Brève histoire de la laïcité — Philippe Raynaud
2 mai 2022

Les évangéliques affirment souvent leur soutien envers la laïcité, principalement par attachement pour la liberté religieuse. De mon côté, j’ai déjà exploré les théories classiques sur la chrétienté, et je me suis rendu compte que je saisissais mal le fondement philosophique de la laïcité. J’ai donc commencé par un ouvrage introductif de Philippe Raynaud La Laïcité, histoire d’une singularité française ; je vais synthétiser ici l’histoire de la laïcité telle qu’il la survole.


Commençons par ce que dit Ferdinand Buisson, protestant libéral et architecte clé de la laïcité républicaine au XIXe siècle :

La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les citoyens, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assurés en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation de tous les clergés, dégagée de toute conception théologique. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos moeurs de manière à n’en plus sortir.

Buisson Ferdinand, article « Laïcité » de son Dictionnaire pédagogique.
Ferdinand Buisson, protestant libéral, et un des théoriciens de la Laïcité Française

La laïcité est donc le régime religieux de la Révolution française qui a suivi le principe de l’Ancien Régime catholique. Chacun est une réponse au « problème théologico-politique », à l’intégration de la religion dans l’État. C’est un problème dans toutes les sociétés, mais dans les chrétientés en particulier, à cause du pouvoir de l’Église quand le christianisme est majoritaire.

Ancien régime

Chez les Byzantins, c’est la doctrine de la « symphonie » des pouvoirs, mais avec un contrôle très lourd de l’État sur l’Église. En Occident, on a préféré la doctrine des « deux sociétés » (pape et empereur) qui amène à distinguer sphère de l’Église et sphère de l’État, mais qui pose le problème des limites à poser entre les deux. Raynaud rejette l’idée que ces conflits sur les concepts de chrétienté soient des précurseurs de la laïcité.

Quelle qu’ait été l’importance de la distinction des deux « cités » ou des deux « pouvoirs » temporels et spirituel, dans la genèse de la modernité politique ou de l’État occidental, il est parfaitement anachronique d’y voir une anticipation de la « laïcité » moderne, comme se plaisent à le dire aujourd’hui quelques catholiques iréniques. […] La laïcité, telle que la comprennent tous les républicains avec Ferdinand Buisson, suppose un État « neutre » et « dégagé de toute conception théologique » ; cet État ne doit donc pas seulement se distinguer ou se séparer de l’Église, il doit surtout renoncer à être l’organe de la Cité chrétienne.

Philippe Raynaud, La Laïcité, éd. Gallimard, 2019

Le contexte de naissance de la laïcité est la Réforme et surtout les guerres de religion. La laïcité n’est pas l’accomplissement de la chrétienté, mais son échec.

Les politiques d’Henri IV et Michel de l’Hospital

La Réforme a généré une division religieuse tellement grande qu’elle ne pouvait pas être gobée par la répression. On a donc vu deux modèles de cohabitation émerger : (1) le modèle anglican, avec une Église et une religion nationale dont le roi d’Angleterre est le chef suprême ; (2) le modèle français de l’édit de Nantes, où le roi catholique tolère les protestants.

Pour justifier cette politique devant le parlement, les politiques, un camp de juristes et philosophes défendent que le Roi doit sortir de la stricte sphère religieuse au moment d’administrer la société. Le chancelier Michel de l’Hospital (catholique, considéré comme l’ancêtre de la laïcité par les républicains de la IIIe République), défend face au Parlement le premier édit de tolérance envers des protestants, le 3 janvier 1562. Pour défendre la tolérance face à un Parlement dont la mission était de vérifier la conformité des lois françaises avec la loi de Dieu, il sacralise d’abord la personne du Roi. Le Roi étant supérieur à tous, il est plus proche de Dieu pour administrer la chose publique. Il n’est pas neutre religieusemement, mais il est neutre politiquement, dans le sens où il doit déterminer les meilleurs lois pour encadrer un espace public distinct de l’espace religieux. En fait, l’édit de Nantes est la première étape de la monarchie absolue, et ce même si Louis XIV en décidera la révocation.

Cependant, il n’y a pas de contradiction entre cet autoritarisme de l’absolutisme et la liberté religieuse laïque. La laïcité est une liberté par l’État, et non en dehors de l’État. Partant de là, la différence entre la tolérance d’Henri IV et de l’Hospital d’une part, et la Révolution de l’autre, c’est que les premiers disaient qu’on pouvait être de bons français sans être de bons catholiques, même si le catholicisme était prééminent. Les seconds disent la même chose, sans la prééminence ou même l’existence du catholicisme dans la sphère publique.

Michel de l’Hospital, chancelier d’Henri IV et concepteur de l’édit de Nantes

Les Lumières

Le premier défenseur d’une laïcité chimiquement pure est Pierre Bayle, protestant rationaliste. Il est le premier à ouvrir la tolérance aux athées. À ses yeux, la liberté de conscience est clairement incompatible avec la persécution des hérésies, et le lien social n’est pas fondé sur la religion.

Pierre Bayle, rationaliste protestant

Bayle devrait être tenu pour un des grands ancêtres de la laïcité française, dont son projet dessine déjà les traits majeurs : un État « déconfessionalisé » et religieusement neutre, qui impose la paix et la tolérance à l’Église dominante en se séparant d’elle mais qui ne vise pas à l’unité totale des esprits ; un État, au contraire, qui a confiance dans les vertus positives du pluralisme religieux tout en allant jusqu’à envisager l’acceptation des « athées » dans la cité.

Il est récupéré ensuite par des auteurs des Lumières qui ne sont plus chrétiens mais gardent cette idée de puissance de l’État utilisée pour la tolérance religieuse et neutralisation de l’Église romaine. Les Lumières Françaises, rappelons-le, sont plutôt favorables à un despotisme éclairé ; le meilleur exemple est Voltaire, pour qui la paix religieuse vient du fait que l’on doit chercher son bonheur dans ce monde-ci.

