L’empereur Constantin est une des figures les plus blâmées et maudites de l’histoire chrétienne, une de celles que l’on adore détester. On lui prête d’avoir joué au calife Uthman avec la Bible, d’avoir choisi le christianisme pour des raisons purement politiques, d’avoir corrompu l’Église, d’être un faux chrétien, etc. Dans cette série d’articles, je vais synthétiser différents chapitres du livre Peter J. Leithart Defending Constantine qui dissipe la plupart de ces malentendus et s’efforce de rétablir une juste image de notre frère Flavius Valerius Aurelius Constantinus, fils de Constance Chlore et notre sœur Hélène. Pour cet article, commençons par la question la plus courante: celle de la sincérité de la conversion de Constantin.
Son chemin jusqu’à la conversion
Constantin est le fils de Constance Chlore (empereur d’Occident) et d’Hélène, une chrétienne modeste (peut être servante d’auberge), né en Dalmatie en 272. À cette époque, l’Empire romain est tout juste restauré par Dioclétien, après avoir virtuellement disparu au IIIe siècle. Pour régler les problèmes d’usurpation qui ont failli tuer l’Empire, Dioclétien invente le système de la tétrarchie. En résumé, il s’agit d’avoir deux Augusti à l’est et à l’ouest associés à deux Césars qui sont leurs héritiers désignés. Le père de Constantin est désigné pour être le césar de Maximin Hercule, le collègue de Dioclétien. Constantin grandit dans l’entourage des armées de Dioclétien. À l’abdication de Dioclétien, il est dans la cour de son successeur Galère, grand persécuteur des chrétiens, qui le hait. Constantin demande alors de multiples fois à rejoindre son père en Occident, ce que Galère lui accorde finalement. Constantin part à toute vitesse de peur que Galère ne change d’avis, quitte à couper les jarrets des chevaux de poste pour ne pas être poursuivi. Il arrive à Boulogne, participe avec son père à une campagne en Bretagne et son père meurt au retour le 25 juillet 306. Les troupes acclament Constantin comme nouvel empereur à York. Il est en milieu de trentaine.
Malgré son entrée par effraction dans la tétrarchie, Galère reconnaît la légitimité de son pouvoir. Je saute quelques détails pour en arriver à 312, où il est aux portes de Rome, pour écraser la révolte de l’usurpateur (et persécuteur des chrétiens) Maxence. À la veille de la bataille, il se passe quelque chose qui le poussera à renoncer à la pompe païenne, et embrasser la cause de Christ.
Le récit de sa conversion
Nous avons deux récits de la conversion de Constantin: celui d’Eusèbe de Césarée et celui de Lactance:
- Selon Eusèbe : la veille de la bataille du Pont Milvius, Constantin, déjà convaincu que le Dieu des chrétiens a une certaine puissance, l’invoque et a une vision magnifique où il voit une croix de lumière et les paroles “Par ce signe tu vaincras” (Hoc signo vinces). Toute l’armée le voit avec lui, et en est stupéfaite.
- D’après Lactance : dirigé par un rêve, Constantin fait mettre le chrisme sur les boucliers et le labarum (ou étendard).
- On peut rajouter aussi le récit de Zosyme, historien païen qui ne reconnaît ni vision, ni conversion à cette date. Pour lui, Constatin s’est converti quinze ans plus tard lors du meurtre de sa femme (alors qu’il s’identifie au christianisme depuis 10 ans…)
A travers les siècles, c’est devenue «la question Constantinienne» et elle est toujours un aspect de l’énigme du quatrième siècle: qu’est ce qu’il s’est passé chez Constantin la nuit avant la bataille du pont Milvius? Est-il devenu un demi-polythéiste? Etait-il un monothéiste syncrétiste, essayant de partager sa loyauté entre le Dieu chrétien et Sol le dieu du soleil? Etait-il un politicien cynique prêt à bondir sur n’importe quel moyen d’avancer plus loin? A-t-il eu une quelconque expérience religieuse subjective?
Leithart Peter J, Defending Constantine: The Twilight of an Empire and the Dawn of Christendom., Westmont : InterVarsity Press, 2010. p.72
Réponses:
- Eusèbe tient son histoire de Constantin, qui lui a juré par Dieu qu’elle était vraie, et qu’il a aussi représenté sur des pièces de monnaie. Sachant combien l’époque était religieuse jusqu’à la superstition, et combien l’était Constantin, il est peu probable qu’il ait menti. Il a vécu quelque chose qu’il a sincèrement interprété comme un signe divin.
