Jamais deux sans trois — Grégoire de Nazianze
26 janvier 2022

Le discours 31, dernier des « discours théologiques » de Grégoire de Nazianze (nous avons reproduit le mois dernier sur ce site un extrait du premier), est consacré principalement au Saint-Esprit et à la compréhension orthodoxe de la Trinité. Il s’adresse en forme de dialogue à un interlocuteur fictif pneumatomaque (hérésie appelée macédonianisme). Voici quelques-uns des arguments et des comparaisons que Grégoire oppose à ceux qui, tout en admettant la divinité du Christ, rejettent celle de l’Esprit.

Nous citons les Discours théologiques ou Discours sur Dieu de Grégoire de Nazianze dans la traduction de l’abbé Paul Gallay (1942, révision autorisée) pour la collection des Sources chrétiennes. Elle a été réimprimée en 1995 dans la collection « Les pères dans la foi », avec une préface et un guide thématique d’Adalbert-G. Hamman.


Certains, croyant que nous introduisons en fraude un Dieu étranger, s’irritent et combattent de toutes leurs forces pour défendre la lettre de l’Écriture : qu’ils sachent qu' »ils éprouvent de la crainte là où il n’y a rien à craindre1 », et qu’ils comprennent bien que leur amour de la lettre sert à déguiser l’impiété. On le verra bientôt quand nous aurons réfuté de notre mieux les objections.

Pour notre part, nous sommes tellement certain de la divinité de l’Esprit, objet de notre culte, que nous allons commencer cette discussion théologique en appliquant les mêmes expressions aux trois personnes de la Trinité ; et peu importe que quelques-uns trouvent là trop de hardiesse ! « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde2 » ; c’est le Père. « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » ; c’est le Fils. « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » ; c’est le second Consolateur (Paraclet)3. Il était, et il était, et il était ; mais il était un. Il était Lumière, et Lumière, et Lumière ; mais une seule Lumière, un seul Dieu.

C’est ce que David apercevait jadis quand il disait : « Dans ta lumière nous verrons la Lumière4. » Et nous, maintenant, nous voyons et nous prêchons : de la Lumière qui est le Père, nous atteignons la Lumière qui est le Fils, dans la lumière qui est l’Esprit — théologie brève et simple de la Trinité. Que celui qui veut rejeter cette doctrine, la rejette ; que celui qui veut se révolter, se révolte ; nous, nous prêchons ce que nous connaissons. Nous monterons sur une haute montagne, et nous crierons, si d’en bas on ne nous entend pas. Nous exalterons l’Esprit, sans crainte. Ou si nous craignons, c’est de rester inactif et non de prêcher !

Ce verset du psaume 35 est aussi la devise d’une Église réformée, l’Associate Reformed Presbyterian Church.

Comment donc ? L’Esprit est Dieu ? — Certainement. — Alors, il est consubstantiel ? — Oui, puisqu’il est Dieu. Eh bien, ajoute-t-il, montre-moi comment du même Père viennent celui qui est le Fils et celui qui n’est pas le Fils, comment ils sont consubstantiels, et j’admettrai qu’ils sont Dieu tous les deux. — Mais toi, montre-moi comment il y a un autre Dieu et une seule Nature Divine, et je te montrerai comment nous gardons la même Trinité, avec les mêmes noms et les mêmes réalités5. Et s’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Nature Suprême, où veux-tu que je te prenne une comparaison ?

La cherches-tu encore parmi les choses d’ici-bas et qui te concernent ? C’est une honte, et non seulement une honte, mais une extrême folie que de prendre dans les choses d’en-bas une image des réalités immuables ; c’est comme dit Isaïe « chercher les vivants parmi les morts6 ». Je vais toutefois m’efforcer, à cause de toi, d’étayer mon exposé par quelques comparaisons.

Quoique je puisse tirer plusieurs exemples de la vie des animaux, j’en négligerai un bon nombre dont les uns sont connus de tout le monde, les autres de quelques personnes seulement. Telle est, par exemple, la variété que la nature manifeste dans la génération des êtres vivants : non seulement ils naissent semblables, dit-on, quand ils ont mêmes parents, et différents quand les parents sont différents, mais il arrive aussi que les enfants soient semblables en venant de parents différents, et différents en venant de parents semblables.

Il y a encore, si l’on veut bien le croire, un autre mode de génération : celui où le même être se détruit et se fait renaître lui-même7; on voit aussi certains animaux sortir en quelque sorte d’eux-mêmes, se tranformer et passer à un état différent8, tant la nature est féconde en ressources. On trouve enfin des êtres de même essence, et dont l’un est engendré et l’autre inengendré. C’est là, sans doute, la comparaison qui convient le mieux. Je vais donc prendre de nous-mêmes un exemple que tout le monde connaît, avant d’aborder un autre sujet.

