Contre l’écriture inclusive
4 juin 2021

Marie-Noelle Yoder a récemment écrit un article “Vous avez dit écriture inclusive ?” sur le blog Servir Ensemble, en réaction à l’interdiction du ministre de l’Éducation Nationale d’utiliser et d’enseigner ladite écriture. Elle en défend l’usage dans certaines limites. Étant donné qu’elle est considérée comme faisant partie du monde évangélique, je saisis l’occasion pour, à mon tour, expliquer pourquoi je refuse son usage.

Définition de l’écriture inclusive

Les mots de madame Yoder feront l’affaires :

L’écriture inclusive – ou le langage épicène, son synonyme – est une manière d’écrire de façon “non sexiste” ou pourrait-on dire “dé-genrée”. Comme le précise le site officiel du canton de Vaud, en Suisse, elle a pour but de :

Permettre aux femmes comme aux hommes de se sentir également concerné-e-s par les informations ;
Tenir compte de la totalité des destinataires sans privilégier une catégorie ou l’autre ;
Harmoniser les solutions très variables employées par les différents services ;
Contribuer à la construction de l’égalité.

Mais rien de tel qu’un exemple :

Au lieu d’écrire, en parlant d’un groupe composé d’hommes et de femmes: “vous êtes déterminés à augmenter la collaboration des hommes et des femmes dans l’Église”, l’écriture inclusive suggère d’écrire “vous êtes déterminé-e-s à augmenter la collaboration des hommes et des femmes dans l’Église.” Tout se joue dans les tirets (ou parfois les points) qui intègrent le féminin à l’écrit pour ne pas noyer les femmes dans la masse du masculin.

Les arguments de Valérie Nicolet

Marie-Noelle Yoder renvoie vers le traitement plus détaillé de Valérie Nicolet, professeur de Nouveau Testament à l’Institut Protestant de Théologie (l’organe de formation de l’EPUdF). Elle développe trois arguments et demi, le demi devenant ensuite l’argument principal :

  1. “D’abord parce que, contrairement à ce que l’on lit souvent, je suis personnellement convaincue que l’invisibilisation (ha ha ha !, encore du français massacré) des femmes provoquée par le principe français du ‘masculin qui l’emporte sur le féminin’ n’est pas innocente.”
  2. “Il importe de redonner de la visibilité aux femmes, aussi dans l’expression écrite (on est bien d’accord, personne ne peut lire un texte écrit en langage inclusif à haute voix). L’écriture inclusive, dans sa laideur même, dans sa lourdeur, dans sa maladresse, a au moins le pouvoir de nous faire hésiter sur un mot, sur une expression : c’est quoi ce truc ils.elles ? C’est quoi ce métier de ‘factrice’ ou de ‘pasteure’ ?”
  3. “L’écriture inclusive rend les femmes visibles. Et pour moi, ça compte. Je me suis toujours sentie exclue par l’Homme. J’aime me sentir appartenir à l’être humain.”
  4. “La demie-raison, c’est que je pense que la langue n’est pas neutre. La lecture de Michel Foucault m’a convaincue que nos mots façonnent la réalité et ne font pas que la refléter. Alors oui, bien sûr, des mots ne vont pas changer le monde, l’écriture inclusive ne réglera pas tous les problèmes suscités par le patriarcat. Mais quand on commence à transformer notre usage des mots, on commence aussi à changer notre perception de la réalité, et donc la réalité elle-même”

Contre les féministes, je conteste.

De l’invisibilisation des femmes

Pour ce qui concerne la partie linguistique des arguments, je renvoie vers l’argumentaire des linguistes publié dans Marianne. Je ne traiterai cette question que sous l’angle des quelques compétences que j’ai.

Tout d’abord, parler de l’invisiblisation des femmes revient implicitement à nier la vision fédéraliste que porte la Bible. Dans la Bible, Dieu ne traite pas avec des individus selon des contrats : il traite avec des groupes selon des alliances. Et ces alliances sont organisées de façon hiérarchique, si bien qu’en désignant la tête de l’alliance, on désigne tous les membres. Le cas le plus simple est “Israël”, à l’origine nom du patriarche Jacob, qui est devenu le nom de tout le peuple de l’Alliance.