- Il a déjà vécu des expériences semblables en 310, où il avait vu le dieu Apollon lui donner la victoire, et il avait changé de patronage en conséquence.
- Le changement des insignes sur le labarum étaient des actes religieux particulièrement graves, qui ne pouvaient être entrepris que pour une bonne raison religieuse. Même s’il n’y avait eu aucune vision, le changement du labarum peut déjà être interprété comme un changement de patronage religieux.
- À partir de 312, Constantin affichera de plus en plus ouvertement son adhésion au christianisme. Si au départ, son iconographie est ambiguë, on remarque tout de même qu’il ne retient que les signes païens monothéistes (le Sol invictus par exemple) et qu’il change progressivement leur signification jusqu’à ce qu’ils soient pleinement chrétiens. C’est le cas du chrisme par exemple. Même au milieu de son ambiguïté, il prend tout de même le risque de passer de symboles explicitement païens référant à Jupiter à des symboles plus ambigus pouvant aussi être attribués à Dieu.
Peter Weiss, dans Vision of Constantine, harmonise les récits d’Eusèbe et Lactance en disant qu’il s’agit en fait de deux expériences différentes. Il aurait eu cette grande vision en 310, qui l’aurait décidé à se consacrer au monothéisme païen du Sol invictus, puis il aurait eu ce rêve privé, que des chrétiens lui auraient interprété comme venant du Christ, et l’auraient amené à réinterpréter cette grande vision de deux ans en arrière. Il est possible qu’il ait vu un phénomène de réfraction dans l’air qui aient amené lui et ses hommes à voir une croix de lumière avec des halos. D’où la croix avec la couronne.
Constantin le chrétien ?
Certes, mais son expérience a-t-elle mené à un véritable changement de vie ? Assurément de nombreux auteurs l’ont accusé de toutes les hypocrisies possibles sur le sujet. Le mieux c’est de lire ses propres mots.
Constantin d’après ses propres paroles
Assurément, Constantin n’est pas le meilleur théologien de sa génération, mais ce n’est pas son appel de toute façon. Ce que l’on sait en revanche, par Eusèbe de Césarée, c’est qu’il avait reçu une éducation libérale classique, et qu’il étudiait les Écritures, en écoutant les cours de différents docteurs. Il était absolument convaincu que la providence de Dieu bénirait l’Empire s’il servait l’Église, et que les prières des chrétiens de la même façon que les sacrifices païens gardaient la faveur des dieux sur l’Empire. De même, il s’est battu pour l’unité de l’Église non pas seulement pour en faire un ciment sociologique, mais pour des motifs théologiques sincères.
Dans une lettre écrite en 314 à l’attention d’Ablavius, il déclare que son intention, alors qu’il convoque les évêques et les prêtres au concile d’Arles, est de s’occuper de la querelle donatiste, et il morigène encore ceux qui amènent les conflits dans l’Église. « Je confesse à votre seigneurie, écrivait l’Empereur, puisque je suis bien conscient que vous êtes vous aussi un adorateur du Dieu Très-Haut, que je ne considère en aucune façon qu’il soit juste d’avoir des tensions et des altercations de ce genre qui me soient dissimulées. » Il craignait que « Dieu ne s’oppose non seulement à la race humaine, mais aussi à moi-même, à qui il a confié la direction de toutes les affaires humaines par son décret céleste, et qui peut dans sa colère en décider autrement. » Les divisions dans l’Église lui faisaient peur, et il affirmait qu’il pourrait être « vraiment et parfaitement sans angoisse, et [pourrait] toujours espérer les affaires les plus prospères et les plus excellentes de la bonté toujours renouvelée du Dieu le plus puissant » uniquement s’il pouvait faire en sorte « que tous, liés ensemble dans une concorde fraternelle, adorent le Dieu très saint selon l’adoration de la religion catholique, qui lui est due. »
Ibid., pp. 84-5, citant Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, 2.64.72
L’Empereur et la mission
Le souci qu’il avait de l’unité de l’église n’était ni politique, ni sociologique, mais se fondait sur le fait que la discorde donnait des munitions aux païens pour faire obstacle à l’évangélisation de toutes les nations. On peut difficilement trouver de sentiment plus évangélique que celui-ci.
