La science du croyant – Pierre Duhem
10 septembre 2021

Nous avons déjà eu l’occasion de parler de la philosophie des sciences de Pierre Duhem, un grand scientifique français du début XXe siècle. Il est connu pour avoir défendu l’idée que la science n’était pas une explication de la réalité, mais une simple représentation des faits expérimentaux dont nous avons connaissance. Il fait donc la différence entre la partie expérimentale – vraie ou fausse, réfutable et discutable – et la partie hypothétique d’une théorie -ni vraie ni fausse, appelée à être remplace un jour par une autre théorie. L’os de dinosaure est un fait expérimental, le documentaire de la BBC sur l’évolution de ce dinosaure est hypothétique. Le premier est vrai, le deuxième n’est qu’une représentation appelée à être abandonnée un jour au profit d’une autre. On sent pointer ici le potentiel de cette vision pour le créationnisme, et j’ai déjà fait quelques liens dans l’article précédent. Mais ce qui est intéressant, c’est que Pierre Duhem lui-même a fait ce travail, et a précisé dans un article quel doit être le lien entre religion et science : en cas de désaccord qui doit plier devant qui ?

Pierre Duhem : grand spécialiste de thermodynamique, d’histoire des sciences, de philosophie des sciences, et très catholique.

Vous n’allez pas être déçu : Pierre Duhem affirme qu’il ne peut pas y avoir de conflit entre religion et science.

Pourquoi?

Parce que la religion est une affaire de vrai ou de faux, tandis que la science n’est ni vraie ni fausse, mais seulement cohérente. Il n’y a pas de conflit entre science et religion parce que seule la religion peut enseigner des choses vraies ou fausses.

Je vais d’abord restituer mes notes de lecture de l’article La Physique du Croyant paru en 1904, et ensuite nous verrons comment l’appliquer à notre avantage.

Ce qu’a dit Pierre Duhem

L’article répond à une critique d’Abel Rey en expliquant exactement comment sa foi interagit avec sa physique (§1). Contre cela, Pierre Duhem affirme qu’il adhère à la philosophie positiviste. Le positivisme est à la base du scientisme : c’est la doctrine qui dit que seuls les faits scientifiquement prouvés peuvent être connus. Les doctrines religieuses ne peuvent donc pas être objet de connaissances, mais plutôt de foi irrationnelle. Ainsi donc, en matière de science, toute intrusion métaphysique ou de foi est interdite, car la définition même de la Science est d’exclure l’usage de la métaphysique.

Pierre Duhem fait l’historique de sa position en philosophie des sciences (comment il en est venu à ses positions) pour montrer que cela n’a rien à voir avec sa religion catholique (§2). Contre Abel Rey, il affirme que ses conclusions ne sont pas métaphysiques. Même son rejet du mécanisme vient du fait que cette théorie n’est pas en accord avec l’expérience et c’est donc pour des raisons positivistes qu’il n’est pas mécaniste (§3).

Il défend cependant l’intérêt des théories physiques pour le croyant : il ne peut pas y avoir de critique scientifique contre la religion, à cause de la nature même de la science.
La religion correspond à la réalité, elle est réfutable par le sens commun. La science physique correspond à une représentation de connaissances expérimentales et n’est réfutable que par une meilleure classification (§4).

Mais cela marche aussi dans le sens inverse : il n’y a pas de preuve physique d’une doctrine métaphysique. Il prend l’exemple de Clausius, qui prenait l’hypothèse de « la mort froide de l’univers » pour prouver qu’il y aura une fin des temps.

  • Problème 1 : la théorie physique ne décrit pas une thermodynamique future, mais la thermodynamique actuelle.
  • Problème 2 : La théorie physique n’est pas une explication mais la représentation (§5).

La métaphysique n’a pas besoin de la théorie physique MAIS : Elle doit tenir compte des expériences et des loi expérimentales qui reflètent le réel. Pour cela, il faut distinguer la nécessité de l’expérience et la théorie physique, et pour faire cette distinction, il faut apprendre les théories physiques (§6).

