Nous sommes au début de l’an 2022, en pleine pandémie mondiale depuis près de 2 ans. Le coronavirus, qui ne cesse de muter et de faire perdurer cette pandémie, a créé différentes situations, et les gouvernements ont dû intervenir de différentes façons, notamment par des confinements.
Mais voici que les Églises (du moins ici au Québec) se voient fermer l’accès au bâtiment dans lequel ils louent l’Éternel, et lorsque l’accès sera ouvert, le gouvernement oblige les dirigeants d’Églises à demander le passeport vaccinal pour y avoir accès.
On peut facilement imaginer que cette situation a créé différentes discussions ainsi que certains débats plus ou moins musclés au sein des communautés. Pour cette raison, j’ai cru bon d’offrir une synthèse de ce que le théologien néerlandais Herman Bavinck avance sur les collisions de devoirs (que l’on appelle le plus souvent dilemmes moraux ou conflits d’absolus moraux). L’objectif ici n’est pas d’offrir une position, mais de proposer l’approche d’un théologien influent pour aider les dirigeants d’Églises à éclaircir leur méthode d’analyse de cette situation.
La classification du devoir chez le chrétien
Il est important de noter que toutes les citations qui seront faites dans cet article proviennent du deuxième tome de la série Reformed Ethics, et que l’auteur s’adresse à des chrétiens, et donc des personnes régénérées qui ont à cœur de faire la volonté de Dieu en Jésus-Christ.
La première chose que nous devons constater, c’est que si nous étudions l’éthique chrétienne, nous serons confrontés aux dilemmes moraux. Sur ce sujet, Bavinck dit ceci :
L’éthique chrétienne a également été confrontée à ce problème ; Jésus lui-même a abordé des questions conflictuelles, telles que le paiement des impôts à César et la guérison le jour du sabbat.
Herman Bavinck, Reformed Ethics vol. 2, Baker Publishing Group, Grand Rapids, 2021, p. 611.
À l’époque d’Herman Bavinck, il y avait déjà certains éthiciens qui ne croyaient pas aux dilemmes moraux, notamment sous la bannière que la loi est une. Si la loi est une, alors il ne peut pas y avoir de collisions objectives entre elles, les collisions ne sont qu’apparentes et subjectives et si elles sont apparentes, c’est notamment dû au fait que nous sommes pécheurs2.
La question est donc, comment classifier les devoirs du chrétien, et comment celle-ci lie notre conscience. Vous verrez dans cet article que le sujet de la conscience revient régulièrement, notamment parce que la notion est très importante pour Herman Bavinck. Il dit à propos de ces prédécesseurs puritains sur le sujet :
Le puritain William Ames insistait sur le fait que même si les consciences peuvent se tromper, personne ne peut violer sa propre conscience […]. Nombre de ces éthiciens [certains éthiciens chrétiens de son époque] ont une aversion pour la casuistique, mais le travail de puritains tels qu’Ames et Perkins montre à quel point elle est valable et combien elle peut être utile.
Idem, p. 61.
Même si Bavinck adhère à l’absolutisme, c’est-à-dire qu’il existe des lois morales objectives et universelles, il note toutefois une gradation de ces lois. Plus la loi est importante, plus elle devrait lier le chrétien dans sa conscience et avoir une place importante dans le devoir chrétien. Voici ce qu’il dit :
Lorsque nous sommes confrontés à ce qui semble être un conflit, nous sommes appelés à discerner une hiérarchie des devoirs : les devoirs envers Dieu priment tous les autres ; les devoirs plus lourds priment les devoirs moins lourds de la même classe (l’honneur et la chasteté sur la vie) ; les devoirs envers l’âme d’une personne priment tous les intérêts matériels, y compris ceux de la communauté ; les devoirs plus larges priment les devoirs plus étroits (la famille est plus importante que moi-même, le pays que la famille). Et, en cas de doute, s’abstenir.
Idem, p. 62.