Son plus grand succès était le « renouveau de la communauté universelle ». Il s’émerveillait que « tant de peuples soient amenés à un même esprit – des peuples dont on disait encore qu’ils ignoraient Dieu. » Mais cet émerveillement était diminué par les querelles mesquines qui infectaient l’Église. « Songez à ce qu’ils auraient pu apprendre si aucune ombre de querelle n’était venue sur eux ! Pourquoi donc mes frères bien-aimés, dites-le-moi, pourquoi je dois vous faire ce reproche ? Nous sommes chrétiens, et pourtant nous sommes déchirés par de pitoyables désaccords ! »
Baynes, Constantine the Great, pp. 27-28.
De même en conclusion de l’invitation au concile de Nicée :
Ce serait une chose terrible – oui, vraiment terrible – que maintenant que les guerres sont terminées et que personne n’ose plus résister, nous ne commencions à nous attaquer les uns les autres et ainsi donner l’occasion de plaire et faire rire le monde païen.
Ibid.
Constantin et Jésus-Christ
On pourrait reprocher à Constantin d’utiliser des titres un peu vagues, qui pourraient aussi convenir à Jupiter comme “Roi universel”, “Dieu”, etc. Cependant, ce n’est pas aux yeux de Leithart une raison de le considérer comme un crypto-païen, ou un monothéiste générique. D’abord il faut avoir conscience qu’il écrit à un Empire encore majoritairement païen, d’où le besoin de ne pas offenser inutilement ses lecteurs potentiels. Ensuite, ce que nous avons gardé de lui ne sont pas des traités théologiques ou des prières, mais des correspondances officielles, non destinées à élever l’âme. Cependant, au sein même de cette correspondance, il se tourne souvent vers des arguments théologiques et des thèmes chrétiens. Leithart ironise même en disant qu’il y a plus de références à Christ dans les lettres de Constantin que dans les Federalists papers, un document fondateur des États-Unis d’Amérique ! Constantin croyait personnellement en la mort de Dieu incarné dans la personne de Jésus-Christ, c’est ce qui apparaît dans une lettre de Macarius suite à l’invention de la Vraie Croix par Hélène: il décrit à Macaire comment « la grâce du Sauveur » lui a donné « ce monument de sa très sainte passion ».1
Autre exemple:
Dans une lettre écrite en 332, destinée à décourager le peuple d’Antioche à cesser de vouloir faire d’Eusèbe de Césarée leur évêque, il fait référence aux « paroles et préceptes de notre Sauveur comme un modèle de ce que notre vie devrait être. » Il reprenait les ariens qui « déclaraient des choses contraires aux Écritures divinement inspirées. » […] Selon le récit d’Eusèbe, Constantin était régulier dans sa vie de prière, et il a même érigé un tabernacle sur le modèle de Moïse à l’extérieur de son camp militaire, dans lequel il se retirait pour prier avant la bataille. Il était généreux envers les pauvres et les veuves, et il traitait les prisonniers avec une bonté toute humaine. Il reconnaissait sa complète dépendance envers Dieu et avait un fort sens de sa destinée propre. Il avait été choisi, croyait-il, non seulement pour délivrer l’Église de la persécution, mais pour répandre la vérité de Dieu à travers le monde. Constantin croyait que son appel était de proclamer le Fils de Dieu aux Romains.
Ibid., p.90.
Constantin l’arien ?
Voltaire affirmait que Constantin ne comprenait rien à la querelle arienne, et on en veut pour preuve qu’il a été baptisé à la fin de sa vie par un évêque arien ! Contre ceci, je souhaite au contraire montrer que non seulement Constantin comprenait l’enjeu de la querelle, mais qu’il confessait le mot ὁμοούσιος homoousios, « de même substance » qui correspond à l’orthodoxie nicéenne. Voici ce qu’il écrivit à Arius :
Tu penses que tu dois substituer une « hypostase étrangère », assurément tu crois mal ; je sais que la plénitude de la puissance prééminente et partout présente du Père et du Fils n’est qu’une substance.
Athanase le Grand, Defense 40. Traduit à partir de P. R. Coleman-Norton, Roman State and Christian Church (London: SPCK, 1966). cité dans Letihart, Defending Constantine, p.172.
