La dixième séance du synode général (17 juin 1872) s’ouvre par le plaidoyer bref et percutant d’Auguste Pernessin que nous avons publié au début de cette série d’articles. Les trois brèves prises de parole suivantes (un libéral, Ariste Viguié, puis un orthodoxe, Émilien Brossard, et enfin une rectification du modérateur du synode, Charles Bastie) entendent prolonger, un peu plus calmement, la discussion sur la légitimité et les possibles conséquences de l’adoption d’une confession de foi qui obligerait l’Église.
Jean Ariste Viguié (1827-1880) est pasteur et président du consistoire de Nîmes ; après le synode, Jules Ferry l’imposera comme professeur d’homilétique à la faculté de théologie protestante de Paris, et il finira sa carrière pastorale à l’Oratoire du Louvre. Émilien Benoît Daniel Frossard (1802-1881) est pasteur à Bagnères-de-Bigorre, c’est aussi le doyen d’âge du synode. Nous citons comme de coutume l’édition du pasteur Bersier (Histoire du synode général…, t. 1, pp. 206-212).
M. Viguié. — Nous avons tous ici, Messieurs, les plus graves préoccupations, et dans ce débat je veux avant tout dégager ma responsabilité. Je vous demande votre bienveillante attention ; j’oserai dire que j’y ai quelques droits, car depuis vingt ans je vis au milieu de nos grandes agglomérations protestantes du Midi, je connais leurs idées, leurs aspirations, leurs vœux ; je réagirai d’ailleurs contre tous les entraînements oratoires afin de ne point passionner la discussion.
Je rends hommage aux intentions de la majorité de cette assemblée1. Non, ce n’est pas de gaieté de cœur que vous avez soulevé cette question redoutable, et je m’efforce de comprendre vos douloureuses préoccupations.
Que voulez-vous faire? Une épuration dans l’Église. (Dénégations à droite.) C’est là ce que vous voulez faire. Eh bien ! laissez-moi vous le dire, vous avez tort. Vous vous substituez à la nature des choses. L’Église est un organisme vivant. Or, il est dans la nature de tout corps organisé d’expulser avec le temps tous les éléments qui lui sont étrangers. Laissez le temps agir et ce travail se fera de lui-même. Est-ce qu’il ne s’est pas accompli en nous tous ? Ne sommes-nous pas dans un moment de crise ? N’avons-nous pas traversé des heures où nous nous demandions si nous devions rester dans l’Église ou la quitter ? Eh bien ! il y en a qui, à l’issue de cette crise, sont sortis de l’Église ; ils l’ont fait le sachant et le voulant, ils se sont exclus eux-mêmes.
Nous, nous sommes restés, et je ne m’abaisserai pas à dire que ce n’est pas par intérêt. Parmi ceux qui restent avec nous, il y en a dont les idées, parfois aventureuses, nous font de la peine, et contre lesquels nous avons à réagir. Je citerai un seul nom qui a été plusieurs fois prononcé, celui de M. Pécaut que j’appelle mon ami, mieux que cela mon frère dans le sentiment du péché, dans l’obéissance au devoir, dans la recherche de l’idéal chrétien. Eh bien ! vous semblez nous dire : « Sacrifiez cet homme (Dénégations à droite.) et nous vous laisserons tranquilles. » Nous ne pouvons accepter ce conseil. En frappant M. Pécaut vous me frappez moi-même. (Approbation à gauche.)
Vous faites donc une œuvre inutile, et j’ajoute que vous faites une œuvre dangereuse. Vous avez dit qu’il y a ici deux religions. C’est une erreur qui vous mènera plus loin que vous ne pensez. Il n’y a en réalité ici que deux tendances dans la même religion. Vous avez parlé des deux principes constitutifs du protestantisme, l’autorité des Écritures et le salut par la foi. Or, pouvez-vous dire que le parti libéral les méconnaisse ? Il les accepte comme vous, en les expliquant. Parmi vous il y a des théopneustes stricts. Je le sais, mais à côté, il y a des hommes qui pensent que la Bible renferme la parole de Dieu ; c’est là ce que nous croyons nous-mêmes. La différence n’est donc que dans le degré. Il n’y a pas là deux religions.
Même remarque pour la justification par la foi. Quoi ! n’est-ce pas le principe même du spiritualisme, du subjectivisme? Au lieu de placer le salut en dehors de l’homme dans les œuvres, les cérémonies, les pratiques, on le place dans son âme, et on fait de lui le juge de son propre état.
Eh bien ! à mon avis, la Réforme n’a qu’un principe qui est celui-ci : la conscience individuelle saisissant Jésus-Christ. Or, quelque paradoxal que cela semble, j’ose affirmer que ce principe individuel s’accuse tout spécialement dans les confessions de foi. En voulez-vous la preuve? Dans notre réforme française il y a eu jusqu’à trente-trois confessions de foi, sans compter les consensus. Cela veut dire que chacun sentait comme individu le besoin d’exprimer sa foi. Donc, si ce synode avait publié deux ou trois professions de foi diverses et simultanées, il serait resté fidèle à l’esprit protestant.
