Constantin l’empereur chrétien
12 juin 2021

L’empereur Constantin est une des figures les plus blâmées et maudites de l’histoire chrétienne, une de celles que l’on adore détester. On lui prête d’avoir joué au calife Uthman avec la Bible, d’avoir choisi le christianisme pour des raisons purement politiques, d’avoir corrompu l’Église, d’être un faux chrétien, etc. Dans cette série d’articles, je vais synthétiser différents chapitres du livre Peter J. Leithart Defending Constantine qui dissipe la plupart de ces malentendus et s’efforce de rétablir une juste image de notre frère Flavius Valerius Aurelius Constantinus, fils de Constance Chlore et notre sœur Hélène. Pour cet article, nous allons voir ce que le christianisme de Constantin a changé à sa pratique du pouvoir.

Vous pouvez aussi lire les articles précédents : La conversion sincère de Constantin,  La politique religieuse de Constantin, et Constantin et le concile de Nicée.


Dans les chapitres 9 à 12, Peter J. Leithart parle de la pratique du pouvoir et de la vision politique “pure” de Constantin.

Il faut cependant tenir compte d’un certain défi dans l’interprétation des lois de Constantin : la plupart de ce que nous en avons gardé sont des codices, c’est-à-dire l’extrait purement légal d’édits impériaux plus volumineux. Or, comme on l’a dit : les édits impériaux étaient bien plus des exhortations à bien agir que de strictes lois. Arracher ainsi la partie purement légale (5 % du message) de ces édits amène à pas mal de perplexité, si l’on ne tient pas compte de cette réalité.

Ceci dit, on remarque que même si les lois ne sont pas justifiées ou basées sur des versets bibliques, ou des éléments chrétiens trop explicites, l’esprit de la législation va bien dans un sens très chrétien :

  • Il accorde et défend des privilèges pour l’Église.
  • Il met à part le dimanche et le rend férié.
  • Il abolit la crucifixion, parce qu’elle est le moyen de mise à mort de Christ, et le tatouage facial chez les esclaves, parce que le visage est support de l’image de Dieu, un élément de théologie chrétienne.
  • Son interdiction des combats de gladiateurs ne prend pas racine dans la critique païenne des jeux, car en réalité même les plus critiques des philosophes païens n’étaient pas opposés aux principes. C’est la théologie chrétienne qui alimente cet interdit. Et il faut noter qu’à l’époque, les jeux de gladiateurs étaient plus populaires à Rome que ne l’est le football dans notre civilisation.

Au niveau matrimonial et familial, ses lois améliorent globalement la situation des femmes et courbent des excès romains :

  • Il enlève les pénalités pour célibat – qui remontaient à Auguste.
  • Il attaque la toute-puissance du pater familias (patriarche) en limitant ses prérogatives.
  • Il accorde les pleins droits de propriété aux veuves et réforme l’héritage pour que les épouses, et la famille, aient une meilleure part des biens.
  • Il rend le divorce plus difficile, surtout pour les hommes.
  • Il est le tout premier dirigeant a avoir légiféré contre le viol.

Si on analyse en profondeur, on verra que la législation de Constantin à intégrer la nouvelle virilité chrétienne dans le système légal romain. Les hommes romains ont toujours exprimé leur masculinité dans les prouesses sexuelles, la victoire guerrière, ou le pouvoir politique. En enlevant les pénalités contre les célibataires, Constantin a signalé que la force sexuelle n’était plus un test de virilité, ni un devoir citoyen essentiel. En abolissant les jeux de gladiateurs, il a montré que la violence n’était pas la voie de la virilité. Le contrôle de sa propre sexualité – quelque chose que Constantin semble avoir personnellement chéri – était encouragé par l’État.

Leithart Peter J, Defending Constantine: The Twilight of an Empire and the Dawn of Christendom., Westmont : InterVarsity Press, 2010. p. 207

Par ailleurs, il semble ne pas accorder un grand prix aux subtilités de juristes, et même se moquer d’elles. On le voit par exemple, lorsqu’il allège la procédure de validation des testaments, auparavant trop chargée par des fioritures techniques sans aucun sens :

Considérant qu’il est indigne que des testaments et dernières volontés des décédés deviennent invalides à travers des finasseries inutiles, nous estimons qu’il vaut mieux se dispenser de ces formalités, dont la valeur est imaginaire, et en désignant un héritier, aucune formule particulière n’est nécessaire, qu’elle soit faite à l’impératif, de façon directe ou indirecte. Car cela ne fait aucune différence lorsque nous disons “Je fais héritier” ou “J’institue” ou “souhaite” ou “Je charge” ou “Je désire” ou “qu’il soit” ; une nomination doit être valide, quelles que soient les expressions ou la forme des mots utilisées, pourvu que l’intention soit claire.

CJ. 6.23.15

Ensuite, il y a un soin réel des humiliores, des petits, dans ses lois.

  • Il condamne les abus de pouvoir des personnes riches.
  • Il est même un des premiers empereurs à s’émouvoir des maltraitances animales et interdire de les frapper avec des gourdins, et de se contenter d’un aiguillon. Les sanctions étaient la rétrogradation des officiers ou le renvoi des soldats qui le faisaient.

