Neuf thèses sur la Sainte-Cène comme repas biblique
1 juillet 2022

Le monde évangélique francophone sous-investit trop souvent le sacrement de la communion en le réduisant à un pur symbole, un simple mémorial sans trop d’épaisseur. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec mes amis Jacques Nussbaumer et Matthieu Moury il y a quelques semaines dans le cadre d’une émission disponible ici : https://point-theo.com/12-hors-serie-penser-la-sainte-cene/ . Voici les notes qui ont servi de support à cette conversation, et formulées en neuf thèses principales.

  1. En tant qu’elle est un repas symbolique, la Sainte-Cène doit être comprise comme un symbole. Pour que la force de ce symbole soit correctement appréhendée, il faut saisir quelque chose de la symbolique biblique. Il a plu à Dieu de communiquer souvent par des symboles : non seulement le langage divin des saintes Écritures est souvent symbolique, mais de nombreuses choses, institutions, actes ou événements rapportés dans les Écritures sont eux-mêmes symboliques. Que personne ne prenne donc à la légère les symboles que le Dieu qui parle dans les saintes Écritures a pris soin d’employer. Si Dieu a choisi de souvent parler ainsi, ce n’est pas sans raison, et en venir à réduire la Sainte-Cène à « un simple repas symbolique » pour n’en faire qu’un mémorial – un « signe nu et vide » – c’est passer entièrement à côté de l’épaisseur biblique et théologique que le symbole confère au contraire aux sujets qui sont traités de la sorte dans les saintes Écritures. Ce caractère symbolique du repas de la cène implique qu’il est impossible de faire droit à l’épaisseur de sens que comprend ce repas symbolique en se limitant à une exégèse historico-grammaticale des quatre textes d’institution de la Sainte-Cène. De manière évidente, toute théologie de la Sainte-Cène doit en passer par là, mais si elle se limite à cela, elle risque, de manière presque aussi évidente, de passer à côté de réseaux entiers de significations qu’une lecture attentive du reste des saintes Écritures aurait pourtant permis de percevoir : on ne doit pas réduire la Cène à n’être qu’un mémorial et une proclamation du sacrifice du Christ accompli une fois pour toutes jusqu’à ce qu’il vienne à nouveau.
  2. En tant qu’elle est un repas symbolique, la Sainte-Cène doit donc aussi être comprise comme un repas, c’est-à-dire dans le cadre d’une théologie biblique des repas par lequel l’homme se nourrit et dont les saintes Écritures font mention. La Sainte-Cène doit ainsi être comprise dans le cadre d’une réflexion globale sur les repas scripturaires. L’histoire de l’humanité commence avec cette disposition édictée par Dieu dans le jardin pour que l’homme puisse accomplir sa mission d’assujettir la terre : « Je vous donne toute herbe porteuse de semence sur toute la terre, et tout arbre fruitier porteur de semence ; ce sera votre nourriture. » (Gn 1,29) L’homme aurait pu produire dans le jardin son pain à partir d’une herbe particulière porteuse de semence, et son vin à partir d’un arbre fruitier particulier porteur de semence, et manger son pain et boire son vin devant Dieu. Il n’en a toutefois pas été ainsi. Adam a brisé notre communion avec Dieu à la table édénique en mangeant le mauvais fruit, attirant sur notre humanité la malédiction. Noé, lorsque le monde fut détruit puis recréé planta une vigne et fit son vin : celui-ci était dès lors destiné à devenir la boisson de la nouvelle création. Toutefois, Noé échoua à faire advenir cette nouvelle création, tout comme ceux qui vinrent après lui jusqu’à ce qu’enfin le Christ paraisse. Lorsque les temps furent accomplis, celui-ci vint dans le monde en tant que dernier Adam pour rendre à nouveau possible notre repas avec Dieu. Durant son ministère terrestre, il mangea et but avec les prostituées et les collecteurs d’impôts. Au terme de celui-ci, il donna son corps et son sang pour la vie du monde. Sur l’arbre de la croix, lui, le pain descendu du ciel, devint le fruit de l’arbre de vie dont la route nous était barrée depuis toujours. La possibilité de manger et boire avec Dieu est désormais rétablie et sera portée à son paroxysme lors du « dîner des noces de l’Agneau » (Ap 19,9), du « grand dîner de Dieu » (Ap 19,17) précédé toutefois par « la moisson du pays » (Ap 14,15) et par « la vendange des grappes de la vigne du pays » (Ap 14,18). Il apparaît ainsi que, du jardin d’Eden à la nouvelle Jérusalem, la nourriture en général, et le pain et le vin en particulier, servent de supports à notre communion avec Dieu.
