Charles Louis Ernest Fontanès (1828-1903) est une figure de premier plan du parti libéral au synode de 1872. Fils de pasteur, apparenté par sa mère à Samuel Vincent, il étudie la théologie à Genève, Paris et en Allemagne. Il prend son premier poste au Havre ; à partir de 1869, il refuse de lire le symbole des apôtres lors du culte. Il est le député des protestants havrais au synode général. À la fin du XXe siècle, il apportera également son concours aux paroisses libérales de Paris.
Son long discours au synode est une apologie de la conception libérale de l’Église et de son fondement, plus sociologique et moral que théologique. Le discours a aussi l’intérêt de pointer quelques faiblesses et incohérences des orthodoxes qui lui font face. Il a été publié par son auteur (et est reproduit par Bersier, Histoire du synode général…, t. 1, pp. 212-244 ; nous ajoutons les intertitres) et fait suite immédiatement à l’intervention d’É. Frossard précédemment reproduite.
Il va de soi que les positions de Fontanès sont très contraires aux nôtres.
M. Fontanès. — Messieurs, en montant à cette tribune, je suis poursuivi par un mot de La Bruyère : « Nous arrivons trop tard ; depuis six mille ans que le monde existe, tout a été dit. » Depuis six jours que cette discussion est engagée, je crains bien que tout n’ait été dit. Mais dans les circonstances solennelles où se trouve l’Église réformée, les discours sont des actes, et chacun de nous est jaloux de porter son drapeau au feu.
Défense de Samuel Vincent
En entrant dans ce débat, j’ai à cœur, Messieurs, de protester contre l’emploi qu’on a fait, dans un intérêt de polémique, du nom et de l’autorité de Samuel Vincent. Samuel Vincent, étudiant quelle était la meilleure organisation de l’Église, s’est déclaré pour le système synodal de préférence au gouvernement aristocratique et au système congrégationaliste. Il aimait, dans cette forme de gouvernement, cette publicité, ces débats contradictoires, ce jugement par les pairs, qui sont les garanties de la justice et de l’indépendance des individus. Il se plaisait à voir dans les synodes un lien efficace entre les diverses Églises, un moyen d’échapper aux dangers de l’isolement ; il honorait dans le synode une haute magistrature qui exciterait, encouragerait les individus, réprimerait les excès locaux et favoriserait, par une sage émulation, le développement de la vie religieuse. Mais il a déclaré en termes très explicites, qui ne laissent place à aucune ambiguïté, que si les synodes s’occupaient jamais « à bâtir des déterminations dogmatiques et à condamner à droite et à gauche pour des opinions spéculatives, ils seraient beaucoup plus nuisibles qu’utiles, et que s’ils devaient chercher la religion dans de vains formulaires, et non dans la vie religieuse, il souhaitait qu’il n’y en eût jamais ». Ainsi, la délibération du consistoire de Nîmes, qu’on a tant raillée, n’était que l’expression fidèle de la pensée constante de Vincent.
Sa définition de l’Eglise, « l’association de ceux qui ont la même foi » n’est pas plus favorable à ceux qui cherchent à enfermer l’Église dans les limites d’une dogmatique précise. Le sens qu’il attribue au mot foi ne laisse aucune hésitation sur ses principes. La foi, selon lui, n’est pas un acte de l’intelligence, une adhésion à une doctrine ; tout au contraire, la foi est pour lui un acte de sentiment et de volonté ; c’est l’abandon joyeux de l’âme à la vérité, à l’Évangile, à la volonté et à l’amour de Dieu. Cherchez dans ses écrits, toutes les doctrines qui vous sont chères brillent par leur absence. Ni l’objet, ni la nature de la foi ne sont les mêmes pour lui et pour vous. Il était si ennemi de toutes ces confessions de foi, qu’il appelait des papes de papier, il était si jaloux de la liberté, de la spontanéité de la vie religieuse, qu’il n’admettait même pas que, pour prévenir les disputes et les personnalités, pour conserver la paix dans le culte, on établît des règlements écrits, bientôt transformés en instruments de tyrannie et de persécution ; il voulait qu’on se contentât de conventions orales et négatives.
Il n’est pas possible, Messieurs, de nous opposer les vues de Samuel Vincent, et de nous écraser par des citations isolées de ses œuvres. C’est lui qui nous a donné notre devise et notre drapeau : « Le fond du protestantisme, c’est l’Évangile ; sa forme, c’est la liberté d’examen. » Et s’il n’avait pas été enlevé avant l’heure, si la Providence lui avait accordé une verte vieillesse, il siégerait au milieu de nous, et il serait le chef acclamé de la gauche. (À gauche : très bien !)
Après avoir tenté de nous mettre en contradiction avec celui dont nous poursuivons l’œuvre et qui attira l’attention du public français sur le grand mouvement théologique dont l’Allemagne a eu l’initiative dans ce siècle, on a essayé de nous séparer de nos commettants et de faire supposer que nous ne représentions pas leurs sentiments. Si ces assertions n’étaient qu’une habileté de discussion, je les négligerais ; mais peut-être la religion de quelques-uns a-t-elle été surprise et c’est un devoir pour nous de l’éclairer.
J’affirme que nous avons été choisis et envoyés au synode parce que nous représentons fidèlement le point de vue de nos électeurs et de nos paroissiens ; et les nuances qui peuvent se produire entre nous, comme entre personnes qui pratiquent sérieusement l’examen, et n’acceptent pas des résultats fixés d’avance, ces nuances ne les empêchent pas de reconnaître droit de cité dans l’Église à nos idées. Vous accorderez, Messieurs, qu’on a crié assez souvent au loup pour que les troupeaux eussent pu fuir depuis longtemps, s’ils avaient jugé que ce cri d’alarme fût justifié.
Insuffisance des confessions de foi
Je suis de ceux, plus nombreux qu’on ne pense, qui ont cessé de lire le credo.
Pourquoi l’ai-je fait ? Est-ce une preuve de cette omnipotence pastorale que vous nous reprochez ? Pas le moins du monde. Je l’ai fait par déférence pour mes auditeurs, sur une pétition de plus de deux cent cinquante hommes qui suivent mes prédications. Dans cette circonstance, j’ai agi d’après les principes que développait l’autre jour l’évêque Temple, à propos de la lecture du symbole d’Athanase, qui agite dans ce moment l’Église anglicane. Les fidèles, disait cet évêque, se réunissent dans les lieux de culte pour adorer, pour s’unir à Dieu ; et pour savoir si l’usage d’un credo doit être continué ou suspendu, la vraie pierre de touche ne peut être que celle-ci : Cette lecture contribue-t-elle à l’édification des fidèles ? Si la lecture d’un credo n’édifie pas, ou n’édifie qu’une infime minorité ; si, à cause de certaines formes de langage qui ne sont pas accessibles à toutes les intelligences et qui n’appartiennent pas au langage de la Bible, ce credo ne peut être compris qu’avec des explications qui équivalent à une élimination, il est plus sage de renoncer à l’emploi de ce credo.