Les prêches de Constantin
Eusèbe mentionne que Constantin prêchait souvent à son entourage, quitte à les fatiguer. On a gardé de lui un sermon en entier, accepté par la plupart des spécialistes selon Leithart. Son intérêt est de montrer qu’il est l’oeuvre de quelqu’un qui a minima pense qu’il est sincèrement chrétien:
L’ouverture du sermon donne une déféense générique du monothéisme. La création est diverse par Dieu l’a crée à partir de différents éléments (§13) harmonisés par un seul Créateur. Seul le monothéisme peut garantir la «concorde harmonieuse de l’ensemble» (§3) Le paganisme polythéiste n’est pas seulement philosophiquement indéfendable; il produit «l’iniquité et l’incontinence, en conflit avec les oeuvres et voies justes.» Le paganisme est si mauvais que non seulement les païens sacrifiaient des «créatures irrationnelles», mais aussi des êtres humains: «d’après la lois égyptiennes et assyriennes, les gens sacrifiaient des âmes de juste aux idoles de bronze et d’argile.» Memphis et Babylone en ont payé le prix: «J’ai moi même était présent pour contempler cela, et j’ai été témoin de la fortune misérable de ces villes.» Comme Constantin le rappelle: «Memphis est en ruines» détruite depuis l’époque de Moïse non par «les flèches et les javelots, mais par les saintes prières et la pieuse adoration.» (§16) A cause de cette «violence ontologique», le polythéisme est incompatible avec la paix; il amène inévitablement la violence, l’envie, l’avidité, alors que les dieux cherchent à «dominer selon leurs pouvoirs» tel que nous le trouvons dans les mythes anciens. Seul un roi unique et divin peut assurer l’harmonie et la droiture morale. (§3)
Alors que le sermon avance, il devient clair que Constantin s’intéressait aussi aux questions spécifiquement chrétiennes. Il montre sa compréhension des problèmes de l’engendrement divin qui étaient centraux dans la querelle entre ariens et nicéens. Pourquoi Jésus est-il appelé le Fils? demande-t-il: «Quel est cet engendrement dont nous parlons, si Dieu est bien Unique, et incapable de s’unir à un autre?» Il répond en distinguant deux types d’engendrement: «L’un est la naissance naturelle, qui est connu de tous; l’autre, qui est l’effet d’une cause éternelle, le mode connu par la prescience de Dieu, et parmi les humains qui l’aiment. Car celui qui est sage reconnaîtra la cause qui régule l’harmonie de la création.» (§11)
Le Fils unique de Dieu est venu délivrer les êtres humains des maux du passés et restaurer la race humaine dans la sanité d’esprit. Tout au long, Constantin présente l’incarnation, la vie, le ministère et la mort de Jésus en détail et explique certaines prophéties de l’Ancien Testament décrivant sa venue. Il mentionne le choix des apôtres par Jésus, ses miracles et ses enseignements. Au sommet de sa vie Jésus n’était pas sur la croix pour ses propres crimes, comme le disent les païens, mais pour remporter la victoire sur le péché, un victoire qui inspire la réconfort au milieu des difficultés de cette vie. Sans doute en se remémorant les marytrs, Constantin dit que le soutien de la foi ne défaille pas même dans «l’épreuve des maux». Quand Dieu prend possession d’une âme et «siège dans son intellect» une «personne est invincible, et ainsi l’âme possède cette invincibilité dans son propre intellect qui ne sera pas subjugué par les maux qui l’entourent.» Dieu lui-même est un grand exemple: «Nous apprenons ceci de la victoire de Dieu, qui, exerçant sa providence sur toutes choses, a souffert l’iniquité sotte de l’impie, et pourtant n’a moissonné aucun dommage de son affliction, mais à donné les plus grands insignes de victoire et la couronne éternelle malgré la méchanceté.»(§15)
Au lieu de la violence, l’avidité, la brutalité, Dieu en Christ amène la paix et la justice. Voilà un signe du changement révolutionnaire dans les sensibilités, qu’un empereur romain puisse dire à la fin de sa harangue: « C’est en effet une sagesse divine, que de choisir d’être blessé plutôt que de blesser, et quand c’est nécessaire, de souffrir le mal plutôt que de le commettre. » (§15); ou bien quand le même empereur, lorsqu’il écrit à Shapour roi de Perse, insiste que le seul sacrifice que le vrai Dieu désire est « la pureté de l’âme et un esprit sans souillure, la modération et la douceur ». Il a refusé de sacrifier au Capitole en 312 et dans sa harangue, il donne la raison : il est entré dans un monde sans sacrifices païens et a embrassé la foi qui proclame la fin du sacrifice.
