Pourquoi le Fils de Dieu s’est-il incarné ? – Thomas d’Aquin
18 août 2021

Voici un extrait d’un court livre d’apologétique de Thomas d’Aquin intitulé Les raisons de la foi. Il l’a écrit pour répondre aux objections des musulmans (qu’il désigne par “Sarrasins”) contre des doctrines chrétiennes1 comme la Trinité, l’incarnation. Ce qui en fait une ressource très utile et très actuelle pour dialoguer avec nos amis musulmans. D’autant plus qu’elle nous vient du ou d’un des meilleurs philosophes chrétiens. Voici le cinquième chapitre où Thomas explique pourquoi le Fils s’est incarné, c’est-à-dire devenu homme sans arrêter d’être Dieu 2 (source : le site de l’Institut docteur angélique3).


C’est en raison d’un même aveuglement de l’esprit que, ne comprenant pas la profondeur d’un si grand mystère, ils se moquent de la foi chrétienne parce qu’elle confesse que le Christ, qui est Fils de Dieu, est mort. Et pour ne pas comprendre de façon erronée la mort du Fils de Dieu, il convient d’abord de dire un mot au sujet de l’Incarnation du Fils de Dieu. Nous ne disons pas en effet que le Fils de Dieu ait été sujet à la mort selon la nature divine en laquelle Il est égal au Père, nature qui est la source de la vie de tous ; mais en raison de notre nature qu’Il a assumée dans l’unité de sa Personne.

Pour scruter de quelque manière le mystère de l’Incarnation, il convient de remarquer que tout ce qui agit par l’intellect le fait au moyen d’une conception de son intelligence à laquelle nous donnons le nom de ‘verbe’, comme cela se remarque chez le bâtisseur et chez n’importe quel artisan dont l’action extérieure se réalise d’après la forme qu’il a conçue dans son esprit. Puisque donc le Fils de Dieu est le Verbe lui-même de Dieu, c’est par conséquent par son Fils que Dieu a fait toutes choses.

Or c’est cela même qui est à l’origine de la réalisation des choses qui en assure aussi la réparation ; si en effet une maison s’est effondrée, elle est réparée par la forme de l’art sur le modèle de laquelle elle a été bâtie [ici, l’image cognitive de la maison, conçue dans l’esprit du bâtisseur]. Or parmi les créatures, que Dieu a faites par son Verbe, la créature rationnelle occupe la première place, de telle sorte que toutes les autres créatures lui sont soumises et paraissent ordonnées à elle. Et cela à juste titre, parce que seule la créature rationnelle maîtrise ses actes grâce au libre arbitre tandis que les autres créatures agissent non pas suivant un jugement libre mais sont poussées à agir par quelque force de la nature. Or ce qui est libre l’emporte partout sur ce qui ne l’est pas : les esclaves sont ordonnés au service des hommes libres qui les gouvernent. Il faut donc, selon une juste estimation, concéder une gravité plus grande à la chute d’une créature rationnelle qu’aux défections de toute créature irrationnelle. Il est également indubitable que, dans le jugement de Dieu, les choses sont jugées selon une appréciation véridique. Il est donc convenable que la divine sagesse répare de préférence la chute de la créature rationnelle plutôt que le ciel – quand bien même celui-ci s’effondrerait – ou que tout autre désordre pouvant se produire dans le monde matériel.

Il existe en outre deux types de créatures rationnelles ou intellectuelles : l’une n’est pas liée à un corps, nous l’appelons ‘ange’ ; l’autre est unie à un corps : c’est l’âme de l’homme. Pour l’une et l’autre créatures, la chute a été rendue possible à cause du libre arbitre. L’expression ‘chute de la créature rationnelle’ ne signifie pas une défaillance au niveau de l’être, mais un défaut de la rectitude de la volonté. Cette chute ou défaillance se manifeste principalement au niveau du principe de notre action, de ce fait nous disons d’un artisan qu’il se trompe lorsque la technique suivant laquelle il est censé opérer lui fait défaut. Nous disons encore d’une chose naturelle qu’elle est déficiente ou tombée en déchéance lorsque la vertu naturelle par laquelle elle agit vient à se corrompre. Comme, par exemple, lorsque dans une plante la puissance de germination vient à faire défaut ou bien lorsque la puissance de faire fructifier fait défaut dans la terre. Or le principe d’action d’une créature rationnelle est la volonté, en laquelle consiste le libre arbitre. La chute de la créature rationnelle consiste donc dans une déficience de la rectitude de la volonté, produite par le péché. C’est donc avant tout à Dieu et par son Verbe, en qui Il a fait toute créature, qu’il appartient de supprimer la déficience que constitue le péché, qui n’est rien d’autre qu’une perversion de la volonté.