Je passe à l’examen de la déclaration de foi qui nous est proposée. Je serai très bref.
Je lui reproche, en premier lieu, de ne pas être nette : si elle était adoptée, elle serait un nid à procès théologiques. La pompe des expressions : autorité souveraine des Ecritures en matière de foi, ne réussit pas à cacher votre embarras et vos dissidences. Entre vous il y a ce que vous appelez des abîmes. Vous n’avez pas pu déclarer que la Bible était la parole de Dieu, vous n’avez pas pu confesser d’un même cœur le dogme décisif de la théopneustie. Cette affirmation aurait coupé court à toutes les controverses et vous aurait dispensés de toute autre formule. C’était la confession de foi la plus simple et la plus pleine. Mais dès que vous êtes forcés par l’évidence de faire des distinctions dans la Bible, vous retombez dans le vague. Il peut être permis à ceux que vous accusez de sentimentalité, d’indéterminisme, de manquer de précision ; mais vous, qui prétendez définir, poser des barrières, prendre des précautions contre les écarts de la pensée et de la recherche personnelle, vous, qui voulez constituer un tribunal, établir une règle, du moins devez-vous parler net. Et si nous nous apercevons que plusieurs d’entre vous acceptent ces mots retentissants : autorité souveraine des Ecritures en matière de foi, tout en repoussant, comme une pieuse erreur du premier siècle, la croyance à la Parousie, pour ne pas citer d’autres articles de foi, nous sommes bien justifiés à soutenir que votre règle n’est pas claire et qu’avec moins de scrupules nous pourrions accepter cette formule en nous réservant, comme vous, d’éliminer tout ce qui uous paraît ou théologique ou simplement historique.
N’étant pas nette, claire, votre déclaration n’est pas populaire. Elle est trop habilement conçue et rédigée pour saisir les intelligences simples. On voit bien que des théologiens, et fort habiles, ont passé par là. Ce n’est pas en procédant ainsi que vous vengerez nos Églises protestantes du reproche que leur a adressé le docteur Dœllinger, d’être des Églises de docteurs.
Du reste, je m’en rapporte, sur ce point, à une excellente critique d’un journal qui ne vous est pas suspect, l’Église nouvelle, et qui relève avec beaucoup de sens l’embarras du simple fidèle renvoyé à la méditation de toutes les liturgies que vous visez pour découvrir le fond et la règle de sa foi et de son Église.
Le dirai-je ? je m’étonne de votre enthousiasme subit pour nos liturgies.
Hier encore, vous les dénonciez à la conscience de l’Église, comme entachées de pélagianisme, d’arianisme. Vous les accusiez d’infidélité et vous aviez raison, car les doctrines orthodoxes en ont été effacées et décolorées pour laisser la place à une inspiration socinienne. La subordination du Fils au Père y est accusée d’une manière qui ne peut pas se concilier avec le dogme de la divinité éternelle de Jésus ; et la liturgie du mariage ne craint pas d’inviter l’homme à mériter l’amour de Dieu. Aussi ne pouvons-nous voir dans cette faveur nouvelle de ces liturgies, naguère suspectes, qu’un mouvement habile pour mettre vos adversaires dans l’embarras ; elles ne sont pas votre véritable drapeau.
Enfin, votre formule n’est pas vivante. Elle n’est pas sortie toute frémissante des entrailles de l’Église et elle n’exprime pas la sève et la joie de la foi religieuse. C’est une œuvre combinée, une transaction habile, efficace, pour atteindre certaines tendances qui vous blessent, mais elle ne porte pas en elle la chaleur et la fécondité de la vie. Toutes les parties tendres, aimantes de l’Évangile y sont laissées dans l’ombre. Elle peut bien être un poteau, une borne pour marquer la frontière et pour exclure ; elle ne satisfera jamais les âmes religieuses, elle ne nourrira pas ceux qui ont faim de vérité, de pardon, de vie nouvelle; et si nous nous laissions aller à répondre à ces paroles qui nous accusaient de conduire les fidèles auprès des citernes crevassées, nous pourrions accuser votre déclaration de n’offrir à notre faim qu’une pierre au lieu de pain !
L’ecclésiologie libérale
Mais je désire ne pas me borner à critiquer votre œuvre : je préfère affirmer les principes qui nous sont communs avec mes amis. Nous sommes protestants, nous protestons contre les erreurs de l’Église catholique. Or, selon moi, l’erreur capitale du catholicisme c’est sa notion de l’Église. D’un moyen, il a fait le but ; il a été infidèle au grand principe proclamé par le Maître dans sa polémique contre le pharisaïsme : le sabbat a été fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat1. Comme sous tous les régimes despotiques et administratifs l’individu est sacrifié à l’institution, le fidèle semble n’avoir de mérite ni de raison d’être que l’Église. Elle a été divinisée, bien plus, déifiée ; elle est l’arche dans laquelle se réfugient tous ceux qui veulent échapper aux tempêtes et aux naufrages ; elle n’est plus une société, une association, un organisme qui, pour fonctionner, a besoin du concours de tous ses membres. L’Église s’est concentrée et absorbée dans ses corps hiérarchiques et finalement dans son chef, dans le souverain pontife. Les fidèles ne sont plus, à la lettre, qu’un troupeau, dressé, mené, sans responsabilité : ils n’ont plus le droit, le devoir d’examiner, de chercher, ils n’ont qu’à se courber docilement, à obéir, et la houlette qui les conduit est devenue un sceptre qui les frappe et les meurtrit. Ainsi le principe païen, qui sacrifie l’individu à la collectivité, à l’État, a repris possession de l’Église chrétienne ; et le catholicisme contemporain est la démonstration par l’absurde de la folie du système de l’autorité en matière de foi. Il en a mis au jour toutes les conséquences.
Tout autre est le principe protestant. Nos réformateurs qui avaient Dieu sensible à leur cœur, dans la fierté et la joie de leur foi ont proclamé que le chrétien était sacrificateur et roi, qu’il communiait directement et sans intermédiaire avec Dieu, recevant de l’esprit de Dieu, parlant à notre esprit2, l’assurance du pardon et les espérances éternelles. L’inspiration, les communications de Dieu ne sont pas réservées au corps sacerdotal, elles appartiennent à tout cœur pur ; dans sa conscience éclairée, pénétrée par l’esprit de Jésus, le chrétien cherche et trouve la loi vivante et intérieure, qui le conduit sans l’asservir à une autorité étrangère. Il est prêtre, offrant lui-même à Dieu son adoration et son obéissance ; il est roi, conservant avec un soin jaloux la souveraineté de sa conscience.