Ce mode de langage (fédéral) ne supprime pas l’existence des femmes, même quand les têtes d’alliances sont toujours des hommes. On le voit dans l’histoire d’Abraham : Dieu a passé alliance avec Abraham seul. À lui seul, il a promis une nombreuse descendance et que toutes les nations seront bénies en lui. Sarah, qui est stérile, entreprend alors de faire réaliser cette promesse en donnant sa servante Hagar. Or, et c’est le plus frappant : Dieu ne tient aucun compte de cet arrangement. Il annonce la naissance d’Isaac, et il confirme que la Promesse sera celle d’Isaac et non celle d’Ismaël, quoique ce dernier ne soit pas exclu de toute bénédiction (Genèse 21,14-15).

Comment expliquer que le fils aîné, héritier de la promesse, reste Isaac, alors que concrètement il s’agit d’Ismaël ? Parce que même si Abraham seul était présent lors de l’établissement de l’Alliance, en réalité sa femme Sarah est inclue dedans dès le départ. Hagar et son fils n’étant que des accidents, ils se contenteront de bénédictions temporelles. Ainsi donc, il est possible que la Bible fonctionne de façon fédéraliste, en ne mentionnant que la tête d’alliance (masculine) sans exclure le féminin.

Certes, mais le reproche n’est pas tant que l’on supprime les femmes, mais qu’on les invisibilise. Je réponds que cette notion même “d’invisibilisation” n’a de sens que si l’on présuppose l’absence de hiérarchie naturelle. Elle présuppose que hommes et femmes sont sans liens naturels entre eux, et que la structure fédérale impose et force une structure alliancielle qui n’existe pas. Or, Dieu a établi lui-même directement et de façon immédiate une hiérarchie naturelle entre l’homme et la femme :

L’Éternel Dieu dit : “Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je lui ferai une aide qui soit son vis-à-vis.” – Genèse 2,18

Je ne débats pas ici de la signification du mot “aide” ou de la nature de cette hiérarchie (Verticale ? Horizontale ?). Ma seule remarque est qu’il y a une hiérarchie naturelle, et donc que le présupposé de l’écriture inclusive est faux, car trop individualiste.

Du féminin dans les offices

Je ne suis pas convaincu par la force de son deuxième argument, mais c’est l’occasion pour moi d’aborder cette étrange manie de féminiser des noms d’offices qui sont neutres. Je pense en effet que ce n’est pas la conduite la plus sage, quoiqu’en dise l’Académie.

Tout d’abord, rappelons que la langue n’a pas de sexe, et que la plupart du temps les noms masculins d’office sont à prendre en fait au sens neutre plutôt que masculin. Je renvoie ici aux linguistes déjà mis en lien. Or, tout l’intérêt d’utiliser le neutre pour les offices, c’est justement d’insister sur leur qualité d’office : la personne particulière qui remplit l’office n’est pas grand chose, seul compte les responsabilités associées à cet office. C’est ainsi que le mot “docteur” insiste davantage sur la dignité et la responsabilité de la personne qui pratique l’art de la médecine, ou le savant. En féminisant des mots qui ne le sont pas à la base, nous personnalisons ces offices, et brouillons la frontière entre le personnel et le pouvoir. La distance entre le pouvoir et la personne est diminuée.

Cela va même plus loin : par la simple existence d’un mot féminin “doctoresse”, le masculin perd sa valeur de neutre et devient masculin : un docteur est le masculin de doctoresse. La dignité de l’office est diminuée d’autant.

Cela n’est pas à mes yeux le problème le plus grave de notre civilisation, mais il y avait une certaine sagesse à cet arrangement qui est perdue quand on féminise les noms d’offices.

Le problème métaphysique

La troisième raison que donne Madame Nicolet est :

L’écriture inclusive rend les femmes visibles. Je me suis toujours sentie exclue par l’Homme. J’aime me sentir appartenir à l’être humain.

Du point de vue de la métaphysique (la nature de la réalité), cette phrase n’a aucun sens. C’est un problème courant quand on bâtit sa vision du monde à partir de son expérience (notez l’emploi du mot “sentir”) : on finit par dire de pieuses bêtises.

Y a-t-il une différence réelle entre Homme et Humain ? Si oui, alors parler d’homme exclut nécessairement les femmes de l’humanité, et la remarque de Valérie Nicolet est juste. Si non, alors les femmes ne sont pas exclues de l’humanité, et c’est même faire passer le message que les femmes ne sont pas des êtres humains.