Évidemment, puisque Bavinck fut un théologien réformé, il adhérait à la division tripartite de la loi dans l’Ancien Testament, le décalogue étant la loi morale de Dieu pour les hommes. La première question dont on doit se poser est donc : « Comment diviser le décalogue3? »
Mais plutôt que de voir seulement deux familles de devoirs, divisées selon la compréhension des réformateurs des deux tables de la loi, notamment les quatre premiers commandements qui forment les devoirs envers Dieu et les six suivants qui forment les devoirs envers notre prochain4, Bavinck tente d’aller plus loin dans la compréhension de nos devoirs en relation avec la loi :
Nous en arrivons donc à la classification suivante des devoirs :
1. Devoirs du corps et de l’esprit envers Dieu
2. Devoirs envers nous-mêmes
3. Les devoirs envers le prochain
Idem, p. 62.
3.1. Les devoirs généraux
3.2. Les devoirs particuliers (famille, vocation, société, Église, État).
Pour justifier l’absence des devoirs envers nous-mêmes dans la loi de Dieu, il explique simplement que puisque nous sommes enclins à l’égocentrisme par nature, nous n’avons guère besoin d’un commandement5.
Collision des devoirs et dilemmes moraux
Dans sa démarche de démystification la collision des devoirs, Bavinck porte une attention particulière autant à la dimension objective de la loi, qu’à sa dimension subjective, sur la conscience. À ce propos, il dit en parlant du puritain William Ames :
Ames dit que la conscience peut se tromper en jugeant illicite ce qui est licite, et vice versa. Même une conscience erronée est contraignante, puisqu’elle commande sous la forme de la volonté de Dieu (donc formellement, elle ne peut pas errer) même si son contenu peut être erroné. Celui qui déshonore quelqu’un qu’il croit être le roi, déshonore le roi. Celui qui méprise sa conscience méprise Dieu lui-même.
Idem, p. 67.
Une personne qui va à l’encontre de sa conscience pèche contre Dieu, puisque celui-ci n’agit pas par foi :
Une conscience qui considère comme un devoir de faire ce qui est permis est une conscience qui oblige.
Idem, p. 68.
Mais une conscience errante doit-elle être désobéit ? Bavinck écrit :
Il n’existe pas de règle générale pour décider ce qui est le mieux : obéir à une conscience errante ou ne pas lui obéir.
Idem., p. 68.
Par contre, il ajoute sur la même page en référence à William Ames :
Si la conscience se trompe, il faut l’instruire ; si elle n’est pas sure, il faut s’abstenir.
Idem, p. 68.
Outre cette dimension, Bavinck adhère à l’absolutisme gradué. Il ajoute :
Négliger un commandement moindre pour un plus grand n’est pas vraiment une négligence : le plus grand commandement écarte l’autre. Le choix du moindre mal ne concerne pas le mal du péché, mais la punition. La conscience ne peut pas répondre à la question de savoir lequel de deux péchés il faut faire, car la question elle-même va à l’encontre de la conscience.
Idem, p. 68.
La collision des devoirs existe-t-elle ?
Dans son deuxième tome des Reformed Ethics, Bavinck est clair sur l’existence des dilemmes moraux. Donnant à maintes reprises des exemples bibliques de ceux-ci. Il indique également qu’ils ne sont pas que subjectifs, mais aussi objectifs :
C’est précisément parce que nous vivons dans des sphères différentes, en relation avec des objets différents, que les commandements de Dieu peuvent parfois entrer en conflit, objectivement et réellement. Cela n’est pas du tout en contradiction avec l’unité et l’harmonie intérieures de la loi de Dieu (qui restent intactes), mais c’est précisément le maintien de la loi de Dieu dans les différentes sphères de la vie, preuve que la loi de Dieu contrôle l’ensemble de notre vie, toujours et partout.
Idem pp. 75-76.
Jésus et la collision des devoirs
Sous le principe de l’absolutisme gradé, c’est-à-dire la pensée qu’il existe des lois objectives et universelles, mais aussi celle qui adhère au fait qu’il y ait une hiérarchie des devoirs envers ces lois (qui forment au final, une grande loi), Bavinck prend quelques pages pour étudier les réactions de Jésus face à certains dilemmes moraux. Voici ce qu’il résume :
Il n’est pas du tout inconcevable que pour Jésus, par exemple, le devoir d’honorer ses parents soit entré en conflit avec celui d’obéir à son Père céleste. Nous avons presque de tels cas dans les noces de Cana (« Femme, qu’est-ce que cela a à voir avec moi ?6 ») et dans le Jésus de douze ans au temple, laissant ses parents le chercher avec anxiété tout en restant dans la maison de son Père7. N’a-t-il pas sacrifié le devoir de préserver sa vie à celui de la donner en rançon pour la multitude ? Pour autant, il ne semble pas s’agir de conflits de devoirs moraux, car Jésus a su tout de suite ce qu’il devait faire, quel devoir il devait suivre comme le plus élevé, et c’est pourquoi il présente une vie parfaitement harmonieuse. Il n’a pas eu de moments d’ignorance, de doute, d’hésitation, d’incertitude ou de réticence !