Voltaire prend pour base la tolérance anglaise, mais celle-ci vient d’une synthèse qui lui est propre, fondée sur (1) la multiplicité des sectes qui rend impossible la répression, et (2) la croyance optimiste qu’on peut améliorer le monde, qui affaiblit la piété chrétienne.

Les philosophes des Lumières seront aussi très intéressés par le régime religieux américain. La différence entre laïcité athée française et séparation « chrétienne » américaine n’est pas si grande que cela : Jefferson était aussi déiste que Voltaire. Même les pères fondateurs plus modérés ne bâtissent pas leur république sur une base religieuse explicite. D’après Madison, il s’agit de laisser les sectes se développer jusqu’à être si nombreuses qu’elles sont individuellement sans danger (ce que défend Locke dans ses Lettres sur la tolérance). Laïcité à la française ou séparation américaine, le résultat est le même : une sphère publique déconfessionalisée. Le traité de Tripoli (10 juin 1797) dit même que le gouvernement des États-Unis n’est en aucune façon fondé sur la religion chrétienne.

La différence entre les Lumières américaines et françaises, et ce qui explique un étatisme plus assumé, est le contexte français : l’Église catholique romaine en France reste le premier ordre du royaume, avec un pouvoir institutionnel fort. Le Roi a déjà une sacralité forte ; les minorités y sont beaucoup plus faibles qu’aux États Unis. Renforcer l’étatisme de l’absolutisme semble être une meilleure approche que le laissez-faire américain. Philippe Raynaud affirme que Voltaire est l’expression la plus claire du laïcisme des Lumières. Il s’agit surtout d’interdire à l’Église d’avoir un pouvoir propre, afin que le seul pouvoir politique qui s’exprime soit le pouvoir du Roi, qui suit non pas la doctrine de l’Église, mais plutôt la justice et la paix (comprises dans le sens de leur « définition naturelle », c’est-à-dire déiste).

Sous la Révolution Française

La Déclaration des droits de l’Homme pose la « liberté d’opinion religieuse » et la liberté d’expression. Cela ne change rien à la politique religieuse, jusqu’au statut des Juifs (1791) et un état-civil définitement laïque le 12 juillet 1790. Mais la Constitution civile du clergé, en 1792, l’étape d’après, fait sortir de ses gonds les catholiques et déchire la nation en deux.

Pourquoi ce conflit ? Raynaud rejette l’idée que les constituants étaient hostiles au christianisme. L’Être suprême n’est pas compris autrement que le Dieu chrétien à l’époque. Même la Constitution civile (exigeant un serment à la Nation supérieur à celui prêté au pape) n’était conçu que comme l’aboutissement du gallicanisme. Un problème cependant : jamais le plus gallican et national des rois n’avait envisagé de soumettre les curés et les évêques à l’élection par des non-catholiques. C’est annuler purement et simplement la hiérarchie romaine. C’est le schisme entre « jureurs » et « réfractaires » guéri par Napoléon et le Concordat.

Quelques années plus tard, le projet des Constituants est en lambeaux, et la déchristianisation n’a pas marché. Le Directoire fait une « première séparation de l’Église et de l’État » le 21 Février 1795. La formulation est très proche de 1905 : l’exercice d’aucun culte ne peut être troublé et la République n’en salarie aucun. Mais c’est davantage un constat d’échec de la précédente politique de déchristianisation, plutôt qu’un projet positif. Il n’y a pas de cadre légal à la religion du pays. Cela viendra avec le Concordat, qui sera le cadre politique de la religion en France pendant un siècle.

Signature du concordat entre Napoléon et le Saint-Siège le 15 juillet 1801 par François Gérard

L’idée de Napoléon n’est pas goûté par les républicains, qui trouvent que le concordat laisse trop de place à l’Église, et le Pape, qui trouve que le concordat laisse trop de place à la République. Mais le pape l’accepte, et collabore à sa mise en place.

Vu de loin, le Concordat ressemble à un édit de Nantes réussi. Bonaparte appartient bien à la tradition des « politiques » du XVIe siècle, dont il partage à la fois le souci de pacification civique, l’affirmation de la supériorité du lien politique sur l’appartenance religieuse et la préférence pour un gouvernement monarchique fort, à la limite de l’absolutisme.

Mais il va plus loin que l’édit de Nantes : les minorités n’ont pas seulement la tolérance, mais une liberté d’opinion religieuse et une pleine liberté de culte. Le catholicisme n’est plus que la « religion de la majorité des Français », il n’a plus de position privilégiée. Le concordat acquiert force de loi le 8 avril 1802.

Si [le concordat] donn[ait] aux protestants une sécurité juridique sans précédent, [il] enferm[ait] leurs communautés dans un réseau de règles dont certains considèrent qu’elles ont finalement limité leur dynamisme interne.

Finalement, le compromis convient aux catholiques, qui gardent une position majoritaire, et aux républicains, car ce n’est pas une restauration de la chrétienté.

Le Concordat, à travers le XIXe siècle

Restauration des Bourbons: 1815-30

Sous la restauration des Bourbons (Louis XVIII et Charles X) le concordat mute : on garde la reconnaissance des mêmes cultes, la pleine liberté de croyance et de culte, l’égalité des citoyens devant la loi et l’accès aux postes officiels. Mais le catholicisme est officiellement religion de l’État. Cela garde un espace entre religion de l’État —exclusivement catholique — et religion de la France. Mais ce compromis ne marche pas : pas assez respectueux de la religion romaine disent certains catholiques ; laissant trop de champ au catholicisme, disent les minorités religieuses.

Le conflit religieux renaît sous les Bourbons, alors qu’il avait disparu sous l’Empire. Les anticléricaux attaquent méchamment l’Église, les catholiques la défendent en profitant de son statut de religion d’État, pour revenir petit à petit vers un modèle d’Ancien Régime.

Du côté des catholiques détestant cet ordre « athée », on a l’argument de Lamennais : l’État gère les cultes et légitime des doctrines contradictoires, ce qui prouve que la Vérité n’est pas son but, mais une « utilité publique » au contenu athée. Pour Lamennais et d’autres catholiques, c’est de l’athéisme d’État.

Elle est restée le signe le plus visible des difficultés de ce qu’on a appelé plus tard le catholicisme intransigeant, qui, en France, n’a jamais été assez puissant pour imposer ses vues à une société en voie de sécularisation, mais qui le fut souvent assez pour entretenir les sentiments hostiles des non-catholiques.

Félicité Robert de Lamennais, auteur catholique opposé à une religion d’État catholique sous régime concordataire, en faveur de l’Ancien Régime.

1830-1875: De la monarchie de Juillet au début de la IIIe république.

Pendant la Restauration, l’idée d’une séparation entre l’Église et l’État rassemble, en plus des libéraux, des protestants et des catholiques insatisfaits des contraintes du Concordat bourbon, et même des conservateurs qui veulent que la doctrine de l’Église puisse être pleinement libre et normative, chose impossible avec le Concordat.

À l’avènement de la monarchie de Juillet, le catholicisme n’est plus à nouveau que « la religion de la majorité des Français ». Mais cela ne suffit pas à calmer les craintes de chaque camp ayant émergé sous les Bourbons. La IIe république en 1848 franchit une étape en ne mentionnant même pas cette majorité, mais en se contentant strictement de la liberté religieuse, sans autre distinction entre les religions. Il faut dire que la révolution de 1848 est moins tendue au niveau religieux que la restauration des Bourbons ou que la chute de Charles X.

Après quelques mois, l’Église penche du côté du « parti de l’ordre » qui donne le IIe Empire. Pendant cette période, l’opposition Église-République change : elle devient un conflit plus purement partisan entre une droite catholique et une gauche anticléricale. Prenons le temps de décrire chaque camp.

Les catholiques sont divisés entre des vrais contre-révolutionnaires, qui trouvent que le concordat est un athéisme d’état, et des catholiques libéraux. Les réactionnaires sont d’abord favorisés par le régime, puis ils se désenchantent en 1859, parce que Napoléon III ne soutient pas assez le pape. À partir de 1859, des catholiques libéraux comme Montalembert et Lacordaire ont plus d’influence. Ils pensent que la liberté religieuse ne s’oppose pas au catholicisme. Certes, ce n’est pas conforme à la doctrine romaine, mais on peut l’accepter en tant que compromis prudentiel. Ce compromis libéral est heurté par l’encyclique Quanta cura 1864 de Pie IX qui condamne la démocratie, la liberté religieuse, l’indépendance du temporel. La montée des ultramontains les marginalise à nouveau. Par conséquent, le camp « laïque » devient ce camp athée anticlérical que l’on connaît.

Pie IX, dont la résistance au modernisme contraria les efforts des catholiques libéraux

Parmi les « laïques » il y a aussi des divisions. Il y a :

  • des athées matérialistes purs et durs, passionnément antireligieux ;
  • des positivistes qui pensent que la science va dissiper la religion, athées matérialiste sans la passion antireligieuse. Ils se divisent encore entre partisans d’Auguste Comte qui veulent établir la nouvelle religion de l’humanité, et partisans d’Émile Littré qui pensent que ce n’est ni possible ni souhaitable.
  • Des déistes, sur le modèle de la religion du vicaire savoyard de Rousseau ou de celle de Voltaire, et qui peuvent s’entendre avec les protestants libéraux, dont le christianisme abandonne peu à peu le contenu dogmatique traditionnel au profit d’une religion sentimentale et humanitaire. C’est dans ce groupe que se trouve Alexandre Vinet, dont il a été question dans un autre article.

À ce stade, ce camp laïque est idéologiquement très large, des conservateurs républicains jusqu’aux socialistes du temps.

Le concordat sous la IIIe République

La loi de 1905 ne fait plus aujourd’hui débat, mais son interprétation varie encore : certains veulent aller encore plus loin pour supprimer le régime concordataire de l’Alsace-Moselle et la loi Debré (qui permet de financer l’enseignement privé sous contrat). Mais l’interprétation majoritaire suit plutôt Aristide Briand : la loi de 1905 termine un conflit, elle n’est pas une victoire temporaire. L’État est religieusement neutre, il ne s’occupe pas des affaires des Églises qui sont libres. Le camp militant est appelé « laïciste » et le camp irénique est appelé « laïque ».

Pour les laïques, les lois scolaires de Jules Ferry (1881-1882) et de Waldeck-Rousseau (association loi 1901) sont bien équilibrées ; mais Émile Combes va trop loin en expulsant les congrégations enseignantes, l’équilibre est rétabli avec 1905. Il y a ainsi un anticléricalisme « extrême » et illégitime. Mais d’après Raynaud, ça ne colle pas avec la réalité, parce que :

  • Des « gentils modérés » comme Ferdinand Buisson et Anatole France ont soutenu Combes.
  • Il y avait un anticléricalisme ouvrier bien implanté, ce sont les modérés qui étaient décalés par rapport au peuple de gauche.
  • Il y a aussi des anticléricaux durs comme Clémenceau qui se sont ralliés à Aristide Briand « modéré ».
  • René Viviani, « modéré », disait sur la loi de 1905 : Nous avons éteint dans le ciel des étoiles qu’on ne rallumera plus. Nous avons appris au travailleur, au misérable, que le ciel ne renferme que des chimères. Les modérés ne sont donc pas si iréniques qu’on voudrait bien le faire croire.

En 1875, les républicains les plus à gauche remportent les élections législatives, contre des conservateurs. La politique religieuse consiste d’abord à garder le Concordat en place, ne serait ce que pour garder le contrôle sur les catholiques, et gêner les ultramontains. C’est sous le Concordat que les républicains « laïcisent » l’école, les hôpitaux, la justice et rétablissent le divorce. Contre les accusations d’athéisme d’état, Jules Ferry se contente de dire que l’état est laïque, ce qui signifie que la laïcité n’avait pas besoin de la séparation de l’Église et de l’État.

Il y a deux batailles principales pour la mise en place de la laïcité : (1) la venue à l’existence d’une école laïque et (2) la suppression des congrégations enseignantes.

La bataille de l’école

L’idée de l’école laïque était de fournir à tous un enseignement religieusement neutre, mais selon les mots même de Ferry, absolument pas neutre politiquement, et encore moins philosophiquement. Les instituteurs n’étaient pas obligés de défendre la moindre politique républicaine, mais ils devaient avoir à cœur de défendre les idées qui sont l’honneur et la raison d’être de la France moderne, c’est à dire les immortels principes de 1789 1. De là naissent trois questions abordées dans les débats :

  1. Les conditions d’exercice de l’éducation religieuse : Jules Ferry n’était pas contre que l’on fît du catéchisme dans les écoles, mais la loi du 28 mars 1882 prévoit que le catéchisme ne sera pas fait dans les écoles ; en échange on laisse un jour disponible en dehors du dimanche (ce sera le jeudi) pour l’enseignement religieux.
  2. L’enseignement moral : comment enseigner les devoirs envers Dieu ? Il n’y avait pas que les catholiques qui souhaitaient que l’école laïque enseignât les devoirs envers Dieu ; même des protestants libéraux comme Ferdinand Buisson ou des déistes des Lumières comme Félix Pécaut étaient pour. Mais Jules Ferry était déterminé à bannir tout enseignement théologique, qu’il soit chrétien ou illuministe, espérant qu’à long terme, on aurait une humanité « sans Dieu ni roi ».
  3. Peut-on vraiment faire une morale indépendante de la religion ? Jules Ferry était très sûr de lui sur la nécessité d’enseigner la morale, qui ne devait pas être une pierre d’achoppement avec les catholiques, étant donné qu’il ne s’agissait selon lui que d’enseigner la bonne vieille morale de nos pères. Il n’y avait pas, selon lui, de différences éthiques importantes entre chrétiens et partisans des Lumières : c’était peut être faux en théorie, mais en pratique, tous les Français étaient encore très unis dans leurs mœurs, quels que fussent leurs différences idéologiques.
Jules Ferry, qui espérait que l’école laïque engendrerait une humanité « sans Dieu ni roi ».

Dans les premières années de l’école laïque, il y eut énormément de critiques de la part des catholiques envers cette « école athée », et ce d’autant plus que l’école publique cohabitait avec un puissant réseau d’écoles confessionnelles, qui étaient à égalité avec elle (loi Falloux). Alors la IIIe République restreignit les avantages de l’école confessionnelle : plus de subventions aux écoles primaires, seules les universités publiques donnent des grades universitaires. On rentre dans la deuxième phase du conflit : l’interdiction des congrégations enseignantes. C’est ici qu’Émile Combes s’illustre, aboutissant à la fermeture de 2 000 écoles catholiques.

Au départ, les ordres religieux (congrégations) enseignants avaient été abolis pendant la Révolution. Napoléon les toléra sous régime d’autorisation, et c’est ce régime qui s’était maintenu à travers le XIXe siècle. Les républicains les détestent pour plusieurs raisons :

  • L’héritage historique des querelles révolutionnaires désigne les congrégations comme des ennemis naturels.
  • Juridiquement, elles échappent au contrôle du Concordat, car leur supérieur n’est pas un évêque nommé par l’État.
  • Elles ont un statut juridique qui échappe à la logique individualiste du droit républicain (vœux religieux s’opposant à la liberté des individus, et s’opposant à la logique où l’État garantit les libertés des individus contre tout corps intermédiaire). C’est ce genre de choses qui fait que les congrégations ne pouvaient pas être des associations loi 1901.
  • Les congrégations sont des nids d’anti-républicains, d’un point de vue idéologique et politique, en plus de gêner ou de concurrencer les écoles laïques.

Émile Combes (parti radical) devient président du Conseil avec pour objectif de neutraliser les forces anti-républicaines, et notamment la droite catholique. Il refuse systématiquement l’autorisation aux congrégations enseignantes et persécute légalement la plupart des congrégations, comme le montre l’expulsion des Chartreux en 1903. La loi du 7 juillet 1904 interdit toute activité d’enseignement aux congrégations. Le 4 septembre 1904, Combes explique : Il nous tarde plus qu’à qui que ce soit de pouvoir dire en toute vérité qu’en France, l’enseignement congrégationnaliste a vécu.

Émile Combes, à la tête du gouvernement le plus agressivement anticlérical de la IIIe République

Quel fut le bilan du ministère de Combes ? Sa politique anticléricale aggressive fut certes plus brutale que ce que l’on a connu, mais pas en rupture avec celle des républicains précédents. Combes a appliqué à l’école ce que les républicains avaient fait en 1880 à la magistrature. Avant les congrégations enseignantes, les républicains avaient exclu les Jésuites en 1880. D’ailleurs, Combes n’était pas un athée : il était un ancien séminariste, a ensuite fait des études de lettres sanctionées par une thèse sur saint Thomas d’Aquin et une thèse latine sur saint Bernard de Clairvaux, avant de devenir déiste. Il a été soutenu par bien plus que des athées furieux : par exemple, Anatole France, partisan d’une réconciliation entre républicains et catholiques en temps normal, a soutenu Combes en face de la rigidité des catholiques. Enfin, petite « bizarrerie » : Combes n’était pas pour une séparation de l’Église et de l’État ; au contraire, il trouvait le Concordat très utile. Cependant, sa politique dure a rendu la séparation inévitable.