Quant au péché des anges, il n’a pu avoir de remède parce que, selon l’immutabilité de leur nature, ils ne se détournent pas de ce vers quoi ils se sont une fois tournés. Les hommes, de leur côté, ont, du fait de leur nature, une volonté muable, de sorte qu’ils peuvent non seulement choisir des bonnes ou des mauvaises choses mais aussi, après avoir choisi l’une d’elles, changer d’avis et se tourner vers une autre. Et cette mobilité de la volonté demeure en l’homme aussi longtemps qu’il est uni à un corps sujet à la variation ; mais, lorsque l’âme cesse d’être unie à ce type de corps, la volonté a la même immutabilité que celle que l’ange possède par nature. C’est pourquoi, après la mort, l’âme humaine n’est plus capable de revirement : elle ne peut plus se détourner du bien vers le mal ni inversement. Ainsi donc il appartenait à la bonté de Dieu de rétablir par son Fils la nature humaine tombée en déchéance.

Le mode de rétablissement devait être tel qu’il convînt et à la nature qui devait être restaurée et à la maladie. À la nature qui devait être réparée parce que, comme l’homme est de nature raisonnable et doué du libre-arbitre, il ne devait pas être ramené à l’état de rectitude par la nécessité d’une contrainte extérieure mais par sa propre volonté. À la maladie aussi parce que, comme celle-ci consiste en une perversion de la volonté, il était convenable que la restauration se fît par le revirement de la volonté vers la rectitude. Or la rectitude de la volonté humaine consiste dans un ordonnancement de l’amour, qui occupe la première place dans notre vie affective. L’amour ordonné, c’est que nous aimions Dieu par-dessus toutes choses comme le souverain bien ; que nous rapportions à Lui comme à leur fin ultime tout ce que nous aimons ; et aussi, dans tout ce que nous avons à aimer, qu’on respecte l’ordre qui convient, c’est-à-dire : que nous préférions les réalités spirituelles aux choses corporelles.

Or rien ne pouvait, pour susciter notre amour envers Dieu, avoir plus de force que ceci : que le Verbe de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, pour restaurer notre nature, assume cette même nature afin de réaliser l’unification entre Dieu et l’homme. Tout d’abord, parce que cela démontre au plus haut degré que Dieu aime l’homme, au point qu’il a voulu se faire homme pour le sauver. Rien ne suscite plus l’amour que de se savoir aimé.

Ensuite, [il convenait que Dieu s’incarnât] parce que l’homme, dont l’intellect et les affections sont abaissés aux réalités corporelles, ne pouvait pas facilement s’élever aux réalités qui sont supérieures à lui. Mais il est facile à n’importe quel homme de connaître et d’aimer un autre homme ; tandis qu’il n’appartient pas à tous ni de scruter la hauteur divine ni d’être transportés vers Elle par l’affection amoureuse qui lui est due, mais seulement à ceux qui, avec l’aide de Dieu ainsi que beaucoup d’application et d’efforts, se sont élevés des choses corporelles aux réalités spirituelles. Pour que donc s’ouvre à tous les hommes une voie vers Dieu, Dieu a voulu devenir homme, de sorte que même les petits puissent connaître Dieu et l’aimer comme un des leurs, et ainsi s’élever petit à petit, par ce qu’ils sont capables de saisir, vers la perfection.

Du fait de l’Incarnation de Dieu, l’homme reçoit l’espoir de pouvoir parvenir à la participation de la parfaite béatitude que seul Dieu possède naturellement. Conscient de son infirmité, l’homme en effet, s’il recevait la promesse de parvenir à cette béatitude dont les anges sont à peine capables, qui consiste en la vision et la fruition de Dieu, pourrait à peine l’espérer, à moins que ne lui soit d’autre part montrée la dignité de la nature humaine, une dignité à ce point estimée par Dieu qu’Il a voulu se faire homme pour le salut de celui-ci. Et ainsi, du fait de son Incarnation, Dieu nous a donné l’espoir de pouvoir aussi parvenir à l’union avec Lui par la fruition bienheureuse.  

Il est également utile à l’homme de connaître sa dignité du fait de l’assomption par Dieu de la nature humaine, pour qu’il ne soumette pas son sentiment à une créature, ni par l’idolâtrie en rendant un culte aux démons ou à d’autres créatures, ni par la soumission aux créatures corporelles selon un sentiment désordonné. Il est en effet indigne pour l’homme, puisqu’il est à ce point estimé par Dieu et tellement proche de Dieu que Celui-ci a voulu se faire homme, de se soumettre de façon désordonnée aux réalités inférieures à Dieu.

  1. Bien sûr, sur ce blog, en tant que Protestants réformés, nous rejetons les chapitres sur l’eucharistie et le Purgatoire. C’est pourquoi nous ne publierons pas les chapitres qui y sont consacrés.[]
  2. Cf. SENT. III, d. 1, q. 1, a. 2 ; CG IV 54-55 ; ST III, q. 1, a. 2 ; CT I, 200-201. Pour la fin : cf. ST III, q. 16, a. 4-5.[]
  3. Une institut d’étude catholique qui propose des formations en philosophiques et en théologie pour découvrir Thomas d’Aquin. On trouve toutes ou quasiment toutes les œuvres de Thomas gratuitement en ligne sur leur site.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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