Parmi les difficultés que nous rencontrons dans notre théologie politique, il y a les limites entre Église et État sur lesquelles nous avons déjà beaucoup écrit. L’autre difficulté que nous rencontrons depuis plus d’un siècle, c’est sur l’engagement social. Jésus nous a enseigné de nourrir les pauvres, mais cela ne devrait-il pas être aussi l’occasion pour nous de les faire progresser dans la société ? Notre défense des plus fragiles ne devrait-elle pas déboucher sur la participation à un projet de libération humaine ? Au cours du XXe siècle, il y a eu plusieurs mouvements qui étaient chrétiens et notablement progressistes sur les questions sociales. Loin de distinguer entre action sociale et enseignement de l’évangile, ils enseignaient que l’évangile est l’engagement social.
En sens inverse, les fondamentalistes du début XXe siècle ont freiné des quatre fers, en affirmant en termes très nets que la priorité était la doctrine évangélique, et que les œuvres sociales ne devaient pas nous détourner de l’Évangile tel qu’il a été pratiqué jusqu’à ce jour. Hélas, ils ont surréagi et ont abandonné tout engagement sociétal et politique. C’en est au point où Carl F.H. Henry raconte que dans les années 50, les ligues contre l’alcool (historiquement très conservatrices) n’étaient plus acceptées que dans les églises libérales. Contre cet excès, les théologiens « néo-évangéliques » (Billy Graham, Carl F.H. Henry, Harold Ockenga) ont voulu développer leur propre synthèse : théologiquement conservateurs, socialement engagés. Après eux, c’est l’ensemble du monde évangélique qui a suivi. Aujourd’hui encore, les mêmes doutes s’expriment : n’en fait-on pas trop, au point de tomber dans le libéralisme ? N’en fait-on pas insuffisamment au point de désobéir à Dieu ? De quelle façon peut-on pratiquer des œuvres sociales sans qu’elles ne soient détournées de Dieu ?
L’objectif de cette synthèse est de renseigner les chrétiens évangéliques sur ce qu’est l’évangile social historiquement, soit l’hérésie qui a perverti les œuvres sociales de l’Église et déclenché toutes ces difficiles questions. Je pense qu’une vision claire de nos anciens adversaires nous aidera beaucoup dans les débats d’aujourd’hui.
Cet article vient de mes notes de lectures de Une théologie pour l’évangile social de Walter Rauschenbusch. Rapide présentation : Walter Rauschenbusch est une des plus grandes figures de l’école de l’évangile social. Son manifeste Le Christianisme et la crise sociale a grandement inspiré Martin Luther King pour sa lutte en faveur des droits civiques. Walter Rauschenbusch est un pasteur et théologien baptiste américain qui a dirigé une église dans « Hell’s Kitchen » un quartier très pauvre de New York. Il a alors développé la théologie de l’évangile social, confondant le salut et le progrès social des pauvres. Il a vécu de 1861 à 1918. Le livre que je synthétise est son ultime œuvre publiée un an avant sa mort.
Prolégomènes : quelle révélation pour l’évangile social ?
Un évangélique qui essaie de découvrir le libéralisme théologique sera souvent dérouté par la méthode intellectuelle des libéraux : pourquoi revendiquent-ils la continuité avec les réformateurs, alors qu’ils ont tout renié d’eux ? Pourquoi revendiquent-ils Jésus Christ, alors qu’en réalité ils butinent un peu partout pour construire leur propre doctrine ? Pourquoi leur théologie est-elle à ce point ad hoc ?
Même si Rauschenbusch ne l’explicite pas directement, Une théologie pour l’évangile social est un exemple assez clair de comment faire de la théologie libérale. Le point central est de s’éloigner de « la Bible est une révélation » et de se rapprocher de « l’Histoire est une révélation » (motif hégélien). Si l’on suit le libéralisme de Rauschenbusch, le vrai christianisme ne se trouve pas prisonnier de la lettre biblique, mais bien plutôt dans l’esprit éthique et progressiste qui se trouve dans les évangiles. À l’époque de Moïse, obéir à Dieu revenait à rompre avec l’esclavage égyptien et suivre la loi du Sinaï. À l’époque de Jésus, obéir à Dieu revenait à rompre avec les traditions juives et suivre l’esprit du Sermon sur la Montagne. À l’époque de la Réforme, obéir à Dieu revenait à rompre avec la tradition médiévale et suivre la Bible seule, hors de toute autorité humaine. Aujourd’hui au XXe siècle, obéir à Dieu c’est rejeter toutes les doctrines humaines qui collaborent avec le capitalisme et militer pour l’avancée et le progrès des droits humains.
Dans cette « continuité » là, il est donc tout à fait possible de se réclamer chrétien et même protestant, tout en détestant la tradition chrétienne et l’Église. De même, l’essence du christianisme n’est plus la doctrine de l’évangile, mais l’éthique du progressisme. Je suis de plus en plus chrétien en militant de plus en plus pour l’avancée des droits de l’homme, pas en connaissant de plus en plus Dieu le Père. Maintenant, résumons le propos du livre.
Partie 1 : Introduction (chapitres 1-4)
Chapitre 1 : Le défi de l’évangile social à la théologie
Son argument est basé sur l’histoire récente : il cite toutes les œuvres de l’évangile social comme preuves que « c’est l’heure » de l’évangile social et qu’il nous faut donc nous adapter. Il conçoit cet engagement social comme une extension et non un renversement de l’ancien évangile (il confirmera encore cela dans un chapitre futur) :
L’évangile social est le vieux message du salut, élargi et enrichi. L’évangile individualiste nous a appris à voir le péché dans tous les cœurs humains et nous a inspiré la foi dans la bienveillance et la puissance de Dieu pour le salut de toute âme venant à lui. Mais, il ne nous a pas donné une compréhension adaptée du péché dans l’ordre social et la participation au péché de tous les individus qui en font partie. Il n’a pas éveillé la foi dans la volonté et la puissance de Dieu pour racheter les institutions permanentes de la société de leur héritage coupable d’oppression et d’extorsion. […] L’évangile social cherche à amener l’homme à la repentance pour ses péchés collectifs et à créer une conscience plus sensible et plus moderne.