En revanche, il a soigneusement conservé et solidifié les distinctions sociales entre classes, telles qu’elles existaient déjà dans la loi.

Les lois de Constantin sur le mariage illustrent bien la tendance générale de son activité législative. D’un côté, il était parfaitement disposé à renverser des lois séculaires si elles étaient irrationnelles, comme il l’a fait avec les restrictions d’Auguste sur les héritages. Et en même temps, il semble avoir eu l’intention de sécuriser et restaurer la structure sociale romaine. Nous observons plusieurs fois cette dialectique.

Peter J. Leithart, Defending Constantine, p. 211

Réforme de la Justice

Constantin a fait un grand changement quant à l’organisation même de la justice. Leithart commence par décrire sommairement le système judiciaire romain : quelle que soit la qualité des lois, ceux qui les appliquaient étaient arbitraires, vénaux, et bloquaient les appels. Cela venait de l’organisation même de la hiérarchie judiciaire : les gouverneurs étaient en pratique les empereurs de leur périmètre, leurs offices étaient acquis en les achetant (et non à cause de leur compétence), et ils n’avaient que peu de temps pour récupérer leur mise, d’où des abus à tous les niveaux.

À la fois au IVe siècle, mais aussi à travers les siècles, beaucoup se sont plaints de la corruption du système de justice romain du bas-empire, mais la critique assume la décadence d’un système “normalement” sans corruption. Ce n’était pas le cas. La corruption n’était pas un défaut dans le système : elle était le système.

Ibid, p.213

Constantin a fait de gros efforts (25 lois !) pour réformer la procédure des appels : non seulement le coût des procédures empêchait les pauvres d’y avoir recours, mais leur assurait aussi une défaite automatique parce qu’ils ne pouvaient pas couvrir le prix des plaidoyers. Il cible la plupart des pots-de-vin qui se pratiquaient, avec une rhétorique parmi la plus violente qu’ait jamais déployée Constantin. Il condamne aussi le favoritisme très courant dans la société oligarchique romaine, et les obstacles aux appels.

Comme il avait peu confiance dans son corps de magistrats séculiers, il a autorisé les plaignants à avoir recours au jugement des évêques en 323 :

Conformément à sa propre autorité, un juge doit veiller à ce que si une action est menée devant un tribunal épiscopal, il doit garder le silence, et si quiconque souhaite transférer son affaire à la juridiction de la loi chrétienne et se présenter devant cette sorte de court, il devra être entendu, même si l’affaire a été présentée devant le juge, et ce qui a été décidé par l’évêque sera tenu comme sacré (CTh 1.27.1)

Ibid, p.216

Selon les propres mots de Constantin, il s’agit de court-circuiter la corruption des magistrats séculiers :

Son souhait, disait-il, était de courber “les méchantes graines de procès, si bien que les misérables, enserrés dans des pièges de procédures légales quasiment sans fin, puissent enfin être délivrés des plaidoyers malveillants, et de l’amour absurde des disputes légales.

[Constitution sirmondienne, “Sur le jugement des évêques”] – cité p.216

Le soin qu’il avait des humbles et des pauvres allait au delà de la simple constitution : les lois elles-mêmes vont dans ce sens :

  • Il interdit de “hâter la mort” des parents ou enfants en 318, alors que la loi romaine traditionnelle accorde la toute-puissance aux pères de famille.
  • Il met en place un système d’adoption pour éviter l’exposition des enfants. Il prend ainsi les premiers pas pour interdire complètement cette pratique, qui sera abolie par Valentinien en 374.
  • Ceux qui recueillent les enfants exposés ont le droit d’en faire des esclaves : l’idée est de décourager les parents exposeurs à abandonner leurs enfants d’une part, et encourager d’autres à recueillir les enfants exposés : Mieux vaut des enfants esclaves que morts.
  • Il n’a pas aboli l’esclavage : ni la société, ni l’Église, n’était prête à soutenir une option aussi radicale. L’influence du christianisme sur la condition des esclaves commençait tout juste à s’exercer. À dire vrai, Constantin a plutôt renforcé l’esclavage : il a par exemple renforcé les punitions pour les unions mixtes libres-esclaves.
  • Mais d’un autre côté, il a aussi élargi les conditions d’affranchissement. Il a également allégé la condition des esclaves, en interdisant de séparer les familles d’esclaves, accordant le statut d’homme libre aux enfants de couple mixte, et interdisant aux chefs de familles de tuer leurs esclaves.
  • Plus pertinent : il a accordé à l’Église le pouvoir d’affranchir les esclaves (un pouvoir que les temples païens avaient auparavant) et a encouragé cette pratique.

Constantin a aussi réformé la structure administrative de l’empire, remaniant l’organigramme et séparant définitivement l’administration civile de l’administration militaire. Au début de son règne, il a laissé les administrateurs de son pédécesseur en place, puis les a remplacé de plus en plus par des chrétiens.

Pourtant la principale critique des contemporains à l’égard de l’administration de Constantin est d’être trop laxiste.

