« Au commencement était le christianisme médiéval. En ce temps-là, la terre était couverte de fanatiques sanguinaires qui ont tué douze milliards de gens dans les guerres les plus atroces. Puis de courageux apôtres vinrent prêcher les lumières de la Raison, et alors s’ouvrit l’âge d’or des libertés exprimées dans les éternels principes de 1789, rejetant les obscures superstitions du passé et domestiquant enfin la religion à sa juste place : purement privée, purement spirituelle, purement volontaire. Depuis, nous vivons dans une nation humaniste et parfaite. Honte et anathème aux intégristes, aux prosélytes, aux évangéliques qui ne savent pas toujours où est la juste place de leur foi. Honte à ceux qui mettent en danger les remparts de la laïcité, qui nous protège contre la barbarie fanatique… »
Tel est le récit des origines du libéralisme, et ce qui la vérité de base de notre société. Certes, peut-on admettre, elle a des défauts, mais c’est toujours mieux que de vivre dans les ténèbres des guerres de religion. Alors même que l’avènement du libéralisme s’est accompagné du génocide des Vendéens et des grandes croisades napoléoniennes, les chrétiens sont sans cesse ramenés aux guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles, et sont les seuls coupables des violences idéologiques.
Je connaissais l’argument qui consistait à rappeler que le libéralisme et l’athéisme avaient tué davantage que le christianisme. La Terreur a tué plus de monde en quatre ans que l’Inquisition en quatre siècles. Le problème, c’est que cela ne marche pas : deux sorcières tuées par l’Inquisition sont plus plaintes que cinq cent mères vendéennes noyées dans la Loire.
Je connaissais l’argument qui consiste à dire que les guerres de religion n’étaient pas à base de religion, mais de politique seulement. Mais le problème, c’est qu’il y avait bien des motifs religieux aussi.
Or, j’ai lu cette semaine un livre de William T. Cavanaugh Le Mythe de la Violence Religieuse, publié en 2009, qui propose une interprétation plus juste des guerres de religion, et révèle l’histoire du premier paragraphe pour ce qu’elle est : un mythe, une simple cosmogonie libérale destinée à protéger et légitimier l’ordre libéral dans lequel nous vivons tous. Sans plus tarder, exposons le chapitre 3 de ce livre.
Formulation du mythe
Les guerres de religions des XVIe-XVIIe siècles font partie de la « cosmogonie séculière » : elles constituent le chaos primordial à partir duquel la modernité libérale est venue mettre son ordre, « et voici cela était bon ». Cavanaugh revisite ce mythe des origines, non pour dire que la religion est innocente, mais que les guerres de religion furent le processus même de séparation entre religion et politique.
Je ne prétends pas que ces guerres ne relevaient pas vraiment de la religion, mais plutôt de la politique, de l’économie ou de la culture. […] Présenter de tels arguments revient à supposer que l’on peut facilement faire le tri entre ce qui est « religion » et ce qui est « politique », etc. dans l’Europe de la Réforme. Je dis plutôt que ces guerres faisaient elles-mêmes partie du processus de création de ces distinctions. La création de l’État moderne, en d’autres termes, n’était pas simplement la solution à la violence des XVIe et XVIIe siècles, mais était elle-même impliquée dans cette violence.
William T. Cavanaugh, The myth of religious violence, p.124.
Rien que dans la formulation de ce mythe, il y a des incohérences :
- « Au vu des épouvantables massacres des fanatiques, les magistrats ont mis en place les premiers pas de la laïcité, à travers l’édit de Nantes, que la Révolution française a parachevé ». Cependant, les concepteurs de l’édit de Nantes n’ont pas proposé la tolérance par principe, mais uniquement pour des raisons pragmatiques. L’objectif était bel et bien d’avoir un roi, une loi, une foi.
- « L’impossibilité pour l’Église occidentale d’être unie a engendré la nécessité de la liberté religieuse pour pouvoir à nouveau être unis. » Entre les états médiévaux et les états libéraux, il y a l’absolutisme royal. Les guerres de religion ne se sont pas arrêtées lorsque le libéralisme est venu au pouvoir, mais lorsque l’absolutisme a arraché le pouvoir des mains de l’Église. La liberté religieuse au sens libéral date au mieux de 1789 en France, mais le plus souvent du XIXe, voire du XXe siècle dans les autres pays ! Comment donc le libéralisme est-il censé être la conséquence nécessaire des guerres de religion ?
- Variante de John Rawls : « Le libéralisme est la solution trouvée au conflit théologique insolvable entre deux confessions normatives, absolues et expansionnistes (Réformés et catholiques). Il a donc été nécessaire d’entrer dans la sécularisation pour gérer cette opposition. » Le problème, c’est que les libéraux américains ont eux aussi justifié leur sécularisme par le même argument, alors qu’il n’y a jamais eu de guerre confessionnelle et pas même de trouble social lié au pluralisme religieux ! L’Establishment clause de la constitution américaine (équivalent de la loi de 1905 française) a mis fin à un conflit religieux qui n’a en fait jamais existé. Il y avait certes beaucoup de rebellions à l’époque, mais aucune n’avait de motif religieux. »
- David Held : « L’absolutisme était pour les hommes politiques le seul moyen possible de régler les querelles religieuses, et l’absolutisme a engendré le sécularisme. » Mais pourquoi juger que la dispute était impossible à régler à l’ancienne ? Ne serait-ce pas plutôt qu’ils ont jugé la querelle insolvable parce qu’ils ne voulaient pas que l’Église la résolût toute seule ?