Idem, p. 76.
Il ajoute finalement, quant à la collision des devoirs et l’unité de la loi :
C’est précisément une preuve de l’unité et de l’harmonie de la loi ; le commandement inférieur cède lui-même à celui qui est supérieur. Jésus le dit lui-même en Matthieu 12,5 : « Ou encore, n’avez-vous pas lu dans la Loi que, les jours de sabbat, les prêtres profanent le sabbat dans le temple sans se rendre coupables ? »
Idem, p. 77.
Notre devoir est donc le suivant : « lorsque deux commandements et devoirs objectifs s’opposent, ce qui compte, c’est de savoir quel est mon devoir spécifique et quel est le plus grand commandement8. » ; et, « au moment où le devoir appelle, il faut faire taire le désir et l’inclination8. »
Comment régler les conflits ?
Pour la dernière section, je ne ferai que reprendre ma traduction de ce deuxième tome. Cette section représente la position de Bavinck pour régler les conflits moraux, voici les cinq règles qu’il propose :
Les devoirs de catégories différentes
Les devoirs envers Dieu priment ceux envers nous-mêmes et envers notre voisin, la famille, le pays, le gouvernement, etc. : « Nous devons obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes9. » Les commandements de la première table passent avant ceux de la seconde : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi 10. » La foi ne doit pas être reniée, les idoles ne doivent pas être adorées (Daniel et ses amis), le nom de Dieu ne doit pas être déshonoré, même si cela nous coûte notre honneur, notre vie, nos parents, et ainsi de suite.
Les devoirs de la même classe
Lorsque deux devoirs de la même classe sont en conflit l’un avec l’autre (par exemple, les devoirs envers moi-même ou envers ma famille), les devoirs les plus lourds ont la priorité. Il existe des degrés parmi les vertus, parmi les biens moraux. On peut les classer par ordre croissant. On doit renoncer à la vie plutôt que de dire un mensonge ou de manquer à une promesse. […] L’âme prime le corps ; l’honneur et la chasteté et tous les biens moraux priment la vie. […] À ce propos, on pourrait également mentionner la vivisection. Lequel des deux prime, le devoir de science ou celui de compassion ? N’est-il pas inadmissible de causer intentionnellement de la souffrance, même à des animaux ? La compassion doit certainement triompher de la curiosité et de l’indiscrétion. Néanmoins, cette question peut être formulée différemment : l’intérêt de l’humanité ne prime-t-il pas celui des animaux, et les animaux ne nous sont-ils pas donnés pour notre usage ? Il est certain que toute souffrance inutile, au seul but de satisfaire la curiosité, est à rejeter. En fait, cette règle doit encore être élargie.
Les devoirs de l’âme avant tout
Les intérêts de l’âme d’une personne ont la priorité sur les intérêts matériels non seulement de moi-même, mais aussi de la famille, du pays et de l’humanité.
La sphère la plus large avant la plus étroite
Si les intérêts égaux de moi-même, de la famille, du pays et de l’humanité sont en conflit, alors ceux qui appartiennent à la sphère la plus large ont la priorité sur ceux de la sphère la plus étroite.
En cas de doute, s’abstenir
Enfin, si nous sommes incertains et dans le doute quant à l’un ou l’autre des deux devoirs à accomplir, alors nous ne devons rien faire, car tout ce qui ne découle pas de la foi est péché. Ou bien, si nous devons accomplir l’un ou l’autre de ces deux devoirs, alors nous devons accomplir le plus probable, c’est-à-dire celui qui se présente comme le plus vraisemblable, non pas aux experts savants mais à notre propre conscience8.
Illustration : Frans Francken le Jeune, Le dilemme éternel de l’humanité : le choix entre la vertu et le vice, huile sur bois, 1633 (musée des beaux-arts, Boston).
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