La Réforme n’a pas eu toujours dans ses symboles, dans ses confessions de foi une doctrine bien favorable à la liberté de la conscience ; elle ne l’a pas toujours respectée dans le conflit des opinions et des controverses ; mais elle a de fait affranchi l’individu de la tutelle de l’Église, de la société hiérarchique, elle lui a restitué ses droits en lui imposant le devoir de lire lui-même la Bible et d’y chercher l’assurance de son salut. En replaçant l’individu sous sa juridiction personnelle elle a proclamé l’indépendance et l’égalité de tous les chrétiens, au grand scandale de Bossuet, qui ne pouvait pas admettre qu’une vieille femme fût aussi apte qu’un évêque à comprendre la Bible.
En effet, cette égalité ne peut être acceptée que si les problèmes d’histoire et de théologie sont renvoyés aux hommes spéciaux et si le simple fidèle ne cherche dans la Bible que ce qui le touche, l’édifie, le nourrit, laissant tomber hors de ses prises tout ce qu’il ne peut s’assimiler, tout ce qu’il ne peut pas transformer en vie religieuse et morale.
Cette émancipation de l’individu, cette intervention de l’activité personnelle dans le soin de former la foi, entraîne des conséquences qui n’ont peut-être pas été entrevues par nos réformateurs, mais qui n’en sont pas moins réelles, inéluctables. L’Église, au nom de l’inspiration attribuée à ses représentants hiérarchiques, peut avoir la prétention d’embrasser la vérité tout entière et d’échapper à la faillibilité humaine ; elle est organisée, instituée pour cet office, pour préserver la vérité divine des atteintes humaines. Mais vous, protestants, qui confiez à chaque individu le devoir de saisir et de s’approprier la vérité qui le sauve, pouvez-vous attribuer à vos opinions personnelles, à celles d’une majorité, le caractère de l’absolu ? Qui peut se lever dans une assemblée protestante, individu ou majorité, et s’écrier : « J’ai toute la vérité ; hors de moi il n’y a que ténèbres et erreurs » ? Vous du moins, Messieurs, vous ne l’avez pas fait, car non seulement vous applaudissez aux progrès de la civilisation moderne qui reconnaît à l’hérétique le droit de cité dans l’État ; mais vous n’avez pas cru pouvoir accompagner votre déclaration de foi des anathèmes traditionnels contre les dissidents, vous n’avez pas suspendu sur leur tête la menace de la damnation. J’en loue votre charité ; je me réjouis de cet élargissement des cœurs ; mais je dois en tirer les conclusions légitimes.
Ce progrès, ce changement d’attitude à l’endroit de ceux qui s’éloignent de la foi de la majorité, ne peut s’expliquer que par le sentiment que la vérité proclamée n’est pas la vérité absolue et qu’elle n’a pas les caractères de l’évidence. Mais alors si vous reconnaissez que votre croyance ne possède pas la fixité, l’évidence de l’absolu, si vous reconnaissez qu’elle peut se compléter et se modifier, de quel droit l’imposer à l’Église, et vous exposer à produire un schisme, quand il suffirait de vous résigner à supporter des divergences, des contradictions, si vous voulez, pour conserver la paix ? Si vous ne revendiquez pas pour vos croyances l’absolu, force vous est d’avouer qu’elles sont limitées, corrigées, rectifiées, complétées par les croyances de vos frères ; et s’il n’y a plus d’abîme entre eux et vous, pourquoi leur imposer votre formule comme condition sine qua non de l’association ?
Les divergences, les oppositions sont inévitables sous le régime de la liberté sérieusement pratiquée ; et Vinet a montré excellemment que plus la sincérité et la culture de la vie morale se développeront, plus l’uniformité deviendra un non-sens et une tyrannie. D’un homme à l’autre, la vérité n’est une que dans le sentiment qu’on en a ; mais il y aurait autant de formules que d’esprits, si le langage pouvait s’y prêter, si la finesse de la conception égalait dans chacun la délicatesse de l’impression ! Il ne faut donc pas s’effrayer de la diversité, et la combattre ; bien au contraire : il faut la favoriser, car elle est la condition et la preuve de l’ennoblissement des individus, de l’intensité de leur vie religieuse, de la sincérité de leur pensée.
L’ordre et la prospérité de l’Église ne sont pas assurés par le silence et l’effacement des diversités ; l’Église la plus prospère sera celle où chacun pensera par lui-même et conservera, dans l’expression de sa foi, sa nuance et son individualité.
Réponse aux accusations d’individualisme
Aristote a dit, en combattant les théories chimériques et despotiques de Platon qui voulait réduire toutes les individualités au même type : « La cité se fait non d’hommes semblables mais d’hommes différents. » Combien cela est-il plus vrai encore pour la cité religieuse, qui ne peut fleurir que par le respect des consciences et où toute mesure coercitive est un attentat à la majesté de l’être spirituel !
Cette revendication des droits de l’individualité chrétienne ne rencontrera pas parmi vous, Messieurs, de contradicteurs directs : mais vous nous reprocherez de sacrifier un des éléments du problème, de ne nous attacher qu’à un seul côté de la question et de ne pas tenir compte de l’intérêt social. Avec ces principes, dites-vous, il n’y a plus d’association possible : l’individu doit rester isolé dans sa fierté jalouse.
Je ne conteste pas qu’il ne soit beaucoup plus facile de réunir les hommes sous la discipline de l’autorité. Seulement il est permis de se demander si cette méthode n’est pas appliquée avec assez d’éclat et de succès par l’Église catholique pour nous dispenser du souci de l’imiter ; et si nos origines, notre protestation ne nous imposent pas la tâche plus ardue et plus belle de faire la société religieuse par la liberté.
La nouveauté c’est de conserver l’unité en sauvegardant la liberté des intelligences. Recherchons, si vous le voulez bien, à quelles conditions le problème peut être résolu.
L’Église est une société religieuse chrétienne. La question donc qui s’impose à nous est bien celle-ci : Qu’est-ce-que la religion, qu’est-ce que le christianisme ?
Maine de Biran, qui n’était pas un esprit sans discipline, a écrit quelque part : « La religion est un sentiment de l’âme plutôt qu’une croyance de l’esprit ; la croyance est subordonnée au sentiment. C’est le sentiment et non pas une croyance quelconque qui peut devenir un principe d’action pour le peuple comme pour les individus. C’est ce qu’on ne veut pas voir. »
Sans doute ce sentiment se traduira dans des actes et se précisera par la parole, il produira une morale, un culte, une théologie ; mais sous peine de méconnaître les origines, les sources delà religion, il n’est pas permis d’affirmer que les rites, les actes de dévotion ou les dogmes constituent la religion ; et il est imprudent de confondre avec la réalité intérieure et primordiale l’expérience variable et éphémère de la foi.