J’en viens à la confession de foi de la Rochelle et j’y retrouve affirmé ce droit de la conscience individuelle. En effet, cette confession proclame l’autorité des saintes Écritures, mais sur quoi la fait-elle reposer ? Sur le témoignage de la conscience. (Dénégations à droite : Il y a autre chose! Lisez l’article.) Si j’avais le loisir je montrerais que toute notre théologie a été déterminée par là, que Dieu a été conçu surtout comme l’idéal moral, suprême expression de notre conscience subjective. Donc, à cet égard encore, nous sommes fidèles aux traditions de nos pères, et nous ne représentons pas une autre religion. Eh quoi ! aimer, croire, suivre Jésus-Christ, n’est-ce pas être chrétien ?
Nous sommes de la même Église : une Église c’est une famille, or nous avons les mêmes souvenirs dans le passé, la même espérance vers l’avenir, le même chemin à suivre entre le catholicisme et l’incrédulité. Vous voulez nier cette unité en nous séparant par la profession de foi que vous voulez nous imposer. Je dis nous imposer, car à moins que vous la déclariez non obligatoire, elle nous sera imposée, et cela par un coup de majorité, par une majorité qu’un déplacement de six voix suffirait à changer. (Très bien ! à gauche.) Vous ne pouvez pas user de cette majorité. Ne dites pas que c’est votre droit, car il faudrait vous rappeler cet adage des Romains : Summum jus, summa injuria, et la parole du Maître : « Si votre justice ne dépasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux2. » Pour nous, nous n’immolerons jamais notre liberté aux pieds d’une majorité.
Pennettez-moi de vous adresser un dernier appel au nom de la modération et de la justice. Ah ! si nous pouvions changer nos cœurs et non pas seulement notre dogmatique, comme le rapprochement serait facile ! Notre excellent modérateur nous a dit que le schisme serait une bonne chose. Pour moi, je pense avec M. Thiers, lorsqu’il parlait de notre synode, que les schismes ne servent qu’au triomphe des doctrines irréligieuses. M. Bastie a ajouté : « C’est pour cela que nous sommes venus ici. » Eh bien, nous, nous sommes venus pour autre chose, nous sommes venus faire une œuvre d’union. Quelle tristesse ce serait que de rapporter à nos mandataires la nouvelle que l’Église s’est déchirée, quelle impossibilité d’ailleurs de réaliser ce déchirement ! Je vous supplie de vous épargner à vous-mêmes ces tristesses, ces regrets, ces remords. (Applaudissements à gauche.)
M. É. Frossard père. — Ce n’est pas sans une grande appréhension que je monte à cettre tribune dont l’accès est devenu redoutable après les discours éloquents qui feront de cette session du Synode l’une des grandes pages de notre histoire. Je n’ai point de prétention à l’éloquence; je veux simplement rendre témoignage à ma foi. Je dessers une des plus petites de nos Eglises, placée aux avant-postes du côté de l’Espagne. Elle m’a envoyé ici en disant : « Allez et confessez la vérité. » Cette Église se rattache à notre grande consistoriale du Béarn ; nous sommes là dans un vieux pays protestant. Eh bien ! le synode de cette province nous a chargés de confesser les grandes vérités de la foi.
On nous a accusés de ne pas vouloir la liberté. Je proteste contre cette accusation. Jamais nous n’avons accepté qu’on violentât les consciences. Nous avons défendu les droits des autres, et c’est l’alliance évangélique qui est intervenue en Suède en faveur de la liberté des catholiques. On a dit que l’orthodoxie produisait la torpeur, l’immobilité. Est-ce vrai ? Qui est-ce qui a fondé nos œuvres religieuses, qui est-ce qui les a soutenues ? Faites une statistique de nos œuvres protestantes ; nous ne la redouterons pas.
Dans le Béarn, nous vivions en paix, nous entretenions les rapports les plus affectueux avec nos frères dissidents, lorsque tout à coup on est venu au milieu de nous attaquer les miracles et prêcher ouvertement ce qu’on appelle le théisme chrétien3. Nos troupeaux se sont émus. Je ne crains pas de vous le dire : si vous ne proclamez pas la foi de l’Église, des milliers d’âmes nous abandonneront, et ce seront les plus pieuses, les plus fidèles, les plus dévouées aux intérêts de notre Église. Elles iront chercher ailleurs un abri ; jamais elles ne comprendront qu’un synode hésite à dire ce qu’a toujours cru l’Église ; elles pensent que ne pas affirmer la foi revient au fond à la nier. (Approbation à droite.)
La séance est suspendue pendant un quart d’heure. À la reprise de la discussion, M. Bastie, modérateur, proteste contre une assertion de M. Viguié. Jamais M. Bastie n’a dit4 en parlant du schisme : « C’est pour cela que nous sommes venus ici » ; je suis venu ici, dit-il, pour affirmer la foi de l’Église ; je laisse à Dieu les conséquences, et je prends pour maxime l’antique parole : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » (Applaudissements à droite.)
Illustration de couverture : Anonyme, Bagnères-de-Bigorre, aquarelle, XIXe siècle (Paris, Bibliothèque nationale).
0 commentaires
Trackbacks/Pingbacks