Thèses fondamentales
Si l’on regarde bien, pour que le mythe fondateur du libéralisme fonctionne et soit vrai, il faut que les quatre thèses suivantes soient vraies :
- Les guerres de religion voyaient s’affronter deux camps confessionnellement homogènes.
- Ils s’affrontaient pour des raisons religieuses, et non politiques ou sociales.
- Leurs raisons religieuses étaient distinctes de leurs motivations politiques.
- C’est l’État moderne qui a mis fin aux guerres de religion.
Or chacune est fausse : les camps étaient religieusement mixtes ; il n’y avait pas de distinction entre religion et le reste de la vie à l’époque, tout était religieux et donc rien ne l’était en particulier ; l’État moderne est la cause et non la solution aux guerres de religion.
Réfutation
Des camps mixtes
Au cours même des guerres de religion, il y a eu des conflits entre même confessions, et des alliances entre confessions « ennemies ». Cavanaugh cite des pages entières de contre-exemple, mais je n’en donne qu’une partie.
- La Réforme a commencé en 1517, et la première « guerre de religion » — la guerre de Smalkalde — a eu lieu entre 1546 et 1547. Pour un conflit censé être inévitable, il fallut trente ans pour qu’il se matérialisât. Mieux même : pendant la décennie de 1520 (le début de la Réforme), l’empereur Charles Quint, catholique, fait la guerre contre… le pape, allant jusqu’à piller Rome en 1527, pendant qu’on prêche l’Évangile en Allemagne.
- La « première guerre de religion », que l’on appelle guerre de la ligue de Smalkalde, a vu un grand nombre de princes protestants du côté de… Charles Quint pour soutenir les intérêts catholiques, contre les princes protestants. Par exemple, le duc Moritz de Saxe, le margrave Albrecht-Albiciade du Brandebourg.
- En sens inverse, la Bavière catholique n’a pas fourni de soldats pour cette guerre, et a parfois fait des alliances avec des princes protestants au sein de la politique impériale.
- Les papes eux-même n’étaient pas « fanatiques » : Paul III a retiré son soutien militaire à l’empereur Charles Quint en 1547, de crainte que l’empereur ne devînt trop fort. Ainsi que le dit l’historien Blockmans, « le pape considérait que quelques apostats du nord de l’Allemagne étaient moins terribles qu’un empereur suprême. » En 1556, le pape Paul IV déclara la guerre au roi Philippe II d’Espagne qui était pourtant un catholique pieux.
- En 1552, les princes protestants d’Allemagne s’allièrent au roi de France Henri II (catholique) contre Charles Quint. Loin de défendre l’empereur et la religion, les princes catholiques d’Allemagne le laissèrent y aller tout seul, et être défait. C’est la fondation de la paix d’Augsbourg.
- Dans les armées de Charles Quint (utilisées contre les protestants), il y avait beaucoup de soldats luthériens, comme les lansquenets.
- Les guerres de religion françaises sont remplies de nobles changeant de confession à volonté, et de nobles de différentes confessions collaborant entre eux. C’en est au point où l’impression populaire était que ces conflits religieux étaient un complot de la noblesse pour égorger le peuple, le noble protestant retenant l’agneau que le noble catholique égorgeait.
- En France, nobles catholiques et huguenots collaboraient facilement lorsqu’ils s’agissaient de défendre leurs droits face à la montée de l’État moderne et absolutiste. Henri de Turenne, duc de Bouillon, catholique, dirigeait des troupes huguenotes en Guyenne et Périgord. Le gouverneur royal du Languedoc, Henri de Montmorency, a pris la tête d’une rebellion menée par des huguenots pour soutenir une constitution anti-monarchique. Il a combattu ensuite Jacques de Crussol, un ex-huguenot vandaliseur d’églises.
- En 1579, le duc de Guise, le principal persécuteur des protestants du royaume, déclara la guerre au roi. Il fut rejoint par… des nobles protestants.
- En 1583, Jean-Casimir du Palatinat (protestant) s’allia avec le duc de Lorraine (catholique, grand persécuteur de protestant) contre Henri III de France.
- Le roi de France lui-même fit parfois alliance avec les huguenots, comme Charles IX en 1571 pour intervenir dans les Pays-Bas habsbourgeois.
- Parmi le peuple français, les paysans catholiques n’étaient pas toujours opposés aux paysans huguenots. En 1562 à Agen, le baron François de Fumel interdit aux paysans huguenots de pratiquer leur culte. Les huguenots se révoltèrent, et accompagnés de centaines de paysans catholiques, vinrent à la résidence du baron pour le décapiter.
- En 1578, protestants et catholiques de Pont-en-Royans expulsèrent ensemble le capitaine protestant Bouvier, parce qu’il avait enfreint le traité de Bergerac.
- À la même époque, des révoltes populaires contre les taxes rassemblèrent aussi bien des catholiques que des protestants. Le protestant François Barjac mena une troupe formée de huguenots et catholiques contre le château de Crussols en Ardèche, en 1580. Il y eut beaucoup d’exemples de jacