En écoutant récemment une interview de Livre Noir avec Greg Tabibian, j’appris avec surprise qu’il était chrétien. Un peu plus loin, il explique qu’il est gnostique, très attiré par l’ésotérisme et qu’il a fréquenté les temples maçons pendant cinq ans avant de les quitter parce qu’ils n’étaient pas assez calés sur le sujet. Il est probable que cette confession m’ait donné une envie de défi, et notamment sur la liberté d’expression dont il est un si fervent disciple. Dans cet article, je vais donner quelques pensées rapides sur le sujet de la liberté d’expression, dans un esprit iconoclaste assez caractéristique de ma tradition réformée.
Précision : dans cet article, et contrairement à mon habitude, « libéral » s’applique à la philosophie politique libérale, celle de notre République, et non au libéralisme religieux.
Le problème créé par la liberté d’expression
Soit au commencement la liberté d’expression. Les idées librement discutées et échangées vont d’abord créer et rassembler des groupes aux pensées semblables, que l’on pourrait appeler sectes au sens ancien du mot, si je ne craignais une mauvaise interprétation. Ces groupes vont ensuite appliquer ces idées. De ces idées naissent des mœurs — c’est-à-dire des habitudes morales collectives.
Bref, l’expression propage les idées, les idées engendrent des actes, les actes engendrent des mœurs, qui façonnent les individus. Cela est vu comme bon et souhaitable par les libéraux. Ils encouragent même à ce qu’il y ait la plus grande diversité possible, considérant l’unité de pensée comme un grand mal. Donc une grande diversité d’actes, diversité de mœurs. Et c’est ici que commence le problème engendré par la liberté d’expression, celui avec lequel nous luttons aujourd’hui, libéraux comme illibéraux.
Les différentes mœurs peuvent être mutuellement :
- Compatibles : ainsi les mœurs d’un socialiste et d’un libéral sont différentes, ils consacrent leur temps et leur attention à des choses différentes, mais ils s’entendent sur des repères moraux fondamentaux.
- Divergentes : les mœurs d’un chrétien et celles d’un musulman s’opposent sur des points importants, mais il reste aussi des points communs. Les communautés peuvent aussi bien cohabiter ensemble que se déchirer selon ce sur quoi elles insistent.
- Contradictoires : les mœurs d’un socialiste et celles d’un musulman s’opposent sur le fondamental comme sur le secondaire, et les points communs ne sont que pragmatiques et circonstanciels. Tôt ou tard, l’opposition est inévitable.
Or, le premier dégât de la diversité des mœurs, c’est la destruction de la solidarité naturelle : nous venons en aide à ce qui nous ressemble, et loin d’être la marque du méchant patriarcat chrétien, c’est en fait une réaction humaine normale qui appartient à notre nature. Pas plus loin que dans mon voisinage, j’ai pu constater à quel point les arabes ne font confiance qu’aux arabes et les africains se méfient des arabes pour avoir une plus grande confiance entre eux. En ayant promu la diversité de mœurs, on sabote donc le mécanisme naturel de résolution des conflits.
Cette destruction de la solidarité naturelle ne trouble pas le libéral, puisque l’unité nationale n’est plus portée par la nature humaine, imparfaite, mais par l’État qui doit assurer les conditions de l’autonomie individuelle pour chacun, et être l’arbitre du bac à sable qu’est devenue notre nation. Ainsi, il n’est pas grave que des mœurs divergentes ou opposées cohabitent : l’État est là pour s’assurer que l’expression de chacune d’elle n’empiète pas sur l’autre.
Question : Comment l’État peut-il gérer ces cohabitations de mœurs ?
- Pour les mœurs compatibles : il peut être vraiment libéral, et ne pas intervenir dans le débat des idées.
- Pour les mœurs divergentes : pour ne pas renoncer à ses principes libéraux, l’État libéral devra réprimer l’expression de ce qui diverge et encourager les expressions d’unité. C’est la politique de l’État face aux extrêmes politiques (droite comme gauche).
- Pour les mœurs contradictoires : l’État libéral est coincé, ici. S’il n’intervient pas, un conflit arrive et l’un des groupes va perdre sa liberté d’expression. S’il intervient, c’est l’autre groupe qui perd sa liberté d’expression. On voit ici les hésitations infinies de l’État vis-à-vis de l’Islam, intervenant sans intervenir, revendiquant des valeurs libérales, mais parlant de mesures illibérales, menaçant les musulmans pour punir ensuite les évangéliques. En tout cas, il doit intervenir ici, alors qu’il ne veut pas le faire.
On voit bien ce qu’il en est en France aujourd’hui, mais de toute façon, tout régime de liberté d’expression finira nécessairement par engendrer un conflit de mœurs entre deux communautés qui sera insoluble par le seul débat, comme le témoigne la « guerre culturelle » entre chrétiens et LGBT aux États-Unis en ce moment. Ce n’est pas un abus du système, c’est sa conclusion logique.
La liberté d’expression détruite par la liberté d’expression
Voici donc notre État libéral, n’étant pas intervenu, qui doit maintenant intervenir pour éviter que la liberté ne soit perdue dans un conflit communautaire. Il a plusieurs approches possibles, mais toutes sont défaillantes :
Prévenir ces conflits par l’éducation. L’idée est de centraliser l’éducation dans les mains de l’État, de manière à ce que tous les futurs participants à la société soient imbibés des « principes de 1789 » et qu’il n’y ait plus que des socialistes libéraux, des libéraux libéraux, des chrétiens libéraux, et des musulmans libéraux et « oh ! miracle, la diversité fonctionne ! »
C’est la méthode qui a été avidement poursuivie depuis l’établissement de l’école publique dans les années 1880, et la raison pour laquelle tant d’efforts ont été faits pour étouffer la moindre alternative idéologique d’un réseau d’écoles parallèles. Ayant supprimé la majorité des écoles catholiques sous le gouvernement Combes, ils ont ensuite achevé le travail en proposant le statut d’école privée sous contrat après la Deuxième Guerre mondiale, qui a permis de prendre le contrôle idéologique du réseau d’écoles catholiques restant. Ainsi, publique comme privée, l’école catéchise 1789.