Rauschenbusch Walter, A Theology for the Social Gospel, New York: Abingdon Press, 1917, p.5
Dans sa vision, il faut élargir la théologie parce que la théologie est la servante de la pratique. Or la grande cause à laquelle la théologie doit s’attaquer est la « régénération de l’ordre social » (p.7). Se contenter de la vieille théologie avec ses « ‘demies-vérités » nuit au développement de l’évangile parce qu’elle ne parle pas de la dimension collective du salut. Il parlera tout le temps de la « théologie individualiste » pour désigner la théologie évangélique traditionnelle.
Je rappelle que dans la tradition orthodoxe, la théologie est la reine des sciences, et non la servante d’autre chose : c’est à la pratique de suivre la doctrine évangélique, et non l’inverse.
Chapitre 2 : Les difficultés du réajustement théologique
Il attaque le confessionalisme qui retient ce changement. Pour rassurer les lecteurs, il insiste sur le fait que l’évangile social ajoute à la foi, mais n’en retire rien (ce qu’il contredira au chapitre 13) :
C’est un réconfort de savoir que les changement requis pour faire de la place à l’évangile social ne sont pas destructifs, mais constructifs. Ils impliquent d’ajouter, non de soustraire. L’évangile social appelle à élargir la cible du salut et à plus d’énergie religieuse pour faire le travail de Dieu. Il requiert davantage de foi, et non moins. Il offre un salut plus complet et durable.
Ibid, p. 11
Ensuite, il identifie comme obstacle au changement le fait que la théologie systématique est par nature théorique et assez déconnectée du réel. Mais, il affirme que si elle ne fait pas cette mutation, elle court le danger d’être fossilisée et plus bonne à rien. Il s’appuie sur une idée de la doctrine où elle n’est pas l’expression de ce qui est vrai, mais un ciment d’unité en vue d’une action commune. Il faut changer le ciment régulièrement pour entretenir la structure :
Les dogmes et idées théologiques de l’Église primitive étaient ces idées qui étaient nécessaires à l’époque pour faire tenir l’Église ensemble, rallier ses forces, et lui donner l’énergie de la victoire contre ses opposants. Aujourd’hui, beaucoup de ces idées ne signifient plus rien d’actuel. Notre révérence à leur égard est une sorte de culte des ancêtres. […] L’évangile social n’a pas besoin de l’autorité de l’Église pour tenir nos cœurs. Il s’accroche contre cette autorité si nécessaire. Il fera pour nous ce que la théologie nicéenne a fait au 4e siècle, ou la théologie des réformateurs au seizième. Sans cela, la théologie finira par être de plus en plus un vague souvenir.
Ibid. p.13
Il développe une théorie évolutionniste de l’histoire de l’Église où plus elle avance et plus l’éthique devient le cœur de la religion, depuis Jésus qui se moque de l’écart entre théorie et pratique des pharisiens, jusqu’à la régénération sociale de notre époque. En refusant de traiter l’éthique la plus contemporaine – et notamment les méfaits de l’industrialisation – les pasteurs se coupent de l’essence de la vraie religion, tout comme les pharisiens connaissaient parfaitement Moïse sans reconnaître le Christ. Il plaide donc pour une intégration de l’expérience dans la démarche théologique, et cite l’exemple de Paul, Augustin, et Luther qui ont eu leur théologie façonnée par leurs expériences.
Le problème ici n’est pas les faits historiques, mais la valeur excessive qu’il donne à l’expérience. Dans la tradition orthodoxe, on interprète l’expérience à partir de la doctrine évangélique, et on ne bâtit pas une doctrine à partir d’une expérience. De même, je ne sais pas par quels prodiges d’absurdité il en est venu à interpréter les développements doctrinaux de Nicée et de la Réforme de cette façon. Les débats doctrinaux ont toujours eu pour but de définir ce qui était vrai contre les mensonges des hérétiques. Jamais de marquer des points rhétoriques.
Chapitre 3 : Ni étranger ni nouveau
L’évangile en tant que démarche de régénération sociale n’est pas nouveau : il est déjà dans la Bible, dans le salut des peuples et l’ordre du Royaume de Dieu qui est décrit par les prophètes. Il n’est pas non plus étranger : il sort des pages même de la Bible. Si cette doctrine apparaît en rupture avec l’héritage confessionnel universel, c’est parce que la tradition occidentale est infectée par la pensée grecque et l’a ratée :
L’évangile social n’est ni étranger ni neuf. Si l’on en vient aux questions de pedigree et de droit de naissance, on peut tout aussi bien demander aux dogmes catholiques et protestant leurs bases et leurs certificats de naissances. Ces dogmes ne sont ni dominants dans le Nouveau Testament, ni clairement définis par ceux-ci. Plus on étudie les racines historiques des dogmes universels, plus on y voit une pensée grecque étrangère, et non la substance du message de Christ ou la foi hébraïque. Nous ne dévions pas de la proposition centrale de l’histoire des Dogmes de Harnack : le développement du dogme catholique est un processus d’héllénisation du christianisme ; en d’autres mots, ces influences étrangères se sont infiltrées dans la religion de Jésus Christ et ont créé une théologie qu’il n’a ni enseignée ni conçue. Que dirait Jésus si on lui lisait le symbole de Chalcédoine ou le symbole d’Athanase ?
Il faut se souvenir que la doctrine selon lui n’est de toute évidence pas destinée à exprimer la vérité. En tout cas ce n’est pas une nouveauté, mais la reprise de quelque chose qui n’avait pas été suffisamment développée depuis les pères de l’Église. Selon lui, les pionniers dans ce réajustement sont Friedrich Schleiermacher, Richard Rothe et Albrecht Ritschl, trois grands nom du libéralisme allemand.
En sens inverse, je maintiens que le développement doctrinal de l’Église universelle n’est pas la perversion du « simple évangile » du « Jésus historique », mais l’expression légitime et vraie de l’Évangile. Nous n’avons fait que développer ce qui était présent dans la Bible, et pouvons défendre par plus de versets la christologie chalcédonienne que ce que Walter Rauschenbusch cite dans tout son livre.