Le dogme est secondaire
Le dogme en effet, la doctrine théologique, ne peut avoir qu’un caractère dérivé et secondaire ; il n’est pas nécessaire et universel ; il ne se développe que dans les esprits cultivés, habitués à réfléchir sur leurs expériences intérieures, et il ne peut pas nous être proposé comme la condition de la vie religieuse. On ne peut contester que le dogme, n’exerce une influence réelle, par un retour naturel, sur le sentiment religieux qu’il a la prétention d’exprimer, et la formule théologique n’est pas indifférente, bien s’en faut ; la vie religieuse a souvent été contrariée, étouffée par une théologie excessive qui violentait les faits ; mais le dogme n’a jamais enfanté la vie religieuse, il en est le fils.
Pour soutenir l’obligation d’une doctrine, d’une théologie, pour l’imposer à l’ensemble des fidèles, il faudrait établir qu’en dehors du dogme il n’y a pas de sentiment religieux, et que tous ceux qui souscrivent au dogme traditionnel sont des hommes de foi et de piété.
Je laisse de côté cette seconde thèse qui pourrait nous entraîner à une enquête délicate, dont les résultats seraient contestés et irritants ; je me contente de rappeler ce mot de Lessing : « Quand vous avez enfermé dans une cage un dogue furieux, avez-vous dompté sa férocité ? » Et quand vous aurez courbé les esprits sous le joug d’une même formule, quand vous aurez enfermé les électeurs, les prédicateurs dans les barrières de votre credo écourté, les aurez-vous armés pour la bataille de la vie, leur aurez-vous facilité ce perfectionnement moral sans lequel nul ne saurait voir Dieu3?
Je préfère vous demander si, l’histoire à la main, il est permis d’affirmer qu’au-delà des frontières du dogme la vie religieuse s’éteint, s’évanouit. Les exemples abondent dans le passé et autour de nous, d’hérétiques, d’hommes honnis ou chassés par leur Église, mis au ban de la chrétienté, pour des opinions malsonnantes et qui offrent à notre admiration un caractère moral d’une beauté chrétienne, qu’on ne peut contester sans commettre le péché contre le Saint-Esprit. Je n’en veux citer qu’un exemple.
Le célèbre et pieux pasteur Robertson disait à une dame qui lui exprimait son étonnement, et j’ai presque dit son horreur, de trouver sur sa table la Vie et la Correspondance de Channing : « Je serais bien content si la moitié de ceux qui proclament les droits héréditaires du Fils de Dieu à l’adoration, se prosternaient devant sa grandeur morale avec l’amour et l’enthousiasme d’un Channing. Soyez persuadée que si nous sommes admis dans le ciel, nous y trouverons le docteur Channing décrivant autour de la lumière centrale un orbite incommensurablement plus rapproché que le nôtre. »
Devant cette noble figure de Channing qui devient tous les jours plus populaire et plus vénérée sur le vieux continent, il est impossible de soutenir que le dogme de la divinité de Jésus est nécessaire pour éveiller dans les âmes un sentiment d’amour, de respect, d’enthousiasme pour le Fils de l’homme. Le dogme peut être une armure de combat pour protéger notre pensée et repousser les assaillants ; il n’est pas la réalité même de la vie religieuse. Il sera, si vous le voulez, le rocher derrière lequel s’abrite la fleur délicate du sentiment religieux, mais il n’est pas la racine qui plonge dans le sol fécond et lui emprunte les sucs dont la plante se nourrit.
Réponse aux accusations de sentimentalisme
Le caractère et l’origine de la religion étant rappelés, nous ne faisons pas difficulté de reconnaître que la religion chrétienne, ou, pour prendre l’expression plus abstraite et plus commune, le christianisme, n’est pas une vague sentimentalité qui peut se rencontrer dans tous les siècles. Non, le sentiment religieux a reçu de Jésus une marque, une détermination particulière qui lui a donné une beauté et une force étrangères à toutes les autres religions. Nous nous accordons tous à protester contre l’Église qui tend à réduire le christianisme à une succession d’actes pieux, à une pratique ritualiste ; mais le christianisme n’est pas davantage une série de formules, de dogmes ; il est un nouvel état de lame humaine, dans ses relations avec Dieu ; et toutes les expressions dont le Maître s’est servi pour désigner son œuvre, levain, souffle, feu, germe, nous éloignent de l’idée d’une théologie toute faite pour nous rattacher à l’action d’un principe plus profond, plus intime.
Le professeur Scholten, de Leyde, a répondu d’une manière parfaitement nette à cette question, si tristement obscurcie par un respect superstitieux : Qu’est-ce que le christianisme ? « Si quelqu’un vous demandait si la philosophie de Socrate est le néoplatonisme ou la philosophie de Platon, ou bien une apothéose de la personne de Socrate, que répondriez-vous ? La philosophie de Socrate c’est la philosophie de Socrate. Eh bien, la religion chrétienne, comme l’a dit Lessing, n’est pas autre chose que la religion que Jésus a enseignée et qu’il a réalisée dans sa vie et par sa mort. »
Cette religion que Jésus a enseignée et qu’il a incarnée dans sa vie, dans son caractère, mon ami, M. Colani, la définissait l’autre jour « un sentiment de joyeuse confiance que l’homme, quoique pécheur, éprouve pour notre Père céleste. » Voilà ce qui fait le chrétien, le disciple de Jésus ; et par conséquent, celui qui partage ce sentiment est membre de l’Eglise chrétienne ; il a l’esprit de Jésus et il lui appartient4.
Rappelez-vous, Messieurs, les conditions que le Maître lui-même a posées, dans le sermon sur la montagne, pour entrer dans son royaume, pour s’associer à son œuvre et mériter d’être son disciple. Tandis que pour entrer dans une association industrielle il faut établir qu’on a des capitaux nécessaires, et que pour être admis dans une académie il faut posséder certains titres scientifiques, pour être membre du royaume de Dieu, pour s’associer à l’œuvre de Jésus, être reconnu son disciple, le Maître ne requiert pas de nous une certaine perfection, une certaine conformité doctrinale, il nous demande, non des titres de possession, mais un sentiment de pauvreté, des aspirations, des besoins, la faim et la soif de la justice, de la perfection ; la douleur, la honte du mal ; le dévouement et la joie du sacrifice.