Mais cela ne fonctionne plus : l’école est si mal gérée qu’elle manque même à ses missions les plus élémentaires. Ses professeurs descendent toujours plus en compétence et en prestige, et donc en autorité. Par conséquent, derrière le rideau, on aperçoit l’hideuse machinerie des coulisses, et les parents prennent peur du système éducatif. Et cela, sans parler du fait que les mœurs libérales elles-même, propagées par l’école, ne font plus assez consensus, plus assez profondément pour que les parents leur donnent leur assentiment. Cette voie est donc compromise, forçant l’État à cesser d’être libéral en imposant un régime d’autorisation de l’instruction en famille.
Éviter les conflits par l’ostracisation. La deuxième voie est d’empêcher de laisser la divergence s’exprimer, et ne laisser que le parti de l’unité s’exprimer. C’est par ce genre de démarche que les chrétiens conservateurs n’ont jamais vu de médias, mais que les chrétiens libéraux sont invités régulièrement. Quand c’est bien fait, cela se remarque à peine : le temps de parole est limité, et il se trouve que seul le camp de l’unité s’exprime. Tant que les « dissidents » sont inférieurs en quantité et en qualité, ça marche.
Mais lorsque la majorité de la société est divergente avec une minorité de la société, le tour se dévoile : les « experts » qui sont invités sont inférieurs en nombre et en qualités aux « dissidents » et avec les moyens apportés par internet, il n’y a pas moyen d’empêcher les médias officiels de perdre leur efficacité. On ne peut guère plus que condamner et intimider des médias alternatifs ou des personnalités déviantes, au prix, encore une fois, des principes libéraux.
Résoudre le conflit par la censure. Le conflit est indéniable, il est connu, et il doit être résolu. Soit l’État libéral n’intervient pas, et il sera remplacé par un autre régime inspiré par d’autres mœurs ; soit il met de côté ses principes libéraux, pour sauver ses principes libéraux. Les deux sont arrivés au cours de l’histoire de France : la IIe République est morte en quelques années, dévorée par Napoléon III et le « parti de l’ordre ». En sens inverse, les républicains de la IIIe République ont été d’une hostilité sans trêve contre les catholiques, jusqu’à ce qu’ils obtinssent leur soumission et que plus jamais leurs arguments ne fussent entendus dans la société sans devoir d’abord passer par un filtre libéral. Il est à noter aussi que la Ire République a été encore plus dure sur ce point, allant jusqu’à massacrer les Vendéens plutôt que de les « assimiler ».
Dans tous les cas, la liberté d’expression est un régime instable qui ne peut même pas se maintenir lui-même sans devoir procéder à une purge par génération.
Objections
- Il suffit pourtant de se tolérer les uns les autres et de discuter librement. Ce n’est pas compliqué à maintenir.
→ Aussi longtemps que l’on ne fait rien ensemble, il n’y a effectivement pas d’efforts à faire pour être libéraux. Mais à partir du moment où nous travaillons ensemble dans une même société, il advient nécessairement des situations où des confrontations morales ont lieu. Je pense en particulier à la sphère de l’éducation, où l’on ne peut éviter les conflits s’il n’y a qu’une seule école publique : le musulman qui veut voiler sa fille et lui apprendre le Coran ne peut pas être satisfait en même temps que le non-binaire qui veut intervenir en classe pour exprimer sa pensée complexe. Et admettre plusieurs réseaux scolaires, c’est saboter un mécanisme de prévention des conflits. Bref, si l’objection est vraie au niveau individuel, elle ne peut pas l’être au niveau de la société.
- La liberté d’expression est tout à fait sauvable par l’éducation. Si l’on diminue au plus possible l’influence des parents dans l’éducation, et que l’on s’assure le plus possible de l’homogénéité de l’enseignement reçu dans l’école publique, on peut sauvegarder la liberté d’expression.
→ 1. Cela nécessite une suspension du principe de liberté bien plus grave et violente que vous ne l’imaginez. 2. L’éducation revient aux parents, et non à la République. 3. C’est tout simplement une censure, soit la chose que vous vouliez éviter.
- La liberté d’expression est inévitable, parce que la censure ne marche jamais.
→ Cette réponse est marquée par un « biais du survivant » : les seules idées censurées dont on se souvient sont celles où la censure n’a pas fonctionné, et donc l’on conclut qu’une idée ne peut pas être efficacement censurée. Or, si l’on étudie l’histoire, on s’apercevra que non seulement la censure peut marcher, mais qu’elle peut même être efficace ! En revanche, il est vrai que pour être efficace, elle consomme une quantité phénoménale de ressources et d’attention, et qu’elle est coûteuse d’un point de vue sociétal. Elle n’est donc pas désirable, même quand on est illibéral.
Cet article est déjà assez long, et je ne vous fatiguerai pas davantage. Je reviendrai sur cette question plus tard, lorsque j’aurai fini de méditer sur le sujet. Merci pour votre attention, et que le Seigneur ait pitié de nous.
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