Qu’était-ce donc qu’Adam ? — Un être directement façonné par Dieu. — Et Ève ? — Un être tiré d’un autre9. — Et Seth ? — Un être engendré par le premier couple humain. — Ne crois-tu pas que ces trois êtres : celui qui est directement façonné, celui qui est tiré d’un autre, et celui qui est engendré, sont la même chose ? — Certainement. — Sont-ils de même essence ou d’essence différente ? — Ils sont de même essence. — Tu admets donc que des êtres existant de façon différente puissent être de même essence.

Et si je prends ces comparaisons, ce n’est pas que j’attribue à la Divinité d’être directement façonnée, d’être tirée d’un autre, ou d’être affectée d’un de ces accidents qui concernent les corps : qu’un de ces chicaneurs ne vienne pas s’en prendre à moi ! Je veux seulement dans ces images contempler ce qui ne tombe pas sous les sens, comme on évoque la réalité sur une scène de théâtre, car il n’est pas possible qu’une comparaison exprime pleinement toute la vérité.

Mais, me dit-on, à quoi bon ces raisonnements ? L’un est engendré et l’autre provient d’une autre manière, mais ils ne viennent pas du même être. — Comment ? Ève et Seth ne viennent-ils pas tous les deux d’Adam ? De qui viendraient-ils donc ? Et sont-ils tous les deux engendrés ? Pas du tout ! — Mais que sont-ils ? — Ève est tirée du corps d’Adam, Seth est son fils, et pourtant ils sont de même essence puisqu’ils sont des êtres humains ; personne ne dira le contraire ! Cesse donc d’attaquer l’Esprit en prétendant qu’il est ou bien engendré, ou bien ni consubstantiel ni Dieu. L’exemple pris dans l’humanité t’a montré que notre opinion est admissible. Te voilà venu, je pense, à des idées justes, à moins que tu ne t’obstines à disputer et à combattre contre l’évidence.


Je ne crains pas non plus ce texte : « Tout a été fait par le Fils10 », comme si le Saint-Esprit était inclus dans cette universalité. Car il y est dit tout ce qui a été fait, et non pas tout sans restriction, ce qui exclut le Père et tout ce qui n’a pas été fait. Prouve-moi donc que le Saint-Esprit a été fait, et tu pourrais alors lui donner le Fils pour auteur, et le mettre au rang des créatures. Tant que tu n’auras pas fait cette preuve, l’universalité que tu allègues ne prouvera rien en faveur de l’impiété. S’il a été fait, c’est évidemment par le Christ, je ne veux pas le nier ; mais s’il n’a pas été fait, comment est-il une des créatures, ou comment est-il par le Christ11?

Cesse donc d’honorer le Père bien mal à propos en méprisant son Fils unique, car ce n’est pas rendre honneur au Père que de le priver de son Fils en faisant de ce dernier une créature, fût-elle d’un ordre supérieur. Garde-toi aussi d’honorer le Fils aux dépens de l’Esprit ; car le Fils n’est pas l’auteur d’un être qui serait son compagnon de servitude, il partage la gloire d’un être qui est son égal en dignité. Garde-toi donc d’admettre qu’il y a quelque chose de créé dans la Trinité, si tu ne veux pas t’écarter toi-même de la Trinité. Garde-toi d’amputer d’une manière quelconque cette nature et également vénérable. Car enlever quelque chose aux trois, c’est tout détruire, ou, plus exactement, c’est te mettre en dehors de toute la Trinité. Mieux vaut se contenter d’avoir de l’unité une image imparfaite que d’oser aller jusqu’au comble de l’impiété.


Illustration de couverture : Jan Mostaert, Ève et quatre enfants, tempera sur toile, vers 1520 (Clark Art Institute, Williamstown, Massachussets).

  1. Psaume 13,5.[]
  2. Jean 1,9.[]
  3. Jean 14,16.[]
  4. Psaume 35,10.[]
  5. Admettre la divinité de Jésus, et l’existence de deux personnes divines, c’est déjà ouvrir la porte à la divinité du Saint-Esprit. Plus loin dans le traité, Grégoire de Nazianze déclare que si les pneumatomaques l’accusent de trithéisme, alors ils doivent d’abord s’accuser eux-mêmes de dithéisme.[]
  6. Ésaïe 8,19.[]
  7. Allusion au phénix ; on peut aussi penser à la reproduction des êtres unicellulaires.[]
  8. La chenille, la nymphe et le papillon.[]
  9. Genèse 1, 27 ; 2,21.[]
  10. D’après Jean 1,3.[]
  11. D’après l’éditeur Adalbert-Georges Hamman, catholique, Grégoire se place ici explicitement du point de vue de l’hérétique croyant en la création de l’Esprit. On ne saurait selon lui être tirer de ce passage un argument contre le filioque, la spiration active du Saint-Esprit par le Fils.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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