Le meurtre de Crispus et Fausta

Point noir dans la vie de Constantin : le meurtre de son fils aîné (issu d’un premier mariage) Crispus et son épouse Fausta. Il est mentionné par Zosime – vivant deux cent ans après – que l’empereur a empoisonné Crispus et ébouillanté Fausta. Des sources plus tardives mentionnent que Cripus aurait commis un adultère avec Fausta, ce qui aurait amené la vengeance de Constantin.

L’interprétation la plus favorable à Constantin1 accepte l’idée qu’il y aurait eu une relation (consensuelle ou viol ?) entre Crispus et Fausta. Fausta en tombe enceinte. Constantin doit donc réagir. Plutôt que d’avoir recours au châtiment permis par le code (exécution), Constantin a poussé son fils à l’exil (il a fait de même pour un sénateur peu auparavant). Crispus aurait couvert la honte de son exil par son suicide, conformément à la culture de l’élite romaine. Pour ce qui est de la mort de Fausta, la mort par ébouillantage n’est pas prescrite dans les lois, mais elle apparaît comme méthode d’avortement dans les traités médicaux. Il est possible que Constantin ait en fait poussé Fausta à un avortement qui – ce n’est pas exceptionnel à l’époque – a “mal tourné”.

Ou bien, il est aussi possible que Constantin ait vraiment réagi de façon bourrine et illégale. On ne sait en fait vraiment pas grand chose de cet épisode. Cela remet-il en cause sa conversion ? J’ai hésité sur cette question, mais je suis convaincu aujourd’hui que non, car si on adoptait ce standard à tous les chrétiens, on serait obliger de nier la foi de beaucoup, y compris celle du roi David.

Conclusion

Constantin n’avait pas de loi canonique à imiter, et comme je l’ai défendu, il y a peu de preuves qu’il ait poursuivi un programme délibéré de “christianisation” de la loi romaine. Pourtant, quelque soit ses intentions et son programme, […] Constantin a commencé la “christianisation” de la loi. Comme le montre l’histoire ultérieure du droit occidental, la principale contribution du premier empereur chrétien a été de donner à l’Église la liberté d’être elle-même, d’ériger sa propre structure légale, d’organiser son propre système de résolution des conflits, de procéder à ses propres sanctions. Comme toujours, il y a un prix à payer, un risque et un mauvais côté, le risque que l’Église sacralise simplement les statuts quo ou la volonté de l’empereur. C’est arrivé assez souvent, mais il est aussi souvent arrivé l’inverse, et l’Église a été capable, à travers l’exemple et l’exhortation, d’infuser l’Évangile dans les structures même de l’ordre civil, en les rendant ainsi plus justes et compatissantes. Pour ce qui est de planter les graines de cette récolte, nous pouvons être reconnaissants à Constantin.

Peter J. Leithart, Defendin Constantin, p. 232

En illustration : Mosaïque de l’entrée sud-ouest d’Hagia Sophia, où l’on voit Constantin apporter une forteresse représentant l’empire romain en hommage à Jésus-Christ.

  1. David Wood, On the death of the empress[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

1 Commentaire

  1. Tribonien Bracton

    L’activité législative de Constantin le Grand représente un exemple édifiant – quoique primitif et imparfait – de la réformation théonomique de la vie civique dans une orientation chrétienne. Si l’on considère les défis gigantesques auxquels ce premier empereur chrétien faisait face et les ressources fort limitées dont il disposait pour les surmonter, l’on peut difficilement prétendre que nous aurions fait un meilleur travail que cet instrument providentiel de Dieu.

    En outre, concernant les allégations selon lesquelles Constantin Ier serait derrière la mort de son épouse Fausta et de son fils Crispus, j’ai déjà aussi entendu la thèse (dans un documentaire dont la référence m’échappe) postulant : Qu’une affaire adultérine / incestueuse aurait effectivement eu lieu entre ces deux derniers personnages ; que Fausta serait décédée dans une tentative d’avortement faite de son propre gré pour cacher l’affaire à son époux ; qu’en apprenant cette accablante tragédie Constantin aurait exilé Crispus puis lui aurait envoyé l’ordre de se suicider ; que Constantin aurait ensuite renversé son ordonnance mais que le messager apportant la dépêche salutaire serait arrivé trop tard au lieu de détention de Crispus qui se serait déjà enlevé la vie.

    De mémoire, cette même source ↑ émettait l’hypothèse que l’essentiel des lois anti-fornication assez bouillonnantes de Constantin (genre : pénalité de l’adultère = mort par versement de métal en fusion dans la gorge) auraient été décrétées par cet empereur accablé immédiatement après cet épisode de drame familial. Constantin aurait ainsi été porter à vouloir éradiquer ce fléau social… d’une manière un peu impulsive ou, du moins, axée sur la dissuasion.

    Quelle que soit la réalité historique véritable, en l’absence d’éléments incriminants décisifs, il me semble sain de donner à ce justiciable le bénéfice du doute, comme nous y enjoigne la présomption d’innocence émanant du droit biblique.

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