaines femmes peuvent apprendre que leurs foetus portent des anomalies chromosomiques sérieuses, et considèrent qu’il vaut mieux les prévenir plutôt que de naître dans une condition destinée à la souffrance. D’autres, sachant que les pères sont brutaux et violents, peuvent désirer ne pas soumettre l’enfant aux bastonnades et agressions incestueuses qu’elles anticipent. Certaines n’ont pas de moyens réalistes de retirer l’enfant ou elles-même de ces relations.
Ibid. , p. 328-329.
Ou alors une femme peut simplement croire que porter un enfant est incompatible avec ses plans de vie du moment, vu qu’une grossesse a de grandes chances d’avoir des répercussions profondes sur toute la vie de la femme. Si la femme est jeune, une grossesse va très certainement réduire ses chances d’éducation et ainsi limiter sa carrière et ses opportunités de vie : “Plus une femme est enceinte tôt, et plus il y a de risques qu’elle arrête l’école. Moins elle est éduquée, plus elle est chichement payée, à la marge du marché du travail, ou au chômage, et plus elle aura d’enfants — jusqu’à trois fois plus que ses congénères employées et sans enfants. (Petchesky, 1984, p. 150) Dans beaucoup de circonstances, avoir un enfant va exacerber les forces sociales et économiques qui sont déjà alignées contre elles à cause de son sexe (et sa race, classe, âge, orientation sexuelle, handicap éventuel etc). L’accès à l’avortement est une option nécessaire pour beaucoup de femmes si elles veulent échapper aux conditions oppressantes de la pauvreté.
C’est effectivement une grande partie des arguments qui sont soulevés contre nous jusqu’à aujourd’hui. Et j’admets avoir le tort de me concentrer parfois sur la morale théorique, sans expliciter mes positions éthiques dans les domaines suggérés par Sherwin. Cependant, je rejette ses arguments, parce qu’à mes yeux elle livre trop facilement les femmes à un système d’injustices et au culte de Mammon. Loin de délivrer les femmes, elle les livre aux exigences d’un système économique inhumain.
- La tradition chrétienne reconnaît déjà que lorsque la vie de la mère est en danger, il est permissible de mettre fin au fœtus. En faisant cela, nous ne cherchons pas à tuer le fœtus, mais à sauver la vie de la mère.
- Est-il donc moral que l’on ne puisse pas être malade ou invalide pendant quelques mois, sans que notre moyen de subsistance soit ainsi retiré ? Prescrire l’avortement dans un tel cas revient à admettre que la logique économique et utilitaire est plus importante que l’expérience de la femme. Une femme ne peut plus travailler parce qu’elle est enceinte ? Faites-lui subir un avortement, et surtout qu’elle redevienne à nouveau un membre utile de la société. Voici la logique de Sherwin. En tant que défenseur de la vie, nous affirmons qu’il faut un système robuste de congé maternité et que l’expérience des femmes enceintes ne soit pas broyée par les exigences d’un système économique inhumain. Cela s’applique aussi aux études.
- De même, nous prescrivons également des réformes qui augmentent grandement l’efficacité des services de l’enfance de l’Etat, à commencer par un budget qui soit à la hauteur des besoins. Dans l’état actuel des réformes, nous sommes arrivés à un excès répugnant : des hommes politiques privilégiés profitent de la souffrance des femmes enceintes pour leur permettre « noblement » le droit de tuer leur enfant, et en même temps votent « responsablement » de diminuer le budget du seul organe qui pourrait permettre à ces femmes une alternative : un service d’orphelinat public robuste. En réalité, ils considèrent les enfants, et plus largement le peuple comme un problème à gérer, plutôt que des personnes à servir. Sherwin renforce cette lâcheté publique en disant que l’avortement est — en termes féministes — la conduite la plus éthique. Pourquoi développer un orphelinat public vu que l’avortement est tellement moins cher et tellement plus éthique ? C’est aussi pour cela que nous militons contre l’avortement : parce que nous considérons que le rôle de l’Etat est de servir son peuple pour qu’il prospère, et non de lui permettre de s’auto-dévorer et d’internaliser qu’il est un problème. En interdisant l’avortement, le Magistrat est forcé d’assumer son rôle de père des orphelins.