Partie 2 : Hamartiologie (chs 4-9)
Chapitre 4 : La conscience du péché
Il passe à présent à l’examen des doctrines modifiées par ce moment de l’évangile social. Il part de l’expérience de conviction du péché, ce qui résonne forcément avec un public évangélique, mais est aussi une prise d’accès pour un libéral qui prétend définir sa théologie à partir de l’expérience historique. La religion ou la théologie existent en vue de traiter ce sentiment.
Il part de l’objection classique à son époque : l’évangile social nous entraîne à nous décharger de notre péché individuel sur le collectif, à ceci il répond que l’on a déjà tendance à décharger notre péché sur autre chose. Donc l’évangile social n’est pas un danger nouveau de ce point de vue.
De plus, il dit aussi qu’on aurait pu adresser le même reproche à Ésaïe ou Amos (ils veulent diminuer la gravité du péché en diminuant la valeur des sacrifices ! Cf. p.33). Contre ceci, le mieux est de faire référence à l’expérience historique : les réformés ont abandonné le confessional, mais pourtant ont progressé en piété et vraie religion.
Par ailleurs, selon lui, vouloir rejeter le péché collectif pour garder l’ancienne tradition, c’est avoir un biais infondé en faveur du « vieux ». Walter Rauschenbusch dit que l’indignation qui nous saisit face aux scandales sociaux/sociétaux de notre époque sont en fait le sens/la conscience du péché de notre époque. Or, la théologie classique « individualiste » n’est pas adaptée à cette nouvelle conscience du péché : on est plus offensé par les atteintes à la braguette qu’aux licenciements abusifs. Elle a donc besoin d’un aggiornamento.
On retrouve encore une fois l’idée que la doctrine est un moyen purement utilitaire, et non une vérité transcendante.
Chapitre 5 : La chute de l’homme
Selon Rauschenbusch, la finalité du récit de la Chute est d’amener tout homme à prendre conscience de son péché. Mais il y a une surinterprétation de la part de la théologie traditionnelle.
Il fait remarquer que le récit même de la Chute n’est pas si cité que cela dans la Bible, et il n’y a guère que Paul qui en fait grand cas dans l’épître aux Romains. Il en tire alors la conclusion que le récit de la Chute n’a pas pour but de décrire l’origine du péché, mais celle du mal et de la mort, puisque c’est la seule emphase que le reste des Écritures retiennent quant à la Chute :
Ce n’est pas avant Paul que nous trouvons une utilisation complète et sérieuse de l’histoire de la Chute dans la Bible. Par deux fois (Romains 5 et 1 Corinthiens 15), il oppose l’humanité charnelle qui descend d’Adam, pécheresse et mortelle d’une part, et l’humanité spirituelle descendant de Christ, sainte et immortelle d’autre part. Ces passages appartiennent aux portions théologique des écrits de Paul, et furent avidement saisis par les auteurs patristiques comme des matériaux bruts pour leurs propres œuvres. Une fois que la théologie devint le sujet majoritaire de l’histoire, elle fut étendue par des inférences exégétiques, des embellissements allégoriques, et la typologie, jusqu’à ce qu’elle contienne bien plus que ce qui est réellement dedans.
Ibid. p. 40-41
Ainsi, par un phénomène de dérive doctrinale, on est passé d’une interprétation pratique de la Chute (origine du mal) à une interprétation spéculative de ce récit (origine de la corruption humaine, plus métaphysique). En conséquence, dans le système doctrinal traditionnel, la Chute est un évènement qui est surtout spéculatif (et donc moins pertinent), et le récit perd en force de conviction.
Or l’évangile social est pratique de nature, et a donc besoin d’une théologie de nature pratique. La doctrine traditionnelle de la Chute est insuffisante, elle doit être réformée de manière à pouvoir être le tuteur de l’Évangile Social, à pousser à l’action sociale. Aux yeux de Rauschenbusch (pp. 42-43) le problème de la vision classique de la Chute, c’est qu’elle décourage à l’action. « À quoi bon s’engager ? Le monde est corrompu ! » « Pourquoi faire progresser les droits humains ? Le problème est notre corruption interne. » Dans la doctrine classique, le mal est invincible d’un point de vue humain. Or, l’évangile social requiert que le mal puisse être vaincu.
De plus, redéfinir la chute comme récit de l’origine du mal plutôt que l’origine de la corruption humaine permet d’être plus léger sur sa nature historique, et nous laisse la possibilité d’être évolutionniste théiste, enlevant ainsi la pression apologétique qui pèse sur le créationnisme.
En sens contraire, il est bon de se rappeler que la Chute n’est traitée de façon systématique qu’en deux endroits, mais qu’elle est partout supposée dans la Bible. Par ailleurs, il n’est pas honnête de définir notre doctrine en fonction de nos « besoins ». C’est à nous de définir nos besoins par rapport à la Révélation de Dieu.
Chapitre 6 : La Nature du Péché
Dès le départ, il cherche une définition subjective (cohérent avec le chapitre 4, où l’on part de la conscience du péché). La nature principale du péché est l’égoïsme qui se manifeste entre nous et Dieu, entre nous (individuels), et à l’intérieur de nos collectivités :
Les trois formes de péché : sensualité, égoïsme et athéisme sont des étapes ascendantes, dans lesquelles nous péchons contre notre meilleur soi, contre le bien des hommes, contre le bien universel.
Ibid. p.47
Le péché est essentiellement de l’égoïsme. Cette définition est plus en harmonie avec l’évangile social qu’une quelconque définition des religions individualistes. L’esprit pécheur est donc un esprit asocial et anti-social
Ibid. p.50
Il rejette l’idée que le péché soit essentiellement une rébellion, la position orthodoxe, par un sophisme génétique : « C’est faux parce que ça vient de cultures monarchiques et autoritaires ». Il affirme une identité totale entre péché contre Dieu et péché contre le prochain. Pécher contre son prochain, c’est purement et simplement faire du mal à Dieu et on fait du mal à Dieu en faisant du mal au prochain :
Dieu n’est pas le seul représentant spirituel de l’humanité ; il lui est identifié. En lui nous vivons et nous mouvons, et avons notre être. En nous, il vit et se meut, bien que son être transcende le nôtre. Il est la vie et la lumière de tout homme et le lien mystique qui nous unit tous. Il est la puissance spirituelle derrière et sous nos aspirations et exploits. Il œuvre à travers l’humanité pour réaliser ses buts, et nos péchés bloquent et détruisent le Royaume de Dieu dans lequel il pourrait pleinement se révéler et se réaliser lui-même. Ainsi donc, nos péchés contre le moindre de nos prochains concerne Dieu en fin de compte. Ainsi donc, quand nous retardons le progrès de l’humanité, nous retardons la révélation de la gloire de Dieu. Notre univers n’est pas une monarchie despotique, avec Dieu qui siège dans sa canopée étoilée et nous en bas ; c’est une communauté spirituelle avec Dieu au milieu de nous.