  3. Cette relation entre les éléments du pain et du vin, d’une part, et l’idée de communion sont expressément mentionnées par les saintes Écritures : « La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas la communion au corps de Christ ? » (1 Cor 10,16) La nature exacte de la relation entre les éléments et la communion au sang et au corps du Christ, et ce qui est entendu par « communion au sang du Christ » et « communion au corps du Christ » ne sont pas précisées dans le texte et ne sont pas à ce stade très claires. Il semble toutefois que ce texte implique une certaine relation spirituelle entre les éléments du repas et notre communion au Christ, et particulièrement à son sacrifice – relation qu’il reste à préciser. La meilleure preuve de cette dernière affirmation est dans le verset qui suit immédiatement et qui énonce que ceux qui participent à ce même pain forment à leur tour un seul pain. Il y a donc une fonction unitive de la Sainte-Cène qui manifeste une vertu spirituelle de ce repas : celui-ci ne pourrait pas nous unir spirituellement les uns aux autres s’il ne nous unissait pas en même temps spirituellement aussi à celui avec lequel nous avons communion à son sang et à son corps.
  4. La relation entre la Sainte-Cène et d’autres repas bibliques est en revanche, elle, entièrement claire du fait que le Christ l’a instituée lors d’un repas de la Pâque. Il s’ensuit que la relation entre ces deux repas doit être explorée théologiquement pour comprendre le sens que le Christ a donné à la Sainte-Cène au moment précis où il l’a ainsi instituée. Une comparaison entre l’institution de la Pâque (Ex 12) et les cinq types de sacrifices mentionnés au début de Lévitique permet de conclure que la Pâque est une forme particulière du repas sacrificiel « de paix » (Lv 3 et surtout 7,15). La Pâque contenait à la fois un sacrifice et un repas sacrificiel. La Sainte-Cène, elle, correspond seulement à la partie « repas » de la Pâque juive : si le sacrifice de paix véritable a été offert une fois pour toutes, lorsque les temps furent accomplis, par l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde, la Sainte-Cène est ce repas qui suit, de manière répétée, ce sacrifice toutes les fois où se réunissent, dans ces temps qui sont les derniers, ceux qui sont au bénéfice de ce sacrifice.
  5. Du fait que la mort du Christ s’avère être ainsi l’accomplissement des sacrifices de paix, il faut alors aussi inclure dans notre réflexion sur la cène ce qui est dit du repas d’Exode 24 auquel participèrent Moïse, Aaron, Nadab, Abihou et les soixante-dix anciens d’Israël au terme de la ratification de l’alliance au Sinaï. Le texte précise que furent offerts des holocaustes (dont, par définition, il ne restait rien à manger) et des sacrifices de paix (Ex 24,5) et qu’ensuite « Ils virent Dieu, puis ils mangèrent et burent » (Ex 24,11). Aucune boisson n’est mentionnée dans le contexte, mais il apparaît clairement du fait de la mention des « sacrifices de paix » que c’est de la chair des animaux ainsi sacrifiés qu’ils se nourrirent ce jour. La sainte cène, en tant que repas du sacrifice de paix que fut la mort du Christ, vient alors certainement accomplir cet événement étonnant d’hommes qui virent Dieu, et qui mangèrent et burent en sa présence : la Sainte-Cène, en tant que repas du sacrifice du paix qui ratifia la nouvelle alliance, n’offre certainement pas moins que le repas du sacrifice de paix qui ratifia l’ancienne.