  • Les libres-penseurs se sont mis à réclamer la Séparation pour que la République soit définitivement débarrassée des dogmes et des superstitions.
  • Les protestants étaient majoritairement hostiles à Combes, et réclamèrent la Séparation pour laïciser l’État sans détruire la religion.
  • Les socialistes voulaient la Séparation pour achever le combat sur la laïcité afin qu’on s’occupât enfin du volet social du programme républicain.
  • Une partie des catholiques se mit à douter que le Concordat fût si protecteur des droits religieux.
Caricature d’Achille Lemo-Combes en 1902, pour le Journal Le Pèlerin

La loi de 1905

Charles Péguy en dit: [La loi de Séparation de 1905] fut conçue dans un esprit combiste, mais opérée dans un esprit beaucoup plus républicain [au point d’aboutir] à un premier programme sérieux de liberté mutuelle organisée. Le rapporteur de la loi 1905 est Aristide Briand, certes libre-penseur, mais qui avait à cœur d’offrir un compromis acceptable aux catholiques tout en maintenant le régime de relations laïque entre Église et État.

Ce n’était pas gagné au départ : il y avait de tout au Parlement, des catholiques conservateurs criant à la persécution religieuse aux anciens communards voulant achever la déchristianisation jusqu’à faire disparaître l’Église. Mais il y avait aussi un parti qui voulait résoudre cette question par un compromis acceptable pour tous, comme Aristide Briand, Jean Jaurès, etc.

Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905.

La loi de 1905 et la laïcité

Il y avait deux écueils à éviter :

  • L’accusation d’athéisme de la part des catholiques, dont la dogmatique ne pouvait rien accepter de moins que le catholicisme comme religion unique. Mais le camp catholique était heureusement fatigué par vingt-cinq ans de défaites.
  • Le statut des associations cultuelles, appelées à gérer les lieux de culte : la loi de 1901 ne convenait pas car elle était trop individualiste pour l’Église catholique. L’article 4 tranche en disant que les lieux de culte seraient entre les mains d’associations présidées par les évêques, nommés uniquement par le pape, et tant pis pour le gallicanisme.

D’une certaine façon, on laisse une part d’intégrité à l’organisation du culte catholique que le Concordat lui refusait, en faisant le pari qu’à l’intérieur de l’Église se développeraient des courants plus favorables aux républicains. Comme le dit Aristide Briand à l’attention des libre-penseurs : Si vous voulez que la Raison libre ait un abri, construisez-le-lui, mais n’essayez pas de la faire coucher dans le lit de l’Église. Raynaud en dit :

La République avait cessé de « reconnaître » l’Église catholique, mais elle la comprenait beaucoup mieux qu’auparavant.

Bizarrement, les évêques refusèrent de reconnaître la légitimité de ces associations cultuelles jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, lorsque Pie XI l’accepta dans Maximam gravissimamque. De même tous les conflits entre « cléricaux » et « laïques » ne disparurent pas, mais cela n’empêcha pas la loi de 1905 d’être une référence universellement acceptée aujourd’hui.

Mais, selon ce que dit Raynaud, ce consensus fut possible parce qu’il y avait des ambiguïtés volontaires, voire des contresens dans le texte. Il propose de décrire ce qu’elle n’est pas.

  • La loi de 1905 n’est pas la première fois qu’on a séparé Église et État. Les Américains l’ont fait bien avant. Par contre, elle est l’héritière d’une histoire conflictuelle de relations Église-État qui font que la laïcité française est plus étatiste et moins libérale que la séparation américaine.
  • D’ailleurs, autre spécificité, cette fois contre le régime belge : la Laïcité française ne reconnaît pas l’athéisme comme une croyance, et n’importe quelle opinion comme un culte.
  • Autre point important : la loi de 1905 n’est pas un élément de la constitution française. Cela veut dire que le Concordat maintenu en Alsace-Moselle, ou les lois gérant l’Islam du temps de l’Algérie française (étrangères à 1905) ne sont pas hors jeu.

La jurisprudence établie par le conseil d’État a eu tendance à renforcer la non-intervention de l’État dans les affaires religieuses, mais sans clore les querelles sur la relation religion-État (cf. la loi de 2004 contre les signes religieux à l’école).

La loi de 1905 n’a donc pas clos l’histoire de la laïcité, car cette histoire ne se réduit pas à l’avènement d’un État neutre qui serait indifférent à la manière dont les religions agissent dans la société. Dire, comme on le fait aujourd’hui, que l’État seul est laïque, et non la société, n’aurait pas eu beaucoup de sens pour les républicains, ni d’ailleurs pour leurs adversaires catholiques intransigeant. La neutralité de l’État était d’abord un moyen propre à garantir la liberté des croyants. Comme aimait à le dire Jules Ferry, la laïcité de l’État n’avait certes pas pour objet de supprimer la liberté des croyants, mais elle devait néanmoins protéger l’ensemble des citoyens contre les tentatives d’une partie de la société religieuse de dominer la société civile.

Ainsi donc, il convient de nuancer la campagne « Libre de le dire » faite par le CNEF : Nous sommes libre de le dire, mais pas libres de faire obéir.

