Apprendre à raisonner (13) : Les prédicables
21 février 2022

Cet article est le treizième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le douzième, j’ai définit les catégories d’Aristote : les groupes les plus généraux qui regroupent le plus de choses possibles. Dans cet article, je définirai précisément ce qu’est un prédicable. Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre de Peter Kreeft, Socratic Logic, des pages 56 à 58. Mis à jour le 23 juillet 2023 : rajout du schéma récapitulatif du livre de Thibaudeau.


Quelques rappels

Pour rappel, un prédicat est une qualité qu’on donne à quelque chose (le sujet) dans une phrase déclarative (une phrase où on donne son avis à propos de quelque chose). On a aussi le verbe prédiquer qui va de pair et qui signifie affirmer ou nier le prédicat d’un sujet, en gros former une proposition (une phrase déclarative).

Par exemple, dans « Laurent est chinois. », le sujet est « Laurent » et le prédicat « chinois ». Dans « Le gros chat est paresseux. », le sujet est « le gros chat » et le prédicat « paresseux1».

I. Les catégories et les prédicables : deux classifications différentes

Dans le dernier article, nous avons classé tous les termes dans les classes les plus générales : les catégories d’Aristote. Nous allons maintenant classer un type particulier de termes (et non plus tous les termes) : les prédicats. Cela nous donne les prédicables : les classes les plus générales des prédicats. Il y a cependant plusieurs différences entre les catégories et les prédicables :

Les différences entre les catégories et les prédicables2.
  1. Les catégories forment un groupe plus grand que les prédicables. Ce qui est normal étant donné que le premier groupe regroupe tous les termes sans exception alors que le deuxième seulement un certain type.
  2. Les catégories classent les termes (de manière absolue) sans regarder les termes auxquels il peuvent être liés alors que prédicats classent les prédicats (de manière relative) en fonction de leur relation avec un sujet dans une proposition.
  3. Les catégories ne prennent pas en compte qu’un terme est ou non dans une proposition alors que les prédicables considèrent les termes (les prédicats) dans une proposition.

II. Les cinq prédicables

Avant de continuer, je rappelle que dans une perspective aristotélicienne3 (voir l’article précédent sur le problème des universaux), toutes ces qualités et groupes correspondent à quelque chose de réel dans le monde extérieur à nos pensées. Ce ne sont pas des notions arbitraires que l’homme a inventées, qui ne correspondent pas à la réalité et qu’il aurait plaquées artificiellement dessus.

Par exemple, il y a bien un dénominateur commun (réel et objectif) entre tous les chats qui nous donne le droit de tous les regrouper dans la catégorie “chat”. Avant de rentrer dans la classification des prédicats, vous pouvez vous rendre compte de leur diversité avec ce schéma :

Exemples de prédicats appliqués à l’homme4.

Le but va être un peu comme dans l’article précédent : découvrir les classes les plus générales de tous les prédicats. Dit autrement, créer les plus grands groupes possibles de prédicats. Nous verrons juste après les cinq types de prédicats ou relations possibles entre un prédicat et un sujet (à noter qu’il y a une bonne page Wikipédia là-dessus).

A. Les espèces

En fonction du point de vue où l’on se place, il y a deux manières de définir les espèces :

  1. Du point de vue de la compréhension. L’espèce est un type de prédicat qui décrit toute l’essence du sujet (tout ce qu’il est). En gros une description (ou définition) complète de quelque chose.
  2. Du point de vue de l’extension. L’espèce est une classe plus petite et plus précise que le genre (notion définie juste après). Un gros plan par rapport au genre si l’on veut.

L’espèce est définie toujours de manière relative par rapport au genre (sa définition en dépend). Il ne s’agit pas d’une espèce au sens de la biologie comme homo sapiens.

Par exemple, l’espèce de l’homme, c’est « animal rationnel » car cela décrit bien tout ce qu’est l’homme (être vivant sensible et doué de raison) contrairement au terme “animal” qui reflète seulement son aspect être vivant sensible. C’est la même idée pour les deux exemples suivants. L’espèce du triangle, c’est « figure géométrique à trois côtés ». Celle de la démocratie, c’est « gouvernement par le peuple ».

B. Les genres

Il y a encore deux façons de définir le genre (de même qu’avec l’espèce) :

  1. Du point de vue de la compréhension ; le genre est un type de prédicat qui désigne l’aspect commun, générique ou général de l’essence d’un sujet (dont l’essence est désignée par une espèce inclue dans son genre). Le genre fait donc partie de l’espèce.
  2. Du point de vue de l’extension5 ; le genre est une classe plus générale que l’espèce (une perspective plus vaste) et à laquelle un sujet appartient essentiellement.

La notion de genre est aussi relative à cette d’espèce (sa définition en dépend). Quelques exemples : animal est le genre de l’homme, figure géométrique celui de triangle et gouvernement celui de démocratie.