À l’occasion de la célébration de la sainte cène, il nous faut donc certainement nous attendre à « voir » Dieu et à manger et boire en sa présence.     

  1. Il nous faut en outre faire entrer en compte dans notre appréhension de ce que le Christ nous offre dans le repas qu’il institue d’autres types issus du récit de l’Exode : la manne et l’eau du rocher. L’apôtre l’énonce sans détour, quelques versets avant ceux présentant les deux éléments comme communion au sang et au corps du Christ : « Mes frères, je ne veux pas que vous l’ignoriez : nos pères ont tous été sous la nuée, ils sont tous passés au travers de la mer, ils ont tous reçu le baptême de Moïse, dans la nuée et dans la mer, ils ont tous mangé la même nourriture spirituelle et ils ont tous bu le même breuvage spirituel — ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher, c’était le Christ. » (1 Cor 10,1-4) Paul énonce ici que les Israélites ont mangé le même aliment spirituel que les Corinthiens et qu’ils ont bu le même breuvage spirituel que les Corinthiens : dans le contexte, il ne peut s’agir que de ce dont Paul parle lorsqu’il évoque le pain que nous rompons qui est communion au corps du Christ et la coupe de bénédiction que nous bénissons qui est communion au sang du Christ. Ce faisant, l’Apôtre reprend à son compte le rapprochement entre ces différents événements de l’Exode que le psalmiste avait déjà juxtaposés en les mettant en parallèle : « Il fendit la mer et les fit traverser, il dressa les eaux en une masse. Il les conduisit le jour par la nuée, et toute la nuit à la lumière d’un feu. Il fendit des rochers dans le désert et leur donna à boire de l’eau en abondance, comme celle des abîmes ; du roc il fit sortir des ruissellements, il fit descendre de l’eau comme des fleuves.» (Ps 78,13-16) Au passage à travers la mer dans lequel l’apôtre trouve le baptême et aux rochers des stations de l’Exode (qui deviennent d’ailleurs au v. 16 un seul rocher, au singulier) d’où coule une eau dans laquelle l’Apôtre trouve la coupe de la bénédiction que nous bénissons, la suite du psaume ajoute la manne dans lequel l’Apôtre trouve le pain que nous rompons : « Il donna des ordres aux nuages d’en haut, il ouvrit les portes du ciel ; il fit pleuvoir sur eux la manne pour qu’ils mangent, il leur donna le blé du ciel. Chacun eut à manger du pain des indomptables, il leur envoya du pain à satiété. » (Ps 78,23-25).

Si la Sainte-Cène récapitule en un seul repas ce qui se trouve dans les récits épars de l’exode, il faut certainement s’attendre à ce qu’elle nous apporte au minimum ce que la manne et l’eau du rocher furent pour les Israélites.

  1. Il apparaît dès lors que la Sainte-Cène est ce repas sacrificiel qui nous approprie les bénéfices de la mort du Christ et qui est composé d’un aliment spirituel et d’un breuvage spirituel. Le langage de 1 Corinthiens 10, qui mentionne un « aliment spirituel » et un « breuvage spirituel » est très clair sur ce point : il existe ainsi une nourriture incorporelle et une boisson incorporelle qui nourrissent et désaltèrent non le corps mais l’âme. La fin du v. 4 est très claire sur l’identité de celui dont provient ce breuvage spirituel (et par conséquent celui dont provient aussi l’aliment spirituel) : le Christ ! De ce fait, notre compréhension de la Cène doit aussi prendre en compte tous ces textes des évangiles dans lesquels le Christ se présente comme celui qui nous offre à boire et à manger. Ainsi lisons-nous en Jean 4,14 : « celui qui boira de l’eau que, moi, je lui donnerai, celui-là n’aura jamais soif : l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau qui jaillira pour la vie éternelle. » C’est là certainement un breuvage spirituel auquel nous devons aspirer, et dont le Christ est la source et le dispensateur. Et encore en Jean 7,37-39 : « Jésus, debout, s’écria : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ! Celui qui met sa foi en moi, — comme dit l’Écriture — des fleuves d’eau vive couleront de son sein. Il dit cela au sujet de l’Esprit qu’allaient recevoir ceux qui mettraient leur foi en lui. » Jésus précise ici ce qu’il avait énoncé à la femme samaritaine : le moyen d’appropriation de ce breuvage (par le moyen duquel il produit son effet, de sorte que nous aussi ne périssions pas comme ceux qui eurent pourtant part dans le désert au même breuvage spirituel), c’est la foi en Christ ! Notons que la foi n’est pas strictement identique dans ce texte au fait d’être abreuvé de cette eau, mais que ces fleuves d’eau vive qui coulent en leur sein est la conséquence de la foi de ceux qui croient en lui. Et Jésus ne procure pas seulement le breuvage spirituel, il fournit aussi la nourriture qui va avec : « Œuvrez, non pas en vue de la nourriture qui se perd, mais en vue de la nourriture qui demeure pour la vie éternelle, celle que le Fils de l’homme vous donnera » (Jn 6,27) Et encore : « Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui met sa foi en moi n’aura jamais soif. » (Jn 6,34) Le parallélisme indique que « venir à Christ » et « mettre sa foi en lui » renvoient à la même réalité et ce qui est promis ici, c’est une satiété permanente qui procède de ce breuvage spirituel et de cette nourriture spirituelle lorsqu’ils sont reçus dans la foi.