Ibid., p.49
Comme vous le voyez, la théologie propre de Rauschenbusch n’a même pas besoin d’affirmer la personnalité de Dieu.
Une fois la définition posée, il explicite comment on en vient à la conscience de ce péché. La démarche subjective est très importante dans sa théologie. Traditionnellement, pour se rendre compte de notre misère, on expose quel fut l’état premier d’Adam, et à quel point nous sommes déchus par rapport à lui.
Mais Rauschenbusch estime que l’on ne sait pas suffisamment sur Adam pour cela, et en plus il n’y a rien de politique dans l’histoire d’Adam et Eve, donc ça ne sert à rien pour l’Évangile. Bah hé, l’Évangile Social est le seul vrai évangile, non ? Pour se rendre compte de notre misère, il faut comparer notre situation avec le Royaume de Dieu futur révélé par Jésus Christ : l’ordre politique que voulait/veut instaurer le Christ est une inspiration pour nous faire avancer. Hélas ! Nous avons perdu la doctrine du Royaume de Dieu dans un « évangile individualiste » dit Raschenbusch. Le chapitre finit sur une petite eschatologie de l’évangile social : un Royaume d’Amour et de Fraternité. Voilà le genre de vision qui va nous motiver à appliquer l’évangile social.
En sens contraire, nous maintenons que le péché est bel et bien une rébellion avant toute chose, et nous rejetons carrément le sophisme de Rauschenbusch. Il y a donc bien une dimension transcendante qui « dépasse » et qu’il faut gérer, et l’évangile social en est tout simplement incapable.
Chapitre 7 : La transmission du péché
Comment le péché devient-il universel ? Par un mécanisme de transmission.
Traditionnellement, on croit en un mécanisme de transmission naturelle, donnant lieu au péché originel. Rauschenbusch est d’accord avec cela, dans la mesure où c’est semblable à la transmission génétique de tares congénitales qu’enseigne l’évolutionnisme. Mais, il rejette la partie plus métaphysique de cette doctrine. Il lui reproche notamment que cette idée de corruption innée tue toute volonté de changer la société en enseignant que toutes les réformes politiques ne peuvent que finir mal.
Selon Rauschenbusch, le péché est surtout transmis, non par la voie métaphysique, mais par l’imitation et les institutions humaines, comme l’enseignait Pélage. Il explique les relations entre transmission naturelle et transmission sociale ainsi :
La théologie avait raison de mettre l’accent sur la transmission du mal sur la base de la solidarité des races, mais elle a brisé le dos de cette doctrine en la surchargeant. D’un autre côté, elle a ignoré le fait que le péché est transmis par le canal de la tradition sociale. Ce canal est au moins aussi important que les autres et bien plus susceptible d’être soumis à l’influence et le contrôle de la religion. Le péché originel s’occupe des forces brutes de la nature ; la tradition sociale est éthique et peut être changée par une action sociale déterminée. Seul le manque d’information et d’orientation sociale peut expliquer le fait que la théologie en ait fait si peu.
Ibid, p.60
Ainsi, il accorde une grande part à l’environnement, comme si le mal était incapable d’émerger s’il n’y avait pas de société. Il illustre la force et la perversité de ces mauvais exemples avec l’alcoolisme. Si le fait de boire jusqu’à l’intoxication est si répandu, il nuit à la sobriété de ceux qui restent.
En sens contraire, l’orthodoxie maintient que le péché nous est naturellement transmis, puisque la Bible enseigne si clairement que nous naissons tous sous la malédiction du péché. Ces références sont d’ailleurs totalement ignorées par Rauschenbusch.
Chapitre 8 : Les forces supra-personnelles du Mal
La théologie traditionnelle est trop individualiste dans sa vision de notre état pécheur, il faut l’étendre et inclure aussi des forces qui vont au-delà de la dimension personnelle. C’est d’autant plus étrange qu’historiquement, l’Église avait cette dimension collective dans sa réflexion : les prophètes de l’Ancien Testament attaquent au niveau du collectif. L’Église Ancienne affirmait le pouvoir et l’importance de la famille plutôt que de l’individu. De manière générale, l’Église a souvent défendu sa propre importance en tant que corps.
Il y a d’autres corps dans la société. Mais la particularité de l’Église est d’être un corps en vue du Bien. D’autres existent et font le mal (dont le parti socialiste, cité par Rauschenbusch lui-même). Même sans objet ouvertement mauvais, ils corrompent le monde par leurs activités.
C’est dans ce chapitre que l’on voit une vision marxisante de l’histoire. Rauschenbusch n’est pas en faveur du communisme : il n’y a pas chez lui le vocabulaire ou les repères caractéristiques du communisme de cette époque. Il n’est pas non plus spécialement révolutionnaire : c’est un libéral convaincu. En revanche, comme il adhère à une vision dialectique de l’histoire, que j’ai décrit en introduction, et qu’il est progressiste, ça ressemble parfois à du marxisme :
L’histoire devrait être réécrite pour expliquer la nature du parasitisme humain. Ce serait une révélation, les publicains romains qui collectaient les taxes par fermage ; la haute société dans toutes les communautés esclavagistes ; la classes des propriétaires de toutes époques et pays, comme en Prusse de l’est, Irlande, Italie et Russie ; les grandes compagnies marchandes au début du commerce international ; ce sont des exemples de groupes sociaux consolidés par le gain extorqué. De tels groupes résistent nécessairement aux gains de la liberté politique et de la justice sociale, car la liberté et la justice sociale effacent les revenus illicites. Leurs influences mauvaises sur le développement de l’humanité est au-delà des mots.