La relation entre le genre et l’espèce en fonction du point de vue (compréhension ou extension)6.

C. Les différences spécifiques

La différence spécifique est un type prédicat qui désigne l’aspect spécifique, propre à l’essence d’un sujet ; pour le dire simplement, ce qui le différencie des autres membres du même genre. Par exemple, rationnel est la différence spécifique de l’homme, à trois côtés celle du triangle et par le peuple celle de la démocratie.

D. Les propres / les accidents propres / les propriétés

Le propre, l’accident propre ou propriété7 (pour un terme plus contemporain) est un type de prédicat qui désigne toute caractéristique qui n’est pas l’essence elle-même mais qui en découle nécessairement (découle aussi de l’espèce comme elle décrit l’essence), qui est causée par elle et qui est toujours présente dans le sujet car l’essence est toujours présente. En gros, c’est une qualité secondaire (elle n’est pas l’essence) mais inséparable de l’essence.

Par exemple, capable de rire et capable de parler sont des propriétés de l’homme. Ce ne sont pas ses caractéristiques les plus importantes, les plus fondamentales de l’homme (que sont l’intelligence / l’intellect et la volonté) mais elles les accompagnent tout le temps.

E. Les accidents / les accidents communs

L’accident est un type de prédicat qui désigne toute caractéristique qui n’est pas essentielle au sujet (contrairement à l’essence/la substance et aux propriétés) qui peut venir et s’en aller, être parfois présente ou absente, l’accompagner habituellement ou exceptionnellement.

Comme les propriétés (ou accidents propres) vues juste avant, les accidents sont des caractéristiques secondaires au sujet (c’est-à-dire moins importantes que l’essence). Mais contrairement aux propres, on ne les trouve pas forcément avec l’essence (elles sont séparables de l’essence). L’essence peut exister sans les accidents : il n’y a pas de lien nécessaire entre les deux.

Par exemple, chauve et athénien sont deux accidents de l’homme. En effet, tous les hommes ne sont pas nécessairement chauves ou athéniens. On peut avoir des hommes qui ne sont pas chauves ou athéniens. Plus précisément, l’essence de l’homme, c’est son intelligence et sa volonté. On voit donc pourquoi chauve et athénien sont des accidents : un homme peut être un homme (intelligent et doté d’une volonté, d’un libre-arbitre en gros) sans forcément être chauve ou athénien (ou n’importe quel accident).

On dit aussi que l’accident est une qualité qui existe dans quelque chose d’autre — une substance — (et pas en elle-même) par opposition à la substance qui existe en elle-même. Cela ne veut toutefois pas dire que la substance ne dépend de rien8.

Il ne faut pas confondre exister en soi et exister par soi. Dieu seul existe par lui-même, parce que lui seul n’a pas été causé. Et donc l’existence en soi n’exclut pas une cause productrice distincte9.

Relations entre par soi, en soi, substance et accident10.
Schéma récapitulatif

Voici un schéma qui récapitule ce que nous avons vu (même s’il omet la différence spécifique)11 :

Exemple complet

On peut maintenant appliquer chaque type de prédicat qu’on a vu à l’homme (nécessaire signifie que le prédicat en question appartient nécessairement à Pierre, contingent indique que ce n’est pas forcément le cas : il peut très bien ne peut pas lui appartenir).

Exemples de prédicats appliqués à l’homme9.

Faisons enfin le lien entre toutes ces notions compliquées :

Exemples de relations entre plusieurs types de prédicats, l’extension et la compréhension dans le cas d’un l’homme12.


  1. En linguistique, on considère habituellement que le prédicat sera l’ensemble du syntagme verbal, c’est-à-dire est chinois, est paresseux.[]
  2. KREEFT, Peter, Socratic Logic, South Bend, Indiana : ST. Augustine’s Press, 2014, [1ère éd. 2004], p. 56-57.[]
  3. C’est le point de vue où nous nous situons et que nous défendons sur ce site.[]
  4. ROBERT, Arthur, Leçons de logique, Québec : Action Sociale limitée, 1915, [1ère éd. 1914], p. 21.[]
  5. À laquelle la logique moderne s’intéresse exclusivement en délaissant la compréhension.[]
  6. KREEFT, Socratic Logic, op. cit., p. 58.[]
  7. THIBAUDEAU, Victor, Principes de logique. Définition, énonciation, raisonnement, PU Laval, 2006, p. 184.[]
  8. Ce que pense Spinoza en confondant les notions exister en soi qui s’applique à toutes substances et exister par soi qui ne s’applique qu’à Dieu seul.[]
  9. ROBERT, Leçons de logique, op. cit., p. 20.[][]
  10. ROBERT, Leçons de logique, ibid.[]
  11. THIBAUDEAU, Victor, Principes de logique, op. cit., p. 184.[]
  12. Ibid., p. 22.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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