- Dans le cas des viols et des incestes, il faut avoir le courage de reconnaître que le souhait de ne pas mettre un terme à la vie de ces enfants est à la fois une détresse sociale (mais encore une fois, pourquoi mettre un terme à cette vie alors qu’elle devrait être prise en charge par l’Etat ?) mais aussi un mécanisme de riposte. Quand vous ne pouvez pas vous défendre contre l’abuseur, vous vous vengez sur ce qui est plus faible que vous. Mais si vous êtes exploitée par votre patron, qu’est ce qui est le plus juste : que le patron soit puni par le magistrat, ou bien que vos enfants, sur lesquels vous criez le soir par épuisement, soient exclus de votre maison ? On m’accusera à juste titre de présupposer une loi morale universelle en proposant cette alternative. J’admets. Mais qu’est ce qui est le plus bénéfique à l’expérience féminine ? Qu’on fasse disparaître le corps du délit, la preuve et le fruit de l’inceste/du viol, qu’on invisibilise l’inceste ? Ou bien qu’on force le violeur à porter sa responsabilité dans l’acte, et qu’elle ne lui soit pas retirée par un avortement ? Qui doit porter le blâme ? La victime, qui doit se dépêcher de faire disparaître le fruit de l’abus, ou bien le bourreau ? En tant que défenseurs de la vie, nous préconisons que la victime soit âprement défendue : le système pénal doit être amélioré de manière à mieux prendre en compte les victimes de viols, et que la douleur psychologique qui fait désirer l’avortement soit répondue par une saine justice, plutôt que par un avortement qui ne tombe que sur la mère comme un châtiment.
- L’argument est principalement le même pour ce qui concerne les pères violents : la solution est bien plutôt de donner aux services sociaux les budgets qui correspondent à leur mission, et de réfléchir à des lois qui font que les conséquences retombent sur les hommes responsables, et non sur les femmes victimes.
- De même pour les enfants qui vont porter des handicaps congénitaux : l’argument ne peut plus être ici l’expérience de la femme, car ici l’on décide pour un autre. Qui sommes-nous pour juger quelle vie vaut d’être vécue ? Devrions-nous appliquer la même logique aux femmes adultes ? S’il ne nous est pas permis de tuer des femmes parce que leur expérience est jugée trop dure et blessante, alors pourquoi condamnons-nous des enfants handicapés qui exprimeront ce désir de vivre une fois adultes ? La vraie solution est bien plutôt d’accompagner et développer les structures qui permettront aux familles d’handicapés d’éduquer leurs enfants sans souffrances inutiles. Mais au lieu de cela, parce que nous avortons dans des proportions industrielles les enfants en risque de trisomie, le Magistrat n’a même pas besoin de prendre à coeur leur inclusion dans la société. Cet argument féministe est le triomphe du validisme qu’elles dénoncent pourtant par ailleurs.
Voilà pour l’essentiel : il faut réfléchir de façon plus holistique1 que ce que propose Susan Sherwin. Même quand on prend l’expérience féminine comme point de départ, la meilleure façon de défendre les intérêts des femmes et la justice sociale, c’est peut-être bien d’interdire l’avortement pour forcer le Magistrat à défendre réellement les vrais intérêts de celles-ci. Ce ne serait pas la première fois qu’une transgression du dogme amènerait le progrès.
2. L’avortement comme filet de sécurité nécessaire au contrôle des naissances.
La liberté des femmes d’avoir recours à l’avortement est aussi liée à leur capacité de contrôler leur propre sexualité […]. À rebours de la plupart des approches non-féministes, les analyses féministes de l’avortement prêtent spécialement attention à la manière dont les femmes deviennent enceintes. Ceux qui rejettent l’avortement semblent croire que les femmes peuvent éviter les grossesses non voulues en évitant les rapports sexuels. De telles vues montrent une faible de prise de conscience de la puissance de la politique sexuelle au sein d’une culture qui opprime les femmes. Les schémas existants de domination sexuelle signifient que les femmes ont en fait peu de de contrôle sur leur vie sexuelle. Elles peuvent être victimes de viols par des étrangers, des pères, des frères, des petits amis, des collègues, des employés, des clients, des pères, des frères, des oncles et des rencards. Souvent la coercition sexuelle n’est même pas reconnue par les participants, mais est simplement le prix de la « bienveillance » — popularité, survie économique, paix ou simple acceptation.
Ibid. , p. 330.
Autrefois, les adultères qui imposaient les « promotions canapé » encouraient la peine de mort. Aujourd’hui, ils peuvent devenir ministres de l’Intérieur. Est-ce que l’avortement a réellement amélioré l’expérience vécue des femmes sur ce point ? Au contraire, il les livre à une plus grande détresse, en confirmant le biais masculiniste que la femme est un objet sexuel, et que les relations sexuelles sont un objet économique ordinaire.