Ibid. p.74
En conséquence, il faut intégrer davantage les forces politiques et sociales dans la vision du péché. C’est ce qu’a réussi à faire l’évangile social.
En sens contraire, nous ne nions pas l’existence de ces réseaux de péché, mais nous ne les considérons pas comme une réalité distincte du péché individuel. Ce ne sont que des manifestations particulières d’une avidité générale à tout l’humain.
Chapitre 9 : Le Royaume du Mal
Ces forces supra-personnelles pour le mal sont articulées entre elles par un système : le « Royaume du Mal » qui s’oppose au Royaume de Dieu, de la même façon que le « système capitaliste » s’oppose au communisme. Le royaume du mal est la convergence de tous les maux, un réseau d’héritages d’oppressions. C’est la superstition qui nous amène à pécher.
Rauschenbusch ne croit pas en l’existence historique de Satan. Il décrit l’évolution de ce concept depuis un Satan historique et actuel vers une métaphore décrivant le mal suprême. Selon lui, à notre époque, on ne peut plus croire en un Satan réel et actuel, d’où l’intérêt de l’interpréter comme une métaphore désignant l’opposition à l’évangile social.
Partie 3 : Sotériologie (Chapitres 10-13)
Chapitre 10 : Évangile social et salut personnel
Quelle est la place du salut personnel dans l’évangile social ?
Il est toujours nécessaire, mais il est redéfini comme l’éveil à une conscience politico-sociale (une expérience de woke version début XXe). Après tout, toute action collective commence par une prise de conscience individuelle. Cette conversion doit engendrer une rupture avec la société mauvaise et l’engagement dans le Royaume de Dieu (c’est-à-dire le projet politique de l’évangile social).
À partir de cette conversion, il se développe une démarche de sanctification, comprise comme le contraire de l’ascension mystique et solitaire, mais bien plutôt l’engagement sociétal. Il fait un panorama de l’histoire biblique où l’expérience d’appel/conversion des figures bibliques sont réinterprétées dans un sens social :
Quand Moïse a vu la gloire de Dieu dans le buisson ardent et a appris le nom ineffable de Dieu, ce n’était pas du salut de Moïse dont il était question, mais du salut de son peuple hors de l’esclavage d’Égypte. Quand le jeune Samuel a entendu cette voix dans la nuit, elle lui parlait de la corruption des prêtres et du futur troublé de son peuple. Quand Ésaïe a vu la gloire du Seigneur au-dessus des chérubins, il a réalisé en contraste à quel point il était un homme aux lèvres impures, et qu’il vivait dans un peuple aux lèvres impures. Sa purification et sa consécration l’ont préparé à prendre à bras le corps la situation sociale de sa nation. Dans Jérémie, nous sommes censés avoir le sommet de la religion individuelle, mais dans son expérience intime, il gardait pleinement conscience du destin de sa nation. L’expérience de Paul à Damas était le point culminant de sa lutte personnelle et son irruption dans la liberté spirituelle. Mais l’intensité de cette crise vient de son arrière-plan social. Il devait décider pour lui-même s’il était en faveur de la vieille religion étroite et nationaliste du judaïsme ou bien en faveur d’un destin plus grand pour son peuple.
Ibid. p.106
En sens contraire, l’orthodoxie affirme que notre conversion n’a lieu que lorsque nous reconnaissons l’horreur de notre rébellion devant un Dieu personnel et transcendant, et les circonstances politiques ne sont que le décor de la véritable histoire du salut.
Chapitre 11 : Salut des forces supra-personnelles
L’individu est sauvé en vue de soumettre à la loi de Christ et de construire le Royaume de Dieu (compris comme décrit ci-dessus). Ce Royaume de Dieu s’accomplit ensuite dans des projets collectifs comme les coopératives. À son époque, nous sommes au début XXe, quand on pensait sincèrement que les coopératives allaient supplanter les supérettes privées, avant la mondialisation de la deuxième moitié du XXe siècle).
C’est ici la différence entre une organisation sauvée et perdue. La première est sous la loi de Christ, l’autre sous la loi de Mammon. La première est démocratique et l’autre autocratique. Partout où le capitalisme a envahi un nouveau pays ou une nouvelle industrie, il y a eu une accélération du travail et de la production de richesses, mais toujours avec un sentier de misère humaine, insatisfaction, amertume et démoralisation. Quand la coopération a fait irruption dans un pays il y a un plus grand partage, éducation, sentiment fraternel, et il n’y a aucune trace de mal ni cris de protestations.
Ibid. p.112
Le salut des forces supra-personnelles vient par la soumission à la loi de Christ vers un monde de coopération, démocratie et autres vaches sacrées, ainsi que l’abolition des choses mauvaises comme la guerre et l’oppression, et la lutte contre les mauvais désirs.
En sens inverse, nous ne nions pas que l’Évangile puisse influencer et réformer favorablement des institutions, et cela doit être fait dans la mesure du possible et du prudent. Mais l’Évangile est d’abord de nature spirituelle avant d’être politique.
Chapitre 12 : l’Église en tant que facteur social du salut
Quel est le rôle de l’Église dans le Salut ? Elle est, selon les termes de Rauschenbusch, « le facteur social du Salut ». Elle est l’anti-royaume du Mal, le corps qui s’oppose aux corps mauvais.
Il est possible à l’Église d’être efficace dans ce projet de réforme sociétale, mais il faut pour cela se défaire de l’isolationnisme des églises individualistes. Selon Rauschenbusch, l’évangile social est en train de sauver le protestantisme de ses excès d’individualisme. Ce transfert depuis un salut métaphysique et individuel vers un salut social et collectif s’appuie sur Schleiermacher et surtout Ritschl, qui a reformulé l’évangile et pavé la voie à l’évangile social. Rauschenbusch remplace la catholicité de l’Église (avec son indissociable continuité historique) par la conformité avec Christ, comprenez : la conformité à son projet sociétal (p. 128). À quoi reconnaît-on la véritable Église ? Par son éthique sociale :
Le pouvoir surnaturel de l’Église ne repose pas sur son caractère institutionnel, ou sa continuité, son ordination, son ministère ou sa doctrine. Il repose sur la présence du Royaume de Dieu à l’intérieur d’elle. L’Église vieillit, le Royaume est toujours vif. L’Église est une maintenance du passé ; le Royaume est la puissance de l’âge à venir. À moins que l’Église ne soit vitalisée par les forces toujours vivifiantes du Royaume à l’intérieur d’elle, elle meurt au lieu d’engendrer.