Les catholiques et la République: du conflit à l’acceptation

Premier conflit politico-religieux après la loi 1905 : les inventaires, qui hérissèrent et mobilisèrent des masses. Mais il suffit de retarder cet inventaire d’un an, car déjà on se dirigeait vers une acceptation réciproque du compromis de 1905. Les catholiques libéraux trouvèrent enfin un environnement favorable pour s’exprimer, et gagnèrent de l’influence en faisant notamment remarquer que la loi 1905 permettait une plus grande intégrité dans l’organisation du culte et de l’Église catholique.

De fait, le pape profita des avantages de la laïcité (il nomme quatorze évêques ultramontains sans interférence de la part de l’État) sans en reconnaître la légitimité, ce qui parut déraisonnable. La Première Guerre mondiale accéléra la réconciliation entre « les deux France » (républicaine et catholique). Cette opposition se termina par un ralliement dans l’encyclique Maximam gravissimamque le 18 janvier 1924. Rien n’avait été changé à la loi. On peut même dire que les relations entre l’Église catholique et l’État français se normalisèrent par la suite, au point où l’Église s’éloigna de l’extrême droite et accepta dès l’instauration de la IVe république qu’elle fût laïque. Selon les mots d’Edgar Morin, nous sommes aujourd’hui dans la « catholaïcité » française.

Pie XI, qui accepta la laïcité française par son encyclique Maximam gravissimamque en 1924.

La catholaïcité comme religion française

C’est un terme moqueur désignant le fait que notre État et sa sphère officielle sont religieusement neutres, mais que les fêtes catholiques restent des fêtes nationales feriées, que l’on fait des crèches dans les mairies, et que, de manière générale, le fond culturel français reste catholique. Ce n’est pas nouveau: au XIXe siècle, une fois que le dimanche ne fut plus un jour de repos obligatoire, les républicains le laissèrent volontiers être un jour de repos tout court ; les fêtes catholiques trouvèrent naturellement une place dans le calendrier des jours fériés civils ; les congrégations interdites en France furent encouragées dans les colonies ; républicains comme catholiques se virent volontiers protecteurs des chrétiens d’Orient…

La seule exception à cette alliance entre catholiques et laïques fut l’Algérie, qui eut un régime légal à part dès Charles X. Au départ, la religion musulmane exclut de la citoyenneté. La loi 1905 ne fut pas vraiment appliquée en Algérie, parce qu’on ne pensait pas que les musulmans pussent faire la distinction entre sphère religieuse et sphère civile qu’elle préssuposait. Ce n’est pas que les républicains furent hostiles à l’islam : depuis les Lumières, l’islam paraissait plus conforme à la « religion naturelle » fantasmée depuis Voltaire. Mais ils ne trouvèrent pas de responsables religieux musulmans algériens disposés à accepter l’idée d’un État sans religion, et qui ne considérèrent pas la laïcité comme un délire d’Européens. Comme le dit Paul Ricoeur : Notre laïcité ne peut être perçue par les musulmans que comme une idée folle issue d’une religion fausse.

Autre point de rapprochement entre catholiques et laïques : au début du XXe siècle, ils avaient basiquement les mêmes mœurs. Les républicains croyaient eux aussi en la loi naturelle, même s’ils n’étaient pas thomistes, et croyaient aussi que la loi devait défendre le bien contre le mal. Les différences de mœurs étaient davantage dues à des différences sociales que religieuses. On trouvait des « laxistes » et des « rigides » dans les deux camps. Républicains comme catholiques se méfient de la sévérité morale sexuelle, ils se moquent tout deux du « puritanisme » des nations protestantes. Ce décalage entre un conflit virulent au niveau politique et une société catholique ou quasi-catholique s’explique par le fait que les hommes étaient beaucoup plus souvent athées que les femmes, mais que eux seuls votaient : il en naissait donc des conflits au niveau politique qui n’existaient pas au niveau social.

Pour ce qui concerne l’établissement de l’école laïque, ce fut finalement relativement apaisé et assez vite accepté. Certes, les instituteurs d’avant 1914 étaient laïques et anticléricaux, mais cela ne fait pas d’eux des athées militants. Ils étaient à l’image de Jules Ferry : attachés à ce que les lois vinssent de l’État seul, mais pas opposés aux croyances. Ils étaient facilement déistes ou libéraux. Dans les campagnes, les instituteurs devinrent une sorte de rival politique du curé, occupant la même fonction de « lettré local », mais sans conflit ouvert pour autant : les rôles étaient plutôt redistribués et complémentaires: l’instituteur enseignait, le prêtre catéchisait et s’occupait des mariages, baptêmes, obsèques, etc.

Les souvenirs des conflits entre républicains et catholiques de la IIIe république se sont estompés, et l’on a plutôt une nostalgie et des représentations gommant ces tensions, à l’image des films de (ou autour de) Marcel Pagnol: une mignonne rivalité entre le père de Marcel Pagnol instituteur et l’oncle Jules catholique très pratiquant. En dehors des terres très contre-révolutionnaires, le fait que l’école primaire n’ait pas touché aux structure de socialisation catholiques (paroisses, catéchisme, etc.) a désamorcé le conflit. Dans l’éducation secondaire, le fait que le lycée reste très attaché aux classiques français a rassuré la bourgeoisie catholique, même si l’on y a été plus opposé que les écoles primaires. L’université a perdu son caractère chrétien, mais les catholiques y ont trouvé leurs bastions, comme la philosophie ou le droit, et s’y sont bien intégrés. L’historiographie insiste sur la continuité entre la France catholique et la République en mettant l’accent sur la « construction nationale ».

Bref, la religion publique française semblait s’être stabilisée : un État neutre ou laïque, une société aux mœurs chrétiennes, la nation sacrée. Mais c’était un équilibre instable, et à peine cette formule trouvée, elle fut modifiée.

La victoire finale de la Laïcité au XXe siècle

Le « second ralliement » des catholiques en 1924 n’a pas amené que la paix politique entre républicains et catholiques : ce fut aussi le début d’une acceptation de toute la modernité dans l’ensemble du catholicisme.