Autre raison pour le métaphysicien d’étudier la physique : le physicien a tendance à inventer une classification « naturelle », c’est à dire affirmer que sa théorie est la vérité alors qu’elle n’est qu’une invention imaginaire. Certes la théorie physique progresse dans le réalisme, mais pour pouvoir certifier cette conformité à la réalité, il faut le jugement du métaphysicien. (§7)

L’utilité de la théorie physique est aussi de ne pas se faire avoir par la dernière théorie à la mode, mais d’avoir du recul, surtout si l’on connaît l’histoire de la physique.

Enfin, dernière remarque sur la théorie physique : elle n’est pas que mensonge et idées. Il y a toujours une partie qui est vraie et s’additionne à travers l’histoire d’une part, et d’autre part une alternance de théories qui se réfutent les unes les autres. La physique est comme une marée montante : il y a un ressac des vagues à court termes qui vont et viennent, et il y a une montée plus progressive et réelle (§9).

Application

Ma première remarque est sur le fait que Pierre Duhem ne tremble pas devant le terme « positiviste » qui est d’habitude associé à un rejet violent de toute théologie. Son interprétation de ce qu’est la science lui permet en fait de court-circuiter tout le débat autour de la « méthode scientifique ». Nous pouvons concéder que la science ne doit prendre aucune théologie. Nous pouvons les laisser croire qu’ils font de la pure science sans philosophie, parce que de toute façon la science n’est qu’un jeu intellectuel, un puzzle de faits expérimentaux sans lien direct avec la réalité (Cf. aussi La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn). Ainsi, nous n’avons plus besoin de ces coûteux débats sur comment la Bible est prouvée ou réfutée par l’évolution : la théorie de l’évolution n’est qu’une théorie et non une explication de la réalité, comme nous l’avons déjà dit. Le débat portera ainsi plutôt sur la nature nécessairement artificielle de la science, ce qui est plus facile à prouver que vous ne le croyez.

Deuxième remarque : je suis à présent définitivement convaincu que je dois abandonner l’argument du kalam de William Lane Craig. En effet, sa force dans cette version vient du fait qu’il s’appuie sur le consensus scientifique et le modèle cosmologique standard. Mais en réfléchissant de la même façon que Duhem : 1. Le modèle cosmologique standard ne décrit pas l’univers tel qu’il a été, mais l’univers tel qu’il est maintenant 2. Ce modèle standard qui décrit un début à l’univers n’est pas l’explication de l’univers, mais une simple représentation des faits expérimentaux actuels, tels qu’on les connaît. Or, et je rajoute cela de ma lecture de Kuhn : la définition même de ce qui compte comme fait expérimental dépend du paradigme en vigueur. Bref, il n’y a rien qui va dans le fait d’utiliser une théorie scientifique pour prouver une proposition théologique. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de preuve physique d’une doctrine métaphysique. Désolé Docteur Craig.

Troisième remarque : ne craignez pas d’apprendre et d’étudier la science. Si vous ne le faites pas pour la sagesse qui en vient, faites le au moins pour ne pas être « arnaqués ». C’est dans cet esprit que Maxime a écrit son article les neurosciences ont-elles enterré l’âme humaine ? Consultez l’article, vous verrez que loin de rejeter la science, il y fait preuve d’une meilleure maîtrise que les athées qui pensent avoir supprimé l’âme humaine (grâce à leurs réactions électrochimiques intra-crâniennes je suppose). Ce genre de chose n’est possible que par une connaissance supérieure.

Quatrième remarque : cette vision permet d’être un scientifique chrétien en toute intégrité, en exposant correctement la nature de sa vocation : le scientifique ne peut pas découvrir quelque chose qui renverse la doctrine de Dieu, car le savoir scientifique est composé de deux parties : une partie expérimentale, qui est vraie ou fausse et une partie hypothétique qui est principalement un puzzle intellectuel destiné à articuler ensemble ces faits expérimentaux. Le scientifique est donc à la fois un enquêteur, qui découvre des choses vraies, mais aussi un « artiste », dans le sens où il pratique l’art scientifique. Les théories peuvent s’opposer à la doctrine chrétienne, mais pas les faits expérimentaux. Les deux aspects de son travail – enquêteur de faits expérimentaux, et artiste de théorie scientifique – sont tous les deux un reflet du caractère de Dieu mais n’ont pas la même portée.



Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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