Leithart Peter J, Defending Constantine: The Twilight of an Empire and the Dawn of Christendom., Westmont : InterVarsity Press, 2010. pp. 91-93.
Conclusion
Comment peut-on encore refuser de voir la sincérité de la conversion de Constantin ?
- En attaquant les sources comme le fait Burkhard. C’est trop fort, même si Eusèbe idéalise trop son sujet. Et quand bien même, les lettres de Constantin et son sermon prouvent la sincérité de sa foi.
- En affirmant que c’était un pur calcul politique. Le problème, c’est que c’est introduire une séparation séculière entre la politique, areligieuse, et la religion, apolitique, séparation qui n’existait pas à l’époque, et encore moins dans la tête de Constantin. Ce serait un cynisme incroyable de sa part, et un cynisme complètement stupide : à quoi bon faire tant d’efforts pour fâcher 90% de sa population encore païenne ?
En fin de compte, quand on lit Eusèbe à la lumière du sermon de Constantin, on doit reconnaître que le récit d’Eusèbe n’est pas si improbable que cela : Constantin est un empereur sincèrement chrétien qui considérait que Dieu l’avait appelé à christianiser l’Empire romain.
Dans la suite de ce livre je tiendrai pour acquis que le Constantin que nous examinons était chrétien. Avec des défauts, sans doute ; parfois incohérent avec sa propre éthique, assurément ; un enfant dans la foi. Et pourtant, un chrétien.
Ibid., p.96.
Illustration de couverture : Pierre Paul Rubens, La conversion de Constantin, huile sur toile, 1622 (Musée d’art de Philadelphie).
- Ibid., p. 89.[↩]
Prima facie, les récits d’Eusèbe et de Lactance ne sont pas mutuellement incompatibles. Constantin le Grand peut très bien avoir eu une vision d’une croix lumineuse accompagnée de la devise “par ce signe tu vaincras”, puis la nuit suivante avoir fait un rêve dont le contenu l’aurait amené à faire peinturer un chrisme sur son casque, son étendard et sur les boucliers de ses soldats. Tant Eusèbe que Lactance étaient des proches de l’Empereur ; la version d’Eusèbe (croix céleste) est crédible puisqu’il est généralement fiable comme historiographe ; la version de Lactance (rêve nocturne) est crédible parce qu’il n’y a rien d’invraisemblable dans le fait d’avoir un rêve relatif à une confrontation guerrière imminente, et aussi parce que la production numismatique subséquente arbore explicitement ces chrismes dessinés sur divers équipements militaires.
Ce vidéo présente brièvement la thèse d’un halo solaire causé par des cristaux de glace dans l’atmosphère (un tel phénomène naturel, toutefois, ne pourrait pas expliquer l’apparition de la célèbre devise “in hoc signo vinces”) : https://youtu.be/rKZAuKGGo0M
En faisant intervenir une source supplémentaire venant d’Eusèbe (sa “Vie de Constantin”, pas juste son “Histoire ecclésiastique”), l’historien latiniste Paul Veyne, propose l’harmonisation suivante entre les récits de Lactance et d’Eusèbe (Veyne est agnostique mais a le mérite de ne pas avoir de présupposé défavorable envers Constantin Ier) :
« C’est pour prendre l’Italie à Maxence que Constantin entra en guerre contre celui-ci et c’est au cours de cette campagne qu’il se convertit, mettant sa confiance dans le dieu des chrétiens pour avoir la victoire. Cette conversion aboutit à un rêve qu’il fit pendant la nuit qui précédait la bataille et où le dieu des chrétiens lui promit la victoire s’il affichait publiquement sa nouvelle religion.
En effet, le lendemain, en la journée mémorable du 28 octobre 312, Dieu lui procura dans les faubourg de Rome, le long du Tibre, la célèbre victoire du Pont Milvius ; Maxence fut écrasé et tué par les troupes de Constantin, qui affichaient la religion personnelle du chef dont elles étaient l’instrument : leurs boucliers étaient marqués d’un symbole tout nouveau [Constantin est l’inventeur du chrisme selon Veyne & cie] qui, la veille de la bataille, avait été révélé à l’empereur pendant son sommeil et que lui-même portait sur son casque ; c’était ce qu’on allait appeler le ‹ chrisme ›, formé des deux premières lettres du nom du Christ, à savoir les lettres grecques X et P, superposées et croisées. »
— Paul Veyne. “Quand notre monde est devenu chrétien (312-394)”, p. 13-14.