Jusqu’ici, c’est en France que le monde catholique avait le mieux résisté et articulé son refus de la modernité, dans tous les domaines. La première conséquence inattendue du second ralliement fut la condamnation de Maurras et de l’Action française par les autorités religieuses catholiques, la soumission aux autorités religieuses soigneusement entretenue par l’Action française se retournant contre elle. Mais le monde catholique ne rentrait pas encore pleinement dans le jeu politique de la République, qui restait dominé par les Républicains et associés. Cela ne changera qu’à la Libération.

Vichy, la Résistance et la IVe république

L’État français (régime de Vichy) eut une politique réactionnaire et anti-républicaine qui s’opposa à la laïcité (sans revenir sur ces lois). Par conséquent, une large partie des évêque le soutint. C’était une petite revanche contre les purges républicaines des années 1880. Les congrégations enseignantes furent à nouveau autorisées. Mais tout le monde catholique ne suivit pas le Maréchal : une part non négligeable d’institutions ou de groupes catholiques bascula dans la Résistance.

D’ailleurs, la guerre fut l’occasion d’une recomposition du paysage politique, qui ne serait jamais plus celui de la IIIe République : il n’y avait plus de parti radical (le plus anticlérical), le parti communiste bousculait la SFIO, et le MRP (Mouvement républicain populaire) d’inspiration démocrate-chrétienne [centre droit], favorable à la laïcité et qui faisait participer davantage les catholiques, émergea. C’est grâce à cela que les congrégations enseignantes restèrent en exercice après la guerre. Avec la guerre froide, le rapprochement entre SFIO et MRP allait brouiller la frontière entre laïques et catholiques.

La question scolaire sous la Ve République, de la loi Debré au projet Savary

À l’avènement de la Ve République, le pouvoir était entre les mains de De Gaulle et le RPF. De Gaulle avait une vision de la laïcité encore différente de celles des IIIe et IVe Républiques : la France était à ses yeux indiscutablement chrétienne, mais la laïcité avait été utile pour guérir les divisions nationales en réaffirmant la souveraineté de l’État. Il rejeta donc les nouveaux concordats proposés, parce qu’ils diminuaient la souveraineté de la France.

Cette vision permit d’aider l’enseignement catholique par la loi Debré (31 décembre 1959) créant les écoles « privées sous contrat », toujours en vigueur : les enseignants des écoles privées sous contrat sont rémunérés par l’État. Ces écoles peuvent intégrer la vie religieuse et le culte dans le temps et l’espace scolaire. En contrepartie, les programmes sont strictement les mêmes que l’enseignement public, et ils sont contrôlés par l’Inspection académique, ils doivent respecter la liberté de conscience et il est interdit de refuser des enfants d’autres religions.

Cela a évidemment pour effet de limiter l’homogénéité des élèves, de réduire l’importance de la vie religieuse dans l’institution et, à terme, d’attirer dans l’enseignement privé des familles non catholiques et décidées à le rester. L’enseignement catholique élargit son public, mais il a sur celui-ci moins d’autorité et d’influence.

Au final, cette mutation crée un nouvel équilibre : côté laïque, on laisse la laïcité être gérée par des religieux. et côté catholique, je cite Raynaud :

en contrepartie, les catholiques ne pouvaient faire « reconnaître le caractère propre » de leurs écoles que si celles-ci acceptaient d’abandonner leur contre-culture dans leurs programmes d’enseignement et d’accueillir des élèves issus de familles de toutes convictions dans le respect de la liberté de conscience.

Cet équilibre, quoiqu’il soit critiqué parfois, n’a jamais été modifié ni dans un sens ni dans l’autre. Les militants laïques très présents dans le bloc de gauche militent au départ pour le principe « école publiques, fonds publics ; école privée, fonds privés » mais elle doit l’abandonner parce que cela heurte les intérêts de non-catholiques dans les écoles privées. Alors ils proposent en alternative d’intégrer l’enseignement privé sous contrat dans une grande tutelle qui regroupe l’administration de l’enseignement dans un grand ministère de l’Éducation nationale un peu démocratisé, plus une énième demande de suppression du Concordat en Alsace-Moselle. C’est le projet Savary de 1984, qui échoue sur ce point.

Attention cependant : 1984 n’est pas la victoire des contre-laïcards ; on ne retrouve pas en 1984 le combat de 1905. Par exemple, il y a eu des laïcards qui approuvaient le principe mais rejetaient l’exécution de Savary, parce qu’il laissait trop de singularité à l’enseignement catholique.

En réalité, la gauche rejetait déjà l’école de la IIIe république (trop colonialiste, trop formel etc), et voulait surtout supprimer un concurrent à l’école publique. De son côté, les partisans de l’école libre avaient déjà perdu l’aspect contre-culturel et alternatif de l’école privée sous contrat, et voulaient surtout garder la possibilité de pouvoir se tourner vers une école plus malléable aux souhaits des parents. Ce n’est vraiment, vraiment plus le combat du début du XXe siècle. Jean-Pierre Chevènement permet de se sortir de ce mauvais pas sans perdre la face.

De nos jours

À gauche, la laïcité est toujours un point acquis, mais on se divise entre une laïcité « ouverte » et « fermée » selon la manière dont on veut y intégrer l’islam. Le découplage entre catholiques et maurassiens s’est confirmé, et Vatican II enlève les derniers obstacles au modernisme, les syndicats chrétiens se déconfessionalisent. Le programme du CNR (Conseil national de la Résistance) met en avant la question sociale plutôt que la querelle religieuse, et les catholiques s’y insèrent plus facilement. Les transformations qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale (urbanisation, industrialisation puis désindustrialisation) ont brisé les réseaux de socialisation et les mœurs des catholiques comme des républicains du début du XXe siècle.