Contre cela, la tradition chrétienne qui anime beaucoup de défenseurs de la vie prend un chemin beaucoup plus holistique que la courte vue féministe : ce n’est pas aux femmes de s’adapter aux prédateurs, c’est au Magistrat de punir les rapaces. Comme le disent souvent les féministes : la peur doit changer de camp.
Les défenseurs de la vie militent aussi pour des définitions plus saines de chaque genre : aussi longtemps que l’image de la femme était fortement liée à la procréation et l’enfantement, la traiter comme un objet sexuel était une profanation. Maintenant, ce sont ceux qui veulent respecter les femmes qui doivent se justifier et se défendre. De même, définir la virilité par les performances sexuelles est une abomination qui défigure aussi bien les hommes que les femmes. Un peuple n’est pas grand par sa liberté sexuelle : il est grand par la canalisation de cette énergie dans des projets utiles et bénéfiques. Quel est l’homme le plus digne d’éloges ? Le « trousseurs de jupons », le fin gourmet libertin ? Ou bien le bâtisseur et le père respectueux ? Auprès duquel les femmes auront l’expérience la plus sûre ?
Sherwin a un autre argument de même famille :
La forme la plus sûre de contraception implique l’utilisation de méthodes barrières (préservatifs ou diaphragmes en combinaison avec des gels spermicides). Mais ces méthodes posent aussi des difficultés pour les femmes. Elles peuvent être socialement créatrices de malaise quand on y recourt : les jeunes femmes sont découragées de se préparer à des activités sexuelles qui peuvent ne jamais arriver et on leur propose à la place des modèles romantiques de passions spontanées (peu de films ou de romans interrompent leurs scènes de séduction pour la mise en place de contraceptifs.) Beaucoup de femmes se rendent compte que leurs partenaires masculins ne veulent pas utiliser de contraceptifs et qu’elles n’ont pas le pouvoir d’insister. De plus, le coût est un facteur limitant pour beaucoup de femmes. Les préservatifs et les spermicides sont chers et non couverts par la plupart des mutuelles. Il n’y a qu’une seule forme de contraceptifs qui offrent aux femmes une contraception sûre et efficace : les méthodes barrières avec la solution de secours de l’avortement.
Ibid. p. 331.
Nous pouvons bien sûr capituler devant les exigences de la révolution sexuelle, mais comme le disait Mary Daly, elle-même féministe radicale et athée militante :
La révolution sexuelle a été en fait une extension de plus de la politique du viol, une Nouvelle Moralité de fausse libération a été imposée aux femmes, à qui l’on a dit qu’elles étaient libres d’être ce qu’elles ont toujours été : des objets sexuels. La différence est simplement que dorénavant il y a une pression sociale pour chaque femme soit disponible en un clin d’œil, d’être une putain [whore] non-rémunérée.
Daly, Mary, Beyond God the Father: Toward a Philosophy of Women’s Liberation, Boston : Beacon Press, 1973, p. 122.
En tant que défenseurs de la vie, et contrairement aux féministes soumises au culte de mai 68, nous rejetons même la fornication, non pas parce qu’elle est amusante et que nous avons peur que quelqu’un quelque part s’amuse. Nous rejetons même la simple fornication parce que nous comprenons, tout comme les plus sages des féministes, que derrière la liberté sexuelle se trouve surtout la liberté d’abuser et de profiter du sexe des femmes sans conséquences graves. La liberté sexuelle est la liberté pour les porcs de saccager les femmes. Mais les féministes préfèrent « blâmer la victime » : c’est aux femmes d’avoir des contraceptifs. C’est aux femmes de pouvoir avorter si un enfant vient. C’est encore aux femmes de porter les conséquences de la luxure masculine.
Nous avons une plus haute vision de la femme. Une vision où sa sexualité est tellement maîtrisée qu’en réalité, lorsqu’un homme s’approche d’elle, il y a déjà eu un choix et un engagement de la part de l’homme d’assumer et d’aider la femme à porter cet enfant qui est par définition choisi. Une vision où la contraception est inutile parce que les prédateurs sont punis et les responsables encouragés.
3. De la personnalité du fœtus
Dans les conditions particulières dans lesquelles Sherwin se place, elle cherche à exprimer la légitimité du fœtus à vivre dans des termes qui soient compatibles avec l’expérience de la femme enceinte. À ses yeux, la position qui défend la vie a les défauts suivants :
La femme dont le fœtus dépend pour sa survie est considérée comme secondaire (quand elle est considérée) au sein de ces débats. Les expériences concrètes et les responsabilités réelles des vraies femmes ne sont pas perçues comme moralement pertinentes […]. C’est un présupposé courant à la fois de la part des défenseurs et des opposants au droits des femmes que les femmes seront irresponsables dans leurs choix. La question importante, cependant, est de savoir si les fœtus ont le genre de statut qui permet d’interférer dans le choix des femmes, pour commencer. Dans certains contextes le rôle des femmes dans la gestation est littéralement réduit à celui de « vase à fœtus » , la femme individuelle disparaît, ou est perçue simplement comme un système mécanique de maintien de vie.