Il ressort de ces Béatitudes que, dans la pensée de Jésus, ceux-là sont ses disciples et forment sa compagnie, son Église, qui répondent à l’appel héroïque qu’il jette à l’humanité et qui veulent travailler en commun à devenir parfaits comme notre Père qui est dans le ciel5.
Il ne vous suffit pas, je le sais, que l’accord soit fait sur l’enseignement de Jésus, sur le fond de l’Évangile, sur le but de la piété ; vous ne pouvez pas admettre que la question reste ouverte sur la nature de Jésus, vous ne voulez pas permettre que le oui et le non, comme vous dites, soit enseigné sur ce point, et vous demandez que le Maître soit le Christ biblique.
Doutes sur le Nouveau Testament
Je n’insiste pas sur ce besoin inquiet d’avoir une doctrine arrêtée sur la personne du fondateur de notre religion, comme si son enseignement ne portait pas avec lui ses titres de divinité, ses marques intérieures de vérité. Je retrouve dans cette préoccupation une des faiblesses de notre esprit français toujours enclin au formalisme, prompt à juger les choses par le pavillon qui les couvre, au lieu de se donner la peine de les éprouver, de les juger en elles-mêmes et d’après leur vertu propre.
Mais est-il permis de parler d’un Christ biblique, comme si l’enseignement du Nouveau Testament était identique et uniforme ? N’est-il pas constant qu’il y a au moins trois grandes solutions sur ce problème et que les différents auteurs du Nouveau Testament ont essayé des conceptions différentes pour expliquer la grandeur morale de Jésus et son rôle dans l’histoire ? Depuis l’homme approuvé de Dieu, le prophète puissant en paroles et en œuvres6 du livre des Actes et du troisième évangile, jusqu’au second Adam, à l’homme prototype et préexistant de saint Paul7, jusqu’à la théorie du Verbe incréé du quatrième évangile8, sans parler de la Trinité dont le nom et la formule n’appartiennent pas à l’âge apostolique, n’y a-t-il pas une diversité manifeste, et ce Christ biblique, qu’on veut opposer aux opinions différentes qui se produisent au sein de nos Églises, n’est-il pas une fiction protégée par l’ignorance ou par une lecture prévenue des textes ?
Le châtiment de cette tendance dogmatique qui ne veut pas se contenter de l’enseignement de Jésus, c’est d’être forcée d’aller chercher dans les épîtres, dans l’œuvre des disciples et bien au-delà dans le travail des théologiens byzantins, de quoi compléter et parachever l’Évangile. Vous êtes condamnés à trouver des lacunes dans le sermon sur la montagne, dans les paraboles ; et dans l’ardeur de la polémique, vous êtes bientôt conduits à soutenir qu’on ne trouve là qu’une sorte de judaïsme et que l’originalité chrétienne y fait défaut. Voilà où vous pousse cette fureur de dogmatisme. Les propres paroles de Jésus n’ont pas assez de chaleur et de lumière, si elles ne sont pas soutenues par l’auréole que les disciples ont mise au front du Maître, et nos docteurs exigent des hommes de ce temps la profession de doctrines, l’adhésion à des faits qu’ignoraient ces âmes naïves auxquelles le Sauveur communiquait l’assurance et la joie du pardon.
Pour soutenir votre théorie sur la personne du Christ, vous insistez sur les miracles que la tradition lui attribue, et vous déployez beaucoup de zèle pour repousser les résultats de la critique. Hélas ! le jour où on discute les miracles, ils ont disparu. (Vives protestations à droite.) Le miracle est le fils de la foi. Toutes les fois qu’on entasse des arguments pour les défendre, on soulève des doutes, on ouvre une enquête et la bataille est perdue, car l’ennemi est déjà dans la place, et on ne réussit pas à l’en chasser.
Il y a trente ans déjà, une pieuse femme disait à son fils, en sortant d’un sermon où le prédicateur, d’une orthodoxie irréprochable, avait essayé de démontrer la réalité de la résurrection corporelle de Jésus : « Est-ce que notre Seigneur ne serait pas ressuscité, que M. X… s’est donné tant de peine pour le prouver ? » (Rires à gauche.)
Le défenseur du christianisme qui s’aventure sur ce terrain fait l’œuvre la plus périlleuse : il ébranle ce qu’il veut consolider. Au fond, tous ceux qui ont possédé la plénitude de la foi ne se sont pas arrêtés à discuter la réalité des faits matériels, symbole ou histoire, ils ont dégagé la pensée, l’esprit, la flamme religieuse ; ils ont brisé l’écorce pour savourer le fruit. Luther, qui ne marchandait pas le miraculeux, et qui croyait même à des miracles diaboliques, écrivait cependant à propos des miracles matériels ces paroles pleines d’un grand sens et d’une, haute spiritualité : « Ils sont bien mesquins et presque puérils en face des vrais grands miracles spirituels que le Christ accomplit sans interruption dans la chrétienté ; ils étaient destinés, dans les premiers temps, aux païens pour les attirer, les amorcer, comme l’on offre aux enfants des pommes et des poires brillantes. » Voilà le langage d’un croyant qui a le sentiment des réalités spirituelles, qui trouve dans son expérience intime les témoignages toujours renouvelés de l’action de Dieu, et qui n’est pas réduit, par stérilité religieuse, à chercher la main de Dieu dans le bouleversement du monde extérieur.
Cette inquiétude, cette surveillance jalouse à l’endroit du miracle est toujours un signe d’alanguissement dans la vie religieuse, et la critique n’est suspecte qu’à ceux qui n’ont pas dans leur cœur le témoignage de l’Esprit saint.
Contre la résurrection du Christ
Entre tous les faits de l’histoire de Jésus, il en est un plus éclatant que tous les autres, solennisé par une grande fête, et sur lequel la fondation de l’Église paraît reposer. Vous avez tous compris que je voulais parler de la résurrection.
Si la charité, qui ne soupçonne pas le mal et qui cherche à pénétrer honnêtement dans la pensée de nos contradicteurs, avait inspiré plus souvent nos controverses théologiques, nous n’aurions pas eu le triste spectacle de cette passion de dénoncer qui, pour remporter une victoire plus prompte et discréditer l’adversaire, ne se donnait pas la peine de comprendre son point de vue et le dénaturait. C’est ainsi qu’on n’a pas craint d’écrire, dans un journal religieux, que ceux d’entre nous qui n’admettaient pas la réalité de la résurrection matérielle, fêtaient, le jour de Pâques, le renouveau de la nature !