« Lactance écrit que le chrisme fut révélé à Constantin in quiete, pendant son repos nocturne ; quies veut dire ‹ rêve › chez Tacite. Eusèbe ne parle ni d’un rêve ni du chrisme dans son “Histoire ecclésiastique”, publiée peu après l’événement. Bien plus tard, dans sa “Vie de Constantin” (28-31), il affirmera deux choses :
• Primo, Constantin avait prié le dieu chrétien d’être son allié et de lui révéler qui il était ; alors lui apparut en plein midi un ‹ signe › (sêmeion) qui n’était autre que ‹ la Croix, ce trophée ›, ce symbole du triomphe du Christ (tropaion staurou) sur la Mort ; elle brillait dans le ciel ensoleillé et portait cette inscription : ‹ Sois vainqueur par ceci ›, toute l’armée la vit de ses yeux.
• Secundo, la nuit, durant son sommeil, le Christ lui apparut et lui ordonna de faire de ce ‹ signe › son enseigne personnelle pour la bataille imminente. Constantin obéit. Eusèbe nous apprend alors que ce ‹ signe ›, qu’il venait de désigner comme la Croix du Christ, n’était autre que le même chrisme dont parle Lactance, car on y voyait, écrit Eusèbe, les deux lettres qui servent à écrire le début du nom du Christ ‹ et qui se croisaient › (comme dans le récit de Lactance).
Le plus simple est de supposer que la mémoire d’Eusèbe était confuse […] ou, mieux encore, qu’on a chez Eusèbe, dont l’œuvre a eu plusieurs éditions augmentées, deux couches de rédaction successives : il ne savait d’abord que peu de choses sur le rêve et avait vaguement entendu parler de ce qu’il appelle rédactionnellement une croix ; plus tard Constantin lui-même lui a décrit avec précision le chrisme sous serment. »
— Paul Veyne. “Quand notre monde est devenu chrétien (312-394)”, p. 273-274.
« [L]e rêve fameux qui, dans la nuit précédant la bataille, avait ordonné à Constantin d’arborer un symbole chrétien avait été, à coup sûr, envoyé par Dieu ; Constantin fut le premier à le croire. Maintenant qu’il nous faut passer à l’étude de sa conversion, qui nous retiendra longtemps, commençons par la moindre des choses et la plus amusante : ce fameux songe. […]
Oserai-je insinuer que ce chrisme vu en rêve se réduit à la plus simplette des curiosités psychologiques ? Comme il nous arrive à nous-mêmes plus d’une fois au cours de notre vie, Constantin n’a fait que voir en rêve, sous la forme allégorique et imagée qui est celle du langage onirique, sa propre décision de se convertir au dieu des chrétiens pour remporter la victoire, décision soudaine, prise dans la vie nocturne de sa pensée. Ou encore, si sa conversion est plus ancienne (ce que nous ignorons), il a vu en songe, dans les pensées de son sommeil, sa propre conviction que Dieu lui donnerait la victoire, qui serait celle du Christ, vrai chef de ses armées. […]
Le chrisme, produit de la symbolisation onirique, et les mots ‹ tu vaincras par ce signe ›, étaient la forme imagée sous laquelle cette décision ou cette conviction se sont peintes sur l’écran du rêve. […]
« C’est ainsi que Constantin a inventé en rêve un symbole chrétien transparent, mais jusqu’alors inconnu et qu’on appellera le chrisme. De même, six siècles avant lui, un roi grec d’Égypte avait inventé en rêve un dieu égyptien promis à un grand avenir, ainsi que le nom de ce dieu, ‹ Sérapis ›, qui n’avait aucun sens en langue égyptienne, mais sonnait comme un mot égyptien pour des oreilles grecques. […]
Ramené à son contenu latent, le songe de 312 n’a pas déterminé la conversion de Constantin, mais prouve au contraire qu’il venait de décider lui-même de se convertir ou, s’il s’était déjà converti depuis quelques mois, d’arborer publiquement les signes de sa conversion. »
— Paul Veyne. “Quand notre monde est devenu chrétien (312-394)”, p. 91-94.