Ainsi, tandis que l’apôtre enseigne qu’il existe un aliment spirituel et un breuvage spirituel avant d’énoncer dans un même souffle que la coupe est communion au sang du Christ et le pain communion au corps du Christ, Jésus se présente lui comme celui qui détient et dispense cet aliment spirituel et ce breuvage spirituel.

8. Jésus énonce sans détour dans ce discours du pain de vie en Jean 6 qu’il est lui-même cet aliment spirituel et ce breuvage spirituel qu’il veut nous communiquer. Jésus oppose dans son discours le pain qu’il a multiplié miraculeusement mais qui ne nourrit le corps que temporairement au pain spirituel qui, plus miraculeusement encore, nous nourrit éternellement : « c’est mon Père qui vous donne le vrai pain du ciel ; car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel pour donner la vie au monde. » (Jn 6,32-33) Jésus n’est pas seulement celui qui dispense la nourriture spirituelle qui nourrit nos âmes, mais il est lui-même cette nourriture : « C’est moi qui suis le pain de la vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts. Le pain que voici, c’est celui qui descend du ciel, pour que celui qui en mange ne meure pas. C’est moi qui suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra pour toujours ; et le pain que, moi, je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. » (Jn 6,48-51) En conséquence, Jésus conclut : « Amen, amen, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas de vie en vous. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le relèverai au dernier jour. Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang est vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, comme moi en lui. Comme le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et comme moi, je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi. Voici le pain descendu du ciel. Il n’est pas comme celui qu’ont mangé les pères : ils sont morts. Celui qui mange ce pain vivra pour toujours. » La nourriture spirituelle et le breuvage spirituel dont nous avons besoin, c’est Jésus-Christ lui-même. La nourriture, la boisson qu’il nous faut, c’est lui : il s’agit de « manger le Christ » ! Que les choses soient très claires : le discours du pain de vie n’est pas un enseignement sur la Sainte-Cène – la première multiplication des pains et le discours du pain de vie ont lieu une année tout juste avant la passion du Christ ! Mais ce discours est l’enseignement dont le repas que le Seigneur institue va être tout particulièrement le signe et le sceau. Alors qu’en Jean 6, Jésus énonce sans détour la nécessité pour l’homme de « le manger » spirituellement, le repas qu’il va instituer un an plus tard va figurer, représenter, présenter à nouveau cette même vérité sous la forme d’un symbole. Loin de n’être « qu’un symbole », le repas institué à ce moment crucial de son ministère est le signe dans tous les siècles et le rappel constant qu’il s’est offert pour nous comme l’Agneau pascal afin de nous nourrir de sa vie : « celui qui me mange vivra par moi ». La nourriture qu’il nous faut manger pour vivre, c’est Jésus lui-même.

9. Christ est notre Pâque : le sacrifice de paix par excellence qui nous vaut effectivement la paix avec Dieu, qui nous permet de le « voir », de manger de la chair de ce sacrifice et de boire du fruit de la vigne en sa présence. Manger et boire, toutefois, ce n’est pas pour nous dans ce cadre un simple rite symbolique à visée mémorielle et dépourvu d’épaisseur : car notre manger et notre boire sont spirituels, et ce que nous mangeons, c’est le Christ ! Dès lors, la Sainte-Cène ne doit pas être conçue comme un « signe nu et vide » mais l’un de ces moments où le Christ se donne lui-même à nous pour que, par la foi, il nous repaisse et nous nourrisse vraiment de sa chair et de son sang, afin que nous soyons un avec lui et que sa vie nous soit communiquée.


Illustration de couverture : détail de Giotto di Bondone, « La Cène », Du cycle des histoires du Christ (Chapelle Scovegni, Padoue).

Pierre-Sovann Chauny

Pierre-Sovann est professeur de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin, à Aix-en-Provence. Il s'intéresse particulièrement à la doctrine des alliances, à l'interprétation des textes eschatologiques, à la scolastique réformée, aux prolégomènes théologiques et aux bons vins. Il est un époux et un père heureux.

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