Le mot français résurrection peut éveiller dans l’esprit des images que le grec n’appelle pas. Ἀνάστασις ne signifie pas que le corps réduit à l’état de cadavre reprend vie, se redresse hors du tombeau et rentre dans la sphère de son activité, tel qu’il était avant de descendre dans la tombe. Ce mot grec signifie le passage, l’élévation à une vie supérieure : dans la pensée de saint Paul, la résurrection désigne la sortie du Shéol, de cet empire souterrain où étaient rassemblés tous les morts, et l’entrée dans le paradis, dans le ciel. Cette doctrine de saint Paul est l’application de la parole au bon larron : « Aujourd’hui tu seras en paradis avec moi9 » ; c’est un progrès sur la pensée juive, qui retenait dans le royaume des ombres tous les morts jusqu’au jour du jugement. Cette élévation de Jésus dans une économie supérieure n’est pas un privilège exclusif, personnel ; saint Paul enseigne que Christ est les prémices de ceux qui meurent, et j’ai entendu avec surprise un orateur préoccupé de grandir le Maître et de le distinguer de notre destin, affirmer que nous restions dans le tombeau en attendant le jour de la résurrection et du jugement universel. Je ne puis, je l’avoue, me contenter de cet avenir si voilé ; je tiens cette doctrine pour un reste de ce judaïsme si sobre sur les destinées éternelles de l’homme, et je déclare que ma conscience chrétienne est froissée, que mon cœur se serre quand je lis sur une tombe ces mots tout empreints d’un étrange matérialisme : « Ci-gît X…, dans l’attente de la résurrection. » Non, là, sous cette froide pierre, il n’y a qu’un organisme usé, inutile, mais l’esprit continue plus haut, plus près de Dieu, une vie qui ne dépend pas du corps terrestre. Dans nos deuils, pour apaiser la douleur des séparations, j’aime à répéter la parole du Christ sur la croix et à chercher en Dieu ceux qui sont vivants, au lieu de concentrer nos regards sur l’empire des morts pour attendre avec angoisse que les corps sortent du tombeau.
Le passage qu’on aime à nous opposer, comme une réfutation écrasante, « si Christ n’est pas ressuscité notre foi est vaine10 », n’est pas une démonstration de la réalité de la résurrection corporelle de Christ. Si Christ n’est pas ressuscité, c’est-à-dire s’il n’est pas sorti du Shéol, il n’y a pas de résurrection pour nous, il n’y a pas de félicité, de vie lumineuse et épanouie. (Murmures et dénégations à droite.) L’homme reste dans un état plus voisin du sommeil que de l’activité joyeuse, notre foi est vaine, nous sommes condamnés à ces mornes perspectives qui s’ouvraient devant le juif ; nous ne pouvons nous consoler, nous réjouir par la contemplation d’une vie supérieure plus belle, où tout se transfigure et s’épanouit ; nous restons enveloppés dans le froid et la brume de nos horizons fermés. Ce passage n’exprime au fond que la pensée formulée en d’autres termes par le même apôtre : « Si nous n’avions d’espérance en Christ que pour cette vie seulement, nous serions les plus misérables de tous les hommes11. »
En résumé, nous affirmons la permanence, la perpétuité de la vie de l’esprit, de la vie personnelle, et notre dissentiment se réduit à ce seul et unique point : Quel a été le sort du cadavre de Jésus ? (Murmures à droite.) Évidemment il n’y a pas là un intérêt vital, et jamais on ne pourra persuader que le développement de la vie religieuse, que la foi de l’individu et le salut de l’Église dépendent du sort que l’on attribue au cadavre du Crucifié.
Le synode doit s’en tenir à l’essentiel
Quand on prétend exprimer la foi de l’Église, d’une association où tous les membres sont appelés à une pensée indépendante et sincère, il est sage de se borner à ce qui est vraiment vital, de se placer au-dessus des dogmes qui passent et finissent, et de voir les choses sous le rayon de l’éternel ; il est prudent de rechercher avant tout et de proposer à nos semblables les sentiments que nous souhaiterons posséder au jour où nous rendrons compte à Dieu de notre conduite. Nous présenterons-nous devant lui pour nous glorifier d’avoir maintenu la confession de foi ou la liturgie ? Non, nous n’aurons qu’un seul sentiment dans le cœur : « Père, aie pitié de moi, qui suis pécheur12. » Eh bien, n’accordons pas à des questions de critique historique ou de théologie une importance qui s’évanouit comme un mauvais rêve, sous la lumière plus éclatante des réalités étemelles.
Messieurs, si nous n’avions rien de commun avec vous, si nos affirmations étaient opposées et contradictoires comme le oui et le non, nous n’hésiterions pas à réclamer la séparation. Mais nous avons le sentiment que, sous des formules diverses, nous avons un fond commun et que chacun, dans les vases de terre de nos opinions, nous avons le parfum chrétien. Comme vous sentez et déclarez que vous êtes en communion avec les réformateurs, avec la confession de la Rochelle, parce que tout en abandonnant des formules qui ne peuvent plus se concilier avec l’état intellectuel de ce temps, vous prétendez conserver l’esprit chrétien de ces grands témoins de la vérité, nous aussi, pratiquant la même méthode et séparant le bon grain, la parole de vie, de la balle qui s’envole, de vos doctrines éphémères, nous avons la conscience que la substance, la sève de notre piété est la même que la vôtre.
Vraiment, à entendre parfois la vivacité de la polémique, on croirait que nous ne poursuivons pas le même idéal. Messieurs, ne nous laissons pas entraîner à des excès de paroles. Comment ! Adorer le Dieu esprit et vérité, le Dieu amour, notre père céleste, le père de l’enfant prodigue, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie13, s’unir à lui par la confiance d’un fils pour son père, par l’obéissance, par la prière et par le perfectionnement constant ; s’inspirer, s’enthousiasmer des paroles, de l’exemple de Jésus, le proclamer notre chef, notre initiateur, notre sauveur ; éclairer, adoucir les douleurs de cette vie par l’espérance glorieuse de l’éternité, n’est-ce donc avoir rien de commun ? Est-ce avoir sacrifié tous les objets de la foi, de la vie religieuse ? Est-ce là se perdre dans un vague sentimentalisme ? N’y a-t-il pas dans ces principes, dans ces aspirations, dans cette foi un lien commun, vivant, durable ? N’est-ce pas l’unité de l’esprit14 que saint Paul revendiquait pour les Églises de son temps ? Que voulez-vous communiquer de plus et de meilleur aux âmes ? Quand vous aurez persuadé les hommes de l’amour que le Père a eu pour nous, quand vous aurez allumé dans leur cœur l’amour pour leurs semblables, que voulez-vous de plus pour en faire des hommes pieux, des chrétiens ? Est-ce que les apôtres imposaient un credo plus complet, plus précis aux foules que leur prédication attirait ? Non ; ils baptisaient, ils admettaient dans l’Église, qui ? tous ceux qui proclamaient Jésus le Christ, le Roi15. Certes, tous n’avaient pas des idées très claires, très exactes sur le sens et la portée de cette royauté. Plusieurs la comprenaient d’une manière bien charnelle et étouffaient la royauté spirituelle du fils de l’homme sous la couronne d’un roi d’Israël et d’un rival du César romain. N’importe, ils s’attachaient à Jésus, et ils n’ont pas été repoussés pour ces espérances trop terrestres, parce qu’un instinct divin avertissait les apôtres que l’amour pour Jésus transformerait ces âmes et les purifierait progressivement de toutes leurs erreurs sur son caractère et sa mission. Et le Maître lui-même, quand il a réhabilité son disciple, quand il l’a sacré en quelque sorte apôtre, pasteur des âmes, lui a-t-il demandé une adhésion complète à un credo dogmatique ou à tous les accidents de sa vie ? Simon, fils de Jona, m’aimes-tu16? Voilà la seule question de Jésus pour conférer à son disciple tombé l’apostolat ! Pourquoi demanderions-nous autre chose à ceux qui veulent former la société chrétienne, l’Église ?
