Apprendre à raisonner (14) : Les essences
9 mars 2022

Cet article est le quatorzième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le treizième, j’ai défini les prédicables d’Aristote : les classes les plus générales des prédicats. Dans cet article, je définirai précisément ce que signifie le mot essence (il y a deux sens). Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre de Peter Kreeft, Socratic Logic, des pages 59 à 60.


I. Définitions de l’essence

A. Première définition

Dans un sens général, l’essence désigne ce qu’est une chose, la nature entière d’une chose (l’ensemble de toutes ses caractéristiques) mise en opposition avec a) son existence, b) ses actions ou c) ses apparences.

a) Chevaux et licornes ont tous deux une essence, sauf que les seconds n’existent pas, contrairement aux premiers.
b) Les chevaux agissent de manière particulière (comme des chevaux) grâce à leur essence de cheval : par exemple, ils font des poulains et peuvent galoper (ce que ne peuvent pas faire les chiens ou les chats car ils ont une essence de chien ou de chat).
c) Les chevaux peuvent sembler très peu appétissants alors qu’en réalité, ils sont très bons par nature.

B. Deuxième définition

Dans un sens plus précis (où essence est synonyme du mot substance), l’essence désigne la nature fondamentale et immuable d’une chose en opposition avec ses accidents1 changeants. On peut dire en gros qu’ici, l’essence est la caractéristique (ou l’ensemble des caractéristiques) la plus importante d’une chose et dont dépendent toutes ses autres caractéristiques.

Par exemple, la couleur (noire, brune, avec ou sans tâches) d’une vache n’est pas ce qu’il y a de plus important. Plusieurs vaches peuvent avoir des couleurs différentes, et pourtant elles sont toutes autant des vaches les unes que les autres. La couleur d’une vache peut changer sans problème : c’est donc un accident de la vache. Par contre, le fait que la vache est un mammifère est important. On ne peut pas avoir de vache qui ne soit pas un mammifère. La propriété « mammifère » d’une vache ne peut donc pas changer, elle fait donc partie a minima de son essence.

Bien sûr, dans les deux définitions, le mot essence d’une chose d’un certain type (vache, cheval, caillou, homme, etc.) fait référence à quelque chose de commun à toutes les choses de ce type. Par exemple, « mammifère » est une propriété que toutes les vaches partagent sans exception (celles en France, celles aux États-Unis, les vaches brunes, les vaches blanches, etc.)

II. Il est difficile de déterminer les essences (au deuxième sens)

Il faut noter qu’il est difficile de déterminer l’essence des choses (dans le second sens de nature fondamentale et immuable) que nous trouvons dans la nature. Par exemple, quelle est la propriété la plus importante d’une vache, d’un cheval, d’un mille-pattes, d’un atome, d’une planète, de la menthe, d’un cerisier ?

Par contre, nous connaissons très bien l’essence des choses que nous construisons ou inventons. Par exemple, l’essence de la démocratie, c’est le gouvernement par le peuple, l’essence d’une cathédrale, c’est un endroit pour prier et adorer Dieu. Cela est en fait très logique : comme ce sont des choses que nous avons construites nous-mêmes, nous savons très bien ce qui est le plus important. D’un autre côté, comme nous n’avons pas « inventé » les choses de la nature, ce n’est pas étonnant que nous ayons du mal à les comprendre de manière profonde. Seul l’auteur (s’il existe bien sûr), Dieu, connaît l’essence des choses naturelles.

Il est difficile de connaître les essences des choses naturelles notamment parce qu’il est facile de la confondre avec leurs accidents propres (les propriétés qui découlent nécessairement de l’essence). Cela s’explique par le fait que chaque chose naturelle possède de nombreuses propriétés importantes et l’on ne sait pas laquelle est la plus importante (l’essence).

Par exemple, qu’est-ce qui est l’essence de la matière : occuper de l’espace, être tridimensionnelle, l’énergie ? Pour un triangle, est-ce le fait de posséder trois côtés ou trois angles ? La preuve en est que nous faisons la différence entre les éléments du tableau périodique seulement grâce à leur poids atomique. Nous n’avons pas de meilleure propriété (une propriété qualitative) qu’une propriété quantitative pour les distinguer.

L’essence est donc cachée parmi de nombreuses propriétés (accidents propres) et accidents qui eux se manifestent de manière physique. Ce principe (en latin operatio sequitur esse) permet justement de connaître indirectement l’essence d’une chose même si nous ne savons pas exactement ce qu’elle est. Ce principe affirme qu’une chose agit (operatio) en fonction de ce qu’elle est (esse = ce que la chose est, ses propriétés).

Par exemple, un chat miaule au lieu d’aboyer ou de chanter parce que c’est un chat et non un chien ni un oiseau. Ce qui nous permet de remonter des actions d’une chose (quelque chose de dynamique, d’instable) à ses caractéristiques (quelque chose de stable, son identité).

III. La société moderne et les essences

La science moderne (la physique, la chimie, la médecine, la géologie, etc.) s’appuie d’ailleurs énormément sur ce principe. Puisqu’il est compliqué de savoir ce que les choses sont (leur essence), l’homme cherche à s’intéresser à la place à ce que ces choses font, à leurs actions (leurs opérations). Mais notre société est tombée dans une erreur grave : beaucoup de gens ont rejeté les essences pour ne garder que les actions. En gros, beaucoup reconnaissent que les choses ont des actions mais refusent d’accepter qu’elles ont quelque chose de stable.

Par exemple, notre monde rejette la distinction objectives des genres, la différence entre les hommes et les femmes, ce qui a naturellement donné lieu aux “théories du genre”.

Pour une défense solide de l’existence objective des essences (qui ne sont pas juste des inventions ou des conventions humaines), vous pouvez lire Real Essentialism de David Oderberg (un philosophe américain thomiste qui fait de la philosophie analytique). L’ouvrage est malheureusement assez cher, mais c’est vraiment une référence académique sur le sujet.

  1. Pour la définition d’accident, voir l’article précédent.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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