Je m’appuie ici sur le travail d’une femme, la thèse de Isolde Cambournac : “La masculinité et la féminité à la lumière de l’anthropologie de Thomas d’Aquin”. Dans celle-ci, elle fait remarquer que si hommes et femmes ont deux natures différentes (ce qui est impliqué par “je me sens exclue par le mot homme”) alors ce sont deux objets différents, aussi différents qu’un cheval et une pendule. Ce qui est absurde : après tout, l’existence même des enfants prouve que nous sommes la même espèce. Isolde Cambournac situe la féminité/masculinité dans les accidents propres à l’espèce. J’avais résumé brièvement la notion dans un article sur la masculinité de Dieu :

“Homme” et “femme” ne sont pas deux espèces différentes, comme chien et cheval. Sinon ils n’auraient pas d’enfants ensemble. La masculinité et la féminité ne se trouvent pas non plus dans les individus, sinon on aurait un sexe par personne (contre la théorie queer). Puisque la masculinité n’est pas dans l’essence humaine, c’est qu’elle est un accident. Puisqu’elle n’est pas dans les individus, c’est qu’elle est un accident propre à l’espèce humaine. Cela revient à dire que la masculinité est un “mode” d’être humain.

Partant de là, lorsque j’utilise selon la convention “homme” pour “être humain”, je n’exclue pas la femme, pas plus que parler du chat n’exclut les félins femelles.

L’erreur de Valérie Nicolet vient du féminisme en lui-même qui rejette avec passion tout universel, et donc toute réalité objective. Dans la philosophie féministe, les universels ne sont que la généralisation d’un préjudice concret, la tentative de justifier intellectuellement la domination de l’homme sur la femme1. Judith Butler est par exemple fortement opposée à toute référence à des universels, sauf pour son utilité politique2. Par conséquent, en niant que les femmes existent objectivement, Valérie Nicolet et ses collègues en viennent à dire en toute sincérité qu’affirmer le masculin revient à effacer le féminin.

La fin de la langue

Sur la base de Foucault, elle reprend l’idée que la langue a une fin politique : elle sert à façonner la réalité en faveur du groupe dominant, si bien que : “quand on commence à transformer notre usage des mots, on commence aussi à changer notre perception de la réalité, et donc la réalité elle-même”. Pour plus de détails sur cette vision du monde, je vous renvoie à mon article : le post-modernisme expliqué aux chrétiens pressés.

En soi, il n’y a pas besoin de pousser très loin pour réfuter cette idée. Les linguistes publiés par Marianne l’ont très bien dit :

La langue ne détermine pas la pensée — sinon tous les francophones auraient les mêmes pensées, croyances et représentations. Si la langue exerçait un pouvoir “sexiste”, on se demande comment Simone de Beauvoir a pu être féministe en écrivant en français “patriarcal”. L’évidence montre que l’on peut exprimer toutes les pensées et les idéologies les plus antithétiques dans la même langue.

Contre cela, nous affirmons que la langue sert à décrire la réalité, soit la théorie réaliste qui a prévalu pendant la majeure partie de l’humanité.
Contre Ferdinand de Saussure, nous affirmons que même si les signes n’ont pas de relations directes à la réalité, ils ont tout de même une relation ordonnée avec l’intellect que l’on appelle “le langage” et l’intellect a une relation ordonnée avec la réalité en abstrayant les universels à partir des particuliers sentis par nos sens. Il y a donc bien un lien, certes indirect, entre réalité et signe la désignant.
Contre Derrida, nous affirmons que les textes sont bien les porteurs du sens, ne serait-ce que pour cette raison : si Derrida avait raison, nous ne serions même pas capable de le comprendre.

En conséquence, si nous transformons notre usage des mots, nous ne changeons pas la réalité : nous corrompons simplement notre capacité de la décrire. Nous nous rendons nous même incapables d’être au contact de celle-ci. Cela va contre le Neuvième Commandement, qui exige que nous disions toujours la vérité, c’est-à-dire ce qui correspond au réel.

Ainsi donc, je n’utiliserai pas l’écriture inclusive, parce qu’elle est un piratage inutile du langage, et une infraction au Neuvième Commandement.


  1. Cf. Robin May Schott, “Feminism and the History of Philosophy”, pp. 45-63 in Alcoff Linda et Kittay Eva Feder (dir.), The Blackwell Guide to Feminist Philosophy, Malden, MA ; Oxford : Blackwell Pub, 2007, 292 p.[]
  2. Butler Judith, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, London : Routledge, 1999, p. xviii[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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