Les mœurs communes fédèrent l’Église
Ces conditions morales, spirituelles, nécessaires, pour faire partie de la société chrétienne, vous pouvez, vous devez les proclamer, les rappeler sur le seuil de l’Église à ceux qui veulent entrer ; mais vous ne pouvez pas établir d’une manière officielle, positive, que tel individu les remplit : vous avez renoncé à la discipline des mœurs et vous vous en rapportez à la conscience de l’individu. Eh bien, soyez conséquents, et puisque vous ne voulez plus dresser un tribunal pour y faire comparaître tous ceux qui sont coupables de violations grossières de la loi morale ou suspects de mondanité, reconnaissez que les temps sont changés, que le fidèle est devenu majeur, et ne tentez pas de courber et d’asservir les intelligences, car vous courriez le risque de devenir les complices de l’abaissement moral, en ouvrant plus volontiers l’Église aux cœurs lâches et aux consciences faciles qu’à ceux qui n’ont pas les opinions de la majorité. Calvin, du moins, ne connaissait pas ces accommodements : l’homme tout entier lui appartenait, pensée et conduite ; et si le législateur de Genève ne s’inclinait pas devant la responsabilité et la souveraineté de l’individu, il ne trahissait pas les intérêts de sainteté, et il poursuivait les désordres moraux avec autant de rigueur que l’hérésie. Mais nous qui ne pouvons plus ouvrir des enquêtes sur la conduite des fidèles et qui ne pouvons pas prendre en main la direction de leur conduite, prenons garde de favoriser les mœurs relâchées de notre temps, en brisant un des ressorts de la vie morale, l’indépendance et l’ardeur de la recherche personnelle. L’hérésie qui nous menace, croyez-le, c’est celle qui condamne l’intelligence au jeûne, aux macérations et débride les appétits ; et l’alliance la plus funeste à la religion serait celle des sophistes frivoles qui sacrifient volontiers la fierté de la vie de l’esprit à un dogmatisme étroit et indulgent dans la pratique aux instincts inférieurs.
Ne vous hâtez pas, Messieurs, d’affirmer que cette unité morale ne suffit pas. C’est elle qui a constitué ces Églises primitives, le berceau de notre vie religieuse. Ces Églises portaient dans leur sein bien des différences et des oppositions ; les controverses y étaient ardentes, la lutte entre le parti judéo-chrétien et les pauliniens n’était pas moins passionnée que les controverses de nos jours et l’opposition des idées, des points de vue, était tout aussi radicale ; mais le tact des apôtres et leur grand cœur surent préserver ces jeunes communautés de déchirements funestes, et sans imposer silence aux discussions, sans sacrifier la vérité, sans engager l’avenir par des décisions irrévocables, ils maintinrent l’union, laissant au temps le soin de pacifier et de réconcilier ces oppositions de tendances. Bien des Églises de notre temps sont fidèles à cette tradition de support et de foi, et elles n’en sont pas moins prospères. L’Église du canton de Zurich a sanctionné l’usage de liturgies différentes, les unes inspirées par les croyances supranaturalistes, les autres débarrassées de l’élément surnaturel ; l’Église de Hollande, fidèle à son principe d’indépendance et de liberté, considère les liturgies comme un cadre du culte public, et n’impose pas même une formule identique pour l’administration du baptême ; enfin l’Église anglicane, qui se relève de son affaissement et reprend en Angleterre la tète du mouvement religieux, renferme dans son sein les nuances les plus tranchées, depuis ces ritualistes qui touchent au catholicisme et à la messe, jusqu’à ces nobles esprits qui, par leurs Essays, ont ouvert des voies nouvelles à la pensée de leurs contemporains. Il n’est donc pas permis d’appliquer aux Églises, qui laissent les différentes tendances théologiques se produire librement, la prophétie : « Tout royaume divisé doit périr17. » Non, l’agent le plus efficace de la dissolution des Églises, croyez-le, ce n’est pas la liberté théologique avec ses excès et ses imprudences, c’est bien plutôt ce marasme intellectuel qui se développe sous le règne d’un credo imposé pour réduire toutes les dissidences et mettre un frein à la pensée !
Vers une définition sociologique de l’Église
À cette liberté théologique que nous revendiquons pour les Églises protestantes, on fait souvent une objection qui embarrasse certains esprits : « Votre Église est une Babel où toutes les opinions, ou toutes les langues se font entendre, et vous ne pouvez pas répondre à tous ceux qui vous demandent : Que croit votre Église ? » J’insiste d’abord, Messieurs, sur cette observation que la question suppose une notion de l’Église qui n’est pas correcte. L’Église n’est pas une société qui puisse exister et vivre en dehors des membres qui constituent et expriment son état réel ; l’Église protestante n’est et ne peut être que ce que la font à chaque moment de la durée les membres qui la composent ; elle n’est pas un cadre formé dans lequel sont comprimés un certain nombre d’individus ; elle est un organisme, dont la santé et les fonctions dépendent de l’état des différents membres.
De plus, ne l’oublions pas, l’Église n’est pas une école de théologie, une académie, un lieu où l’on façonne les intelligences, où l’on fabrique des manières de penser ; elle poursuit un but moral religieux, qui lui imprime son vrai caractère et marque sa mission. L’Église est l’association de ceux qui veulent adorer Dieu qui est perfection, et s’élever à sa ressemblance; et son excellence consiste à faire agir ensemble des personnes.qui pensent différemment. Nos symboles et nos confessions de foi appellent l’Église l’assemblée des saints, des fidèles, des rachetés, la compagnie des fidèles, la société des âmes qui cherchent la paix, la joie du pardon par la même méthode ; et chercher la marque distinctive du fidèle, du membre de l’Église dans la signature mise au bas d’un résumé doctrinal, ce n’est ni évangélique ni protestant.