Ibid. pp.129-130
En sens inverse, nous affirmons que l’Église est avant tout la gardienne et la propagatrice de la doctrine du salut par la mort et la résurrection de Jésus Christ.
Chapitre 13 : Le Royaume de Dieu
Le concept de Royaume de Dieu est le centre absolu de l’évangile social. Cette doctrine est l’essence même de l’évangile Social.
Jésus parlait beaucoup du Royaume de Dieu, mais Rauschenbusch accuse les pères de l’église d’avoir séparé l’Église du Royaume de Dieu, et d’avoir engendré la grande perversion du christianisme. À partir de la page 133, Rauschenbusch cite 10 effets de cette séparation :
- Perte du contact avec la pensée de Jésus dans les évangiles synoptiques, celle du « Jésus Historique » ;
- Perversion de l’éthique chrétienne, et disparition de l’éthique collective de l’évangile social ;
- Développement de la liturgie, au lieu de la Justice Sociale ;
- Les excès politiques de la Papauté (mais pas qu’elle) ;
- L’Église ne fait plus de justice sociale ;
- Perte de l’aspect révolutionnaire de l’Église ;
- Refus de s’engager auprès des forces progressistes ;
- Mépris de la vie séculière ;
- Eschatologie trop spirituelle ;
- Théologie morte et trop doctrinaire.
C’est à ce moment là du livre que j’ai décidé de vouer à Rauschenbusch une haine éternelle. Il propose réellement d’abolir toute liturgie pour se consacrer uniquement à l’action sociale. Comme je le défendais contre un autre liturgoclaste, la liturgie n’est pas un problème, mais la solution pour transformer la société.
Revenons à Rauschenbusch. Mais – hourra ? – l’évangile social est non seulement restauré, mais progresse en ce jour. Rauschenbusch expose alors 8 thèses sur le Royaume de Dieu (pp. 139-145) :
- Le Royaume de Dieu est divin dans son origine, progrès et consommation ;
- Le Royaume de Dieu est le but de la religion chrétienne. Nous sommes dans une vision dynamique et non statique de la religion chrétienne. Exit donc les « dépôts transmis une fois pour toutes » ;
- Il a une vision orientée vers le futur, et non le passé ;
- Il a une vision évolutionniste de l’Histoire ;
- Le Royaume de Dieu, c’est l’humanité organisée selon la volonté de Dieu. (a) Développement du libéralisme politique et (b) Abolition de toutes hiérarchies (c) Abandon partiel de la propriété privée, surtout celle qui est capitaliste. (d) Unité de l’humanité (projet de la Société des Nations) ;
- Le Royaume de Dieu est le but de l’Église. La vraie Église doit être testée selon son adhésion au Royaume de Dieu.
Partie 4 : Autres locis (Ch 14-19)
Chapitre 14 : L’initiateur du Royaume de Dieu
Ce chapitre traite de la christologie de l’évangile social.
Rauschenbusch fait remarquer que la christologie suit généralement la sotériologie : une fois qu’on avait rejeté le salut gnostique, il fallut élaborer la nature et la personne de Christ. Quand le salut est défini comme la participation mystique au corps de Christ, la christologie se concentre sur le mode de la présence de Christ dans les sacrements. Quand le salut est défini comme l’imputation des péchés sur Christ, la christologie met l’accent sur les œuvres et la substitution. Personnellement, j’ai plutôt l’impression que ce sont les débats sotériologiques qui précipitent les débats christologiques, mais bon…
Du coup : quelle christologie devrait suivre la sotériologie libérale ? Selon les mots de Rauschenbusch : « Comment la vie divine du Christ peut-elle prendre le contrôle de la société? »
Le problème spéculatif du dogme christologique était : comment les natures humaines et divines sont unies dans la personne unique du Christ ? Le problème de l’évangile social est comment le vie divine de Christ peut prendre le contrôle de la société ? L’évangile social est soucieux d’une incarnation sociale progressive de Dieu.
Ibid. p. 148
En une phrase : Jésus est le pionnier du Royaume de Dieu, celui qui a inauguré son avance. Il a transformé le judaïsme en profondeur pour en faire la vraie religion. S’en suit un long développement sur comme Jésus a fait muter le judaïsme en christianisme. Nier que le christianisme soit purement éthique, et qu’il ait une composante métaphysique, c’est faire preuve d’un biais bourgeois (p.158). De même on remarquera que Jésus est un archétype, mais sa divinité n’est affirmée que de façon très floue, voire absente. On peut l’interpréter de façon athée comme théiste.
Chapitre 15 : L’Évangile Social et la conception de Dieu
Theologie proper vu sous l’évangile social (que l’on peut classer désormais parmi les hérésies sotériologiques, au vu de l’ouverture de ce chapitre).
Selon Rauschenbusch, la théologie n’est que le reflet de la classe sociale et l’époque qui la produit. Ainsi, les théories de satisfaction scolastiques reflètent l’époque médiévale et féodale qui les a produites. Il force ce lien en affirmant comme un marxiste que l’organisation économique détermine la doctrine et l’intellect. Or Jésus a agi en rupture de l’esprit de son temps en « démocratisant la religion » (en appelant NOTRE père) :
Il n’a pas seulement sauvé l’humanité ; il a sauvé Dieu. Il a donné à Dieu sa première chance d’être aimé et d’échapper aux pires incompréhensions possibles
Ibid. p.175
Puis cette rupture fut à nouveau ensevelie dans cette détermination de la théologie par la politique/économie. La réforme est une restauration partielle, et l’évangile social est le mouvement qui va terminer ce que la Réforme a commencé. À présent que le moment est venu, il nous faut reformuler la doctrine de Dieu à la lumière de la doctrine du Royaume de Dieu. Plus encore, il va jusqu’à dire que si le mouvement progressiste s’arrête, cela met en danger l’existence de Dieu. Il faut en finir avec la transcendance de Dieu : elle n’avait de sens que lorsqu’il y avait une hiérarchie cléricale qui se justifiait elle-même. L’esprit démocratique de notre époque nous permet désormais d’être directement à son contact.