L’école elle-même a changé et n’est plus le champ de bataille entre laïques et catholiques. L’école « républicaine » d’aujourd’hui est le nom d’un animal complètement différent de l’école laïque de la IIIe république. L’Église a muté, Vatican II faisait le pari qu’en embrassant la modernité et le libéralisme, elle allait rendre l’Église pertinente et lui faire regagner son autorité. Au lieu de cela, Vatican II l’a vidée, le catholicisme n’est plus la religion de la majorité des Français.

C’était pertinent et crédible dans les années 60, où certaines organisations de jeunesses étaient vigoureuses et l’hostilité à la religion au plus bas. Avec le recul, ce fut une catastrophe : tout ce qu’il reste aujourd’hui aux philosophes catholiques, c’est de dire que ce furent les vrais premiers libéraux.

Une partie importante et peut-être majoritaire des croyants et de l’Église elle-même tend de plus en plus à se voir comme l’avant-garde d’une religion vaguement humaniste dont on voit de moins en moins ce qu’elle a de proprement chrétien. […] La foi n’a pas disparu mais la domination de la religion sur les mœurs de la société et sur les croyances des individus n’a pas survécu à la séparation de l’Église et de l’État ou même à la fin de la tutelle de la première sur le second.

Je précise ici qu’à ma connaissance Philippe Raynaud n’est pas chrétien. Son témoignage est d’autant plus intéressant.

Voilà qui donne raison aussi bien aux anticléricaux les plus radicaux qu’aux catholiques les plus intransigeants du XIXe siècle. Mais loin d’aboutir à la paix, on a au contraire une montée de tensions identitaires compliquées à gérer. La querelle républicaine et catholique est pacifiée, mais voici que nous avons toujours des tensions religieuses, qui existent justement à cause de la disparition de ce dipôle.

Nous sommes dans une ère de « sortie de la religion » (Marcel Gauchet), c’est à dire que la religion a cessé d’être la matrice organisatrice de la société (ce qui ne dit rien sur la pratique et la croyance individuelle). Paradoxalement, les forces qui se sont opposées à cet ordre religieux se sont affaiblies elles aussi. Comme on l’a dit dans les années 1980 « la Révolution française est terminée » : la droite accepte la République, la gauche renonce à la Révolution, les deux renoncent à une politique « volontariste ».

La fin du pouvoir politique de la croyance religieuse réalisait littéralement le programme laïque, mais cette évolution s’est également traduite par une désacralisation radicale de l’État, qui n’avait plus de pouvoir sur l’Église et qui avait perdu son grand rival historique.

Ainsi, la dévitalisation des républicains classiques répond à celle des catholiques, et la « catholaïcité » (ordre culturel de 1905 aux années 70) paraît de plus en plus obsolète. La laïcité ne porte plus son eschatologie libérationniste du début du XXe siècle, elle n’est plus qu’une indifférence officielle. Qui peut défendre une simple indifférence ?

Conclusion

La laïcité est d’abord la forme française du processus qu’on appelle sécularisation, qui a progressivement gagné tout le monde occidental. Si elle paraît moins libérale que les régimes anglais ou américain, c’est parce qu’elle part d’une révolution faite contre un état absolutiste et catholique, et non contre un état constitutionnel et protestant. La séparation est aussi la conclusion la plus logique au vu de l’intransigeance du catholicisme face à la modernité. Bref, elle n’est pas un régime plus contraignant envers la liberté que les autres régimes occidentaux.

Le principal problème de la laïcité est que c’est un compromis qui fut accepté pour les raisons suivantes, dont aucune n’existe plus aujourd’hui :

  • Elle était le moyen de faire avancer et de couronner la Révolution française.
  • Elle s’appuyait sur un amour et une vision de la nation communs aux républicains comme aux catholiques. Il y avait donc une base commune en dehors de la religion.
  • Les mœurs étaient proches et assez homogènes, si bien que les catholiques n’avaient pas sérieusement à craindre que les athées ne respectent pas basiquement la loi naturelle.

Dans la France d’aujourd’hui, où la Révolution française est terminée, et où la nation n’est plus le cadre unique du débat politique, le consensus moral sur lequel reposait le monde « catholaïque » a disparu et les critiques les plus virulentes contre la laïcité n’émanent plus de l’Église catholique mais d’une religion nouvellement apparue dont rien ne garantit que la République laïque soit en mesure de la comprendre.

De là, il y a trois voies :

  • Se dépécher d’enterrer la laïcité pour embrasser pleinement le communautarisme multiculturaliste.
  • Vouloir restaurer la « catholaïcité » : État neutre, mais sphère culturelle marquée par le catholicisme en insistant sur la laïcité et la Révolution française: c’est ce que désirent des républicains « classiques » comme Laurent Bouvet, Jean-Pierre Chevènement, et les souverainistes de gauche de manière générale.
  • Vouloir restaurer la « catholaïcité » en insistant sur le « catho » façon de Gaulle: c’est ce que désirent des souverainistes de droite comme Éric Zemmour.

Philippe Raynaud pense qu’une quatrième voie est possible, ne serait-ce que parce que ce qui menace notre laïcité aujourd’hui est commun à tous les pays occidentaux, de tradition catholique ou protestante, quels que soient aussi leurs régimes légaux et leurs modèles de tolérance religieuse. Tous les pays occidentaux galèrent à égalité, et la France n’est pas pire que les autres. En fin de compte, Philippe Raynaud est plutôt optimiste sur un rebond de la laïcité, que ce soit avec son accent républicain ou chrétien, parce que l’époque est plutôt favorable à un retour des nations, et à une réaffirmation de « l’esprit général » (Montesquieu) français.

  1. Jules Ferry, discours d’Épinal du 23 mai1879.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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