À la place de cette question : « Que croit votre Église ? » demandez-nous : « Quel est le lien social entre tous ceux qui composent votre Église ? » et la réponse sera aisée. Tout ceux qui font partie de notre Église ont le même désir de s’unir à Dieu notre Père céleste par la même méthode de vie morale, et ils s’inspirent des paroles et de l’exemple de Jésus, celui qui a exprimé et réalisé, sous la forme la plus parfaite, la religion de l’esprit, de l’amour.
Les libéraux, vrais garants de l’unité de l’Église
C’est en vain, Messieurs, que vous essayez de creuser des abîmes, d’opposer doctrines à doctrines, de soutenir qu’elles sont opposées et contraires comme le jour et la nuit, nous sommes plus un que divers, nous avons un même esprit. Éloignons-nous par la pensée de cette arène théologique où nous prenons pour des montagnes des nuages de poussière que soulève l’ardeur de la lutte : écoutez ce que disent ou pensent ceux qui ne sont pas engagés directement dans le débat, et qui jugent sur une vue d’ensemble, par une sorte d’intuition.
Malgré vos avances, les représentants les plus illustres du principe d’autorité nous enveloppent tous dans la même réprobation. Le père Lacordaire s’écriait dans la chaire de Notre-Dame que « le protestantisme n’était pas une hérésie ordinaire, qu’il ne niait pas un dogme particulier, mais l’autorité même » ; et Joseph de Maistre avant lui avait écrit que le dogme insensé et fondamental du protestantisme, c’était le jugement particulier. Vous pouvez, en conférant à ce synode une autorité doctrinale, commettre une inconséquence, mais tant que vous confierez le soin de lire et d’interpréter la Bible à la conscience du fidèle, vous serez des hérétiques dangereux pour la cour de Rome.
D’autre part, le peuple protestant, dans nos vieilles Églises du Midi, là où les populations sont trop nombreuses, trop concentrées, pour être dominées par une coterie, le peuple protestant ne comprend pas ces transactions avec le principe de la Réforme, et il ne voit que des trahisons dans ces tentatives de réduire les dissidences d’opinion par des coups d’autorité. Jamais vous ne lui persuaderez qu’il y a dans notre Église deux religions en lutte. N’étant pas théologien, il n’entre pas dans le détail des controverses dogmatiques, il prend son bien partout où il le trouve, il accourt en foule auprès de prédicateurs de nuances bien opposées et il sait trouver dans ces prédications, qu’on dit contradictoires, l’édification et la flamme de la vie spirituelle.
Conservons cet esprit et ne déchirons pas notre Église sous prétexte de fidélité à une doctrine particulière : ne cédons pas à cette faiblesse des caractères irritables qui, sous le coup des blessures ou des difficultés de la vie, exagèrent, enveniment les griefs qu’ils peuvent faire valoir contre leurs associés. Transportons-nous par la pensée à quelques années en avant, et quand le bruit de nos controverses se sera évanoui, comme celui des luttes du passé sur la grâce, la prédestination ou la Cène, nous verrons fleurir cette paix et cette unité que nous sommes tentés dans notre impatience de déclarer impossible.
Il y a vingt-cinq ans18 on entendait les mêmes plaintes ; on prétendait qu’il n’y avait rien de commun entre les hommes de ce temps, qu’ils n’étaient réunis que par leur lien avec l’État ; et voici que ces hommes qu’on mettait au ban de l’Église, on est pris aujourd’hui pour eux d’un respect rétrospectif ; vous vous plaisez à parer les tombeaux de nos pères qui dans les jours de leur ministère actif étaient attaqués, dénoncés comme trahissant l’Évangile, et dont nous avons recueilli au foyer de la famille les saintes douleurs. Vous déclarez hautement qu’avec eux vous feriez l’Église. Il est vrai, vous venez prendre place dans leur campement ; vous vous contentez du côté historique du symbole des apôtres dont vous attaquiez il y a quelques années la sécheresse, l’aridité religieuse ; c’est une preuve éclatante du progrès des esprits et ce devrait être une invitation au support et à la patience.
Mais en vous engageant sur le terrain où ils vous avaient proposé l’union, vous apportez un esprit qu’ils condamnaient, le besoin d’expulser, de retrancher et d’immobiliser. Aussi, malgré les conclusions différentes auxquelles nous avons été conduits sur certains points par les derniers travaux de la science, nous nous sentons en pleine communion avec eux, car jamais ils ne nous ont dit : « Tu t’arrêteras là, à cette borne que j’ai élevée. » Avec la fermeté du protestant et l’ambition d’un père, ils nous ont inspiré le désir de continuer leur œuvre et de faire mieux qu’eux. Oui, nous sommes en communion avec eux parce que nous avons bâti sur le fondement qu’ils nous avaient désigné, la conscience chrétienne.
Messieurs, si vous voulez décréter la foi, établir le système préventif, élever l’Église au-dessus des fidèles qui la composent, si vous voulez faire de l’autorité, prendre vos sûretés contre la science, vous êtes devancés par le concile du Vatican ; et vous ne pourrez pas donner à votre Église la majesté et le grand air des ruines de Rome. Ce qui est nouveau, original, ce qui peut être bienfaisant au milieu de cette génération, c’est une Église large, humaine, qui supporte toutes les divergences, qui a foi dans la vérité, dans l’esprit de Dieu parlant à l’esprit de l’homme. Si vous voulez avoir votre jour, offrir un asile à l’humanité fatiguée de ce christianisme rituel ou dogmatique qui lui semble un obstacle à la civilisation, faites l’Église de la liberté, de l’amour, l’Église qui unit, qui rapproche au lieu de diviser. La France est détachée des croyances catholiques, mais elle n’est pas affranchie de la méthode catholique ; donnez-lui une grande leçon de largeur et de support ; guérissez-la, par votre respect de la conscience, de cette passion de l’absolu qui déchaîne un fanatisme sauvage sur les ruines mêmes des Églises. Voilà quelle est la mission de notre Église : il n’en est pas de plus belle. Ne repoussons personne. Ne mutilons pas ce qui existe et prenons pour devise ce mot de Zwingli : Credo unam esse Ecclesiam eorum qui eumdem habent spiritum per quem certi redduntur quod veri filii familiæ dei sunt. « Je crois que tous ceux-là forment une seule Église, qui ont le même esprit, qui sont assurés d’être les vrais fils de la famille de Dieu. » (Applaudissements prolongés à gauche.)
Illustration de couverture : Claude Monet, Le Grand quai au Havre, huile sur toile, 1874 (Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage).
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