Sherwin, op. cit., p. 332.
On peut reconnaître des excès rhétoriques de notre part, mais nous ne sommes pas les seuls : les négationnistes de la vie ne sont-ils pas eux-mêmes tant préoccupés de défendre les droits des femmes qu’ils appellent « simple tas de cellules » les fœtus ? À ce compte-là toutes les femmes ne sont que de simples tas de cellules ! Mais passons. Quelle définition de la personnalité du fœtus propose Sherwin pour cadrer avec sa démarche ?
Susan Sherwin rejette la vision métaphysique classique de la qualité de « personne » comme étant trop abstraite et ne tenant pas compte de l’aspect relationnel du fœtus. Or, un fœtus est différent d’un bébé déjà né dans le sens où il n’a de relations qu’avec sa mère. Vu que la personnalité ne vient qu’avec les relations, et que les relations du fœtus ne sont qu’avec sa mère, seul elle peut lui conférer ou non cette personnalité. Elle l’exprime ainsi :
Aucun être humain, et en particulier aucun fœtus ne peut exister en dehors des relations ; les visions féministes de ce qui fait la valeur d’une personne doivent refléter la nature sociale de leur existence. Les vies fœtales ne peuvent être ni soutenues ni détruites sans affecter la femme qui les soutient. À cause du statut physique unique du fœtus — interne et dépendant d’une femme particulière — la responsabilité et le privilège de déterminer son statut social spécifique et sa valeur reposent sur la femme qui le porte. Les fœtus ne sont pas des personnes parce qu’ils n’ont pas développé assez de relations sociales pour être des personnes dans un sens moralement pertinent (ils ne sont pas des personnes secondes). Les nouveaux-nés, bien qu’ils commencent tout juste leur développement vers des personnes, sont immédiatement sujets à des relations sociales, car ils sont capables de communication et de réponse en interaction avec une variété d’autres personnes. Ainsi, les défenses féministes de l’avortement insistent sur l’importance de protéger les droits des femmes à continuer aussi bien que terminer les grossesses comme elles l’entendent.
Ibid. p. 336.
Si cela est vrai, alors l’homme qui séquestre sa femme a droit de vie ou de mort sur elle. Pour peu qu’une femme soit isolée, sa dignité diminue à la mesure de son isolement. Mais Sherwin a prévu en faisant appel à la notion de « personne seconde », issue d’Annette Baier. Une personne seconde est une personne qui a grandi au contact d’autres personnes, et qui possède ainsi un historique et un héritage culturel qui lui a été transmis. Je doute cependant de la pertinence de cette notion.
- Elle laisse entendre que les enfants sauvages ne sont pas des personnes humaines.
- La séquestration rend cette « personnalité seconde » très abstraite, et on retombe dans l’essentialisme que Susan Sherwin cherchait à éviter : si une femme séquestrée est une personne seconde, alors que c’est que dans sa nature même, indépendamment des circonstances concrètes dans laquelle elle vit, il y a sa qualité humaine.
- Il est prouvé à présent que les fœtus entendent et interagissent avec plus que leur mère : ils peuvent interagir avec la voix du père, avec les bruits de l’environnement. On peut dire tout au plus qu’il ne fait pas de distinction entre lui-même et sa mère, mais c’est vrai aussi d’un bébé nouveau-né.
- Il est aussi désormais établi qu’un fœtus dirige ses bras avec une vitesse différente selon qu’il cherche à atteindre son propre corps, le corps de la mère ou le corps de son jumeau. Il a ainsi des interactions conscientes avec son jumeau, lorsqu’il en a un, et non uniquement avec sa mère.
Conclusion
Nous avons montré que même en suivant une «moralité féministe» comme celle proposée par Susan Sherwin, le soutien à l’avortement ne va pas de soi. Au contraire, il y a des raisons de penser que si en surface, l’avortement est une liberté et une libération, en réalité, il n’est qu’un pis-aller pour perpétuer et renforcer les expériences d’oppression de la femme. Il peut donc être contraire même à la libération réelle des femmes.
Bibliographie
Illustration : Femme lisant une lettre, Johannes Wermher (vers 1663 ; détail).
- Tenant compte de l’intégralité d’une situation. [↩]
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