Le Royaume de Dieu est l’arrière-plan nécessaire pour l’idée chrétienne de Dieu. Un Dieu théologique qui n’a pas d’intérêt dans la conquête des droits et de la fraternité n’est pas chrétien. Il n’est pas suffisant qu’une théologie élimine ce trait autocratique ou l’autre. Son Dieu doit rejoindre le mouvement social. […] L’échec du mouvement social mettrait en danger son existence.
Ibid. p.178
Que faire du problème du mal ? La souffrance collective a pour but de nous éveiller à la nécessité ardente de réformer la société vers le Progrès. Enfin, Dieu est le lien entre toutes les races vers l’unité de l’humanité. En étant un Dieu universel, il permet de transcender les nations et de les relativiser, ainsi que les races.
En sens inverse, nous affirmons que Dieu « est une seule et simple essence spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable, qui peut toutes choses, qui est toute sage, toute bonne, toute juste, et toute miséricordieuse. » – La Rochelle, article 1.
Chapitre 16 : Le Saint Esprit, la Révélation, l’inspiration, la prophétie
Pneumatologie sociale.
Dans la Bible, selon Rauschenbusch, le Saint Esprit est l’agent qui agite les prophètes et les mène à prêcher les réformes sociales :
Leurs consciences prophétiques étaient éveillées et mises au défi par des évènements historiques affectant le groupe social auxquels ils appartenaient. « Le fardeau du Seigneur » n’était pas pour eux-même, mais pour leur communauté. Ils savaient que leur révélation serait un message. Leur expérience religieuse était un intense moment de conscience sociale.
Pour ce qui est de la doctrine de l’inspiration, Rauschenbusch l’amène vers une « compréhension sociale des faits religieux », contra une compréhension individualiste entre Dieu et un auteur individuel. Les méthodes critiques ont permis de nous libérer de cette vision trop individualiste dit Rauschenbusch. L’inspiration peut être définie comme l’énergie collective en vue de la réforme sociétale.
Le prophète est une figure particulièrement admirée par l’évangile social, à cause de sa nature anti-hiérarchique. La prophétie est définie par Rauschenbusch comme une expérience religieuse fervente couplée à la liberté de parole, et l’opposition entre loi de Dieu et loi du monde. Le prophète est décrit par lui comme le proclamateur du Progrès.
En sens inverse, nous maintenons que les prophètes ont prêché l’évangile de la part de Dieu, un évangile qui est la doctrine du salut, et non la réforme sociétale. Ils ont été inspirés, c’est-à-dire que leurs écrits ont été supervisés par l’Esprit Saint afin qu’ils soient gardés de toutes erreurs. L’Église est aujourd’hui davantage appelée à la tâche du prêtre enseignant que du prophète proclamant.
Chapitre 17 : Baptême et Cène
Sacramentologie sociale. Rauschenbusch concède lui-même que ces gestes n’amènent pas grand chose à commenter pour un partisan de l’Évangile, ce n’est que parce que les chrétiens traditionnels y tiennent qu’il le traite.
Concernant le baptême, il dit que Jésus et ses disciples n’ont pas baptisé, en toute ignorance de Jean 4,1-2. Il affirme que c’est un geste institué par la première Église comme une marque d’adhésion
Il reprend ensuite le récit classique des baptistes à propos de la corruption progressive du baptême visible surtout dans le pédobaptisme, mais il y rajoute aussi toute la compréhension « spirituelle » du sacrement. Il réhabilite le catéchuménat, en tant que longue période de formation préalable. Probablement pour une formation politique aux membres de l’Église. En fin de compte, il accepte qu’on conserve le signe du baptême en tant que signe d’entrée dans le Royaume de Dieu.
Concernant la Cène, il ne veut garder que le mémorial de fraternité, aucune dimension verticale. La sacramentologie classique n’est qu’une corruption et un détournement des agapes primitives.
Chapitre 18 : Eschatologie
Principes d’eschatologie sociale (p. 215ss), selon Rauschenbusch :
- Il faut dépaganiser l’eschatologie de l’Ancien Testament : ces références au surnaturel sont des ajouts perses et assyriens, comme le montre l’étude des influences culturelles sur l’AT. Oui je sais : c’est un sophisme génétique.
- Il faut distinguer la prophétie et l’apocalyptique. La prophétie est la proclamation du Progrès Humain, comme on l’a vue au chapitre 16. L’apocalypse ne peut donc être qu’un délire de fondamentalistes catastrophistes. Désolé Jean.
- Il faut faire le tri dans l’eschatologie du Nouveau Testament. Les auteurs de la première génération de chrétiens n’ont pas pu réformer toutes les idées juives infectées de paganisme (cf point 1) d’un seul coup.
- Il ne faut pas systématiser les passages eschatologiques. Ils sont trop différents. Pourquoi ? Parce que.
- Raushenbusch affirme que Jésus n’avait pas d’eschatologie, contra la théorie du Jésus historique d’Albert Schweitzer. Mais il le fait sur la base de fantasmes et de reconstructions du même niveau.
- L’eschatologie de l’Église antique est fausse, il n’y a donc pas besoin de consulter les Pères. Parce que.
Voici ce qu’il faut faire selon lui (p.223ss) :
- Il faut parler davantage du développement humain, puisque la nature profonde du christianisme est éthique (cf chapitre 14) ;
- Toute discussion de l’histoire doit se faire en la concevant comme une action de Dieu. Il ne faut pas regarder à des lois mortifères, mais à la volonté humaine bénévolente ;
- Il faut restaurer une vision claire du millenium, défini comme une grande Paix sur terre ;
- Il faut s’attendre au développement humain, et non à la Grande Catastrophe ;
- Pour ce faire, il faut mettre le paquet sur l’éducation, contre le tout-évangélisation des fondamentalistes ;
- Il faut aussi intégrer la lutte contre le Royaume du Mal et des inévitables difficultés ;
- Il ne faut pas s’attendre à une consommation finale, d’un moment où l’on pourra dire: « Maintenant le royaume de Dieu est arrivé ». Il maintient le dynamisme jusqu’au bout, pas d’état final au repos.
Principes d’eschatologie individuelle de Rauschenbusch (p.228ss) :
- Il n’y a pas de contradiction entre la vie après la mort et l’action sociale. Contrairement à ce que disent les radicaux, croire en une vie après la mort ne nous pousse pas à être passif dans cette vie.
- Croire en une vie après la mort n’est pas essentiel à la vie religieuse. Il ne nie pas formellement la résurrection, mais la réduit à une question sans intérêt.
- L’espérance d’une vie supérieure ne résout pas les problèmes de l’individu. C’est un réconfort surtout pour celui qui a réussi à « faire quelque chose de sa vie ». Mais pour celui qui est frustré et rassasié d’oppression, ou les avortons qui n’ont jamais vu le jour, les enfants qui sont morts trop jeunes, cela ne signifie rien.
- Il faut christianiser les deux aspirations : la crainte de l’enfer ou le désir du ciel. C’est-à-dire : les rediriger vers l’accomplissement de l’évangile social sur terre.
- Il considère deux théories de vie après la mort : l’immortalité conditionnelle et la réincarnation. Sa sympathie va vers la réincarnation, à cause de la notion de karma (justice immanente) qui l’accompagne.
- Ce qui le répugne le plus dans l’eschatologie orthodoxe, c’est la fixité des états : sauvés pour l’éternité, ou perdus pour l’éternité. Il tient vraiment à une vision dynamique de l’histoire, même l’histoire future.
- On devrait aller au contraire dans le sens d’un salut de plus en plus universel.
- De même, il n’aime pas la vision trop individualiste d’un individu qui en rencontre d’autres au ciel.
- Idem pour l’idée d’oisiveté associée à la vie après la mort : et le travail alors ?
Chapitre 19 : l’Évangile Social et l’expiation
Théorie de l’expiation de l’Évangile Social : exemple moral.
Le fait qu’il adhère à la préséance de l’Histoire sur la Doctrine (cf. chapitre 2 et 3) fait qu’il juge toutes les théories précédentes sur la base de leur environnement historique, plutôt que leur fondation biblique. En conséquence, il peut les jeter sous prétexte qu’elles ne reflètent pas les justes idées de son époque, et développer son interprétation qui est la bonne parce qu’elle est en phase avec la juste période de l’histoire. Le plan de son chapitre est le suivant :
- Comment Jésus a-t-il porté nos péchés ?
- Comment sa mort a-t-elle affecté Dieu ?
- Comment nous affecte-elle ?
Comment Jésus a-t-il porté nos péchés ?
Pas d’une façon individualiste, en portant les factures individuelles de péchés individuels. Jésus a porté nos péchés par son sens extraordinaire de la solidarité de la race humaine. Il a porté nos péchés en subissant la colère la plus organisée du Royaume du Mal (le « Système »).
En effet, le mal qui a tué Christ est un mal universel, très exemplaire du mal qui se manifeste dans toutes les époques. Il en distingue six types :
- La bigoterie religieuse ;
- La corruption politique ;
- La corruption de la justice ;
- La fièvre de la populace ;
- Le militarisme ;
- Le mépris de classe.
Rauschenbusch pense que la mort de Christ a la même valeur que celle des prophètes qui précèdent. En Matthieu 23, il condamne les pharisiens qui élèvent des monuments aux prophètes que leurs propres pères ont tués, se condamnant eux-mêmes au passage. C’est selon lui un élément de la véritable théorie de l’expiation.
Résumé de Rauschenbusch sur ce point : Jésus a porté tous nos péchés, dans le sens où sa mort est exemplaire de notre péché.
Comment cela affecte-t-il Dieu ?
Tout d’abord, il ne faut pas se précipiter sur la croix, mais tenir compte de toute la vie de Jésus, dit Rauschenbusch. Jésus a vécu à fond une vie complètement donnée à la cause du Royaume de Dieu, il n’a rien subi, mais tout traversé avec cet idéal, et sa mort ne fait que parachever cet accomplissement. Il s’est si bien investi dans cette cause qu’il a fusionné avec l’esprit de Dieu et que ses expériences sont « remontées » jusqu’à Dieu.
Autre ligne de raisonnement : la mort de Christ est l’irruption de Dieu dans l’histoire, non pas en tant que simple opposant (extérieur) au Royaume du Mal, mais « dans le système » dans le rôle de la victime opprimée (Cf chapitre 14 sur la christologie).
Bref, Jésus est l’exemple moral parfait.
Comment cela affecte-t-il les hommes?
- C’est la démonstration parfaite du pouvoir du péché au sein de l’humanité.
- La mort de Christ est la révélation suprême de l’amour de Dieu. Elle « muscle » son message plus efficacement qu’une mort naturelle.
- La mort du Christ renforce l’élément prophétique de la religion. Sur la base de la théorie documentaire, Rauschenbusch oppose le prêtre au prophète, la hiérarchie à l’anarchie, la fonction héréditaire vs. le mec qui sort de nulle part, sinon de Dieu. Jésus vient par son exemple renverser les hiérarchies religieuses et leurs pouvoirs. Et avec cet exemple, il couronne l’évangile social.
Clôture du livre
Ainsi la croix du Christ contribue à renforcer le pouvoir de la religion prophétique, et avec cela les forces rédemptrices du Royaume de Dieu. Avant la Réforme, le prophète n’avait qu’une position précaire dans l’Église et aucun droit d’agir en dehors. La montée de la liberté de religion et la démocratie politique lui a donné un champ et une tâche. L’ère du christianisme prophétique et démocratique vient de commencer. Cela concerne l’évangile social, car l’évangile social est la voix prophétique de la vie moderne.
Ibid. p. 279
Il va de soi que je n’ai pas publié ces notes de lecture pour le plaisir : je ferai prochainement un compte-rendu du livre de John Gresham Machen, Christianisme et Libéralisme, qui démontre de façon serrée que le libéralisme est beaucoup de chose, mais assurément pas un christianisme. Abonnez-vous à ce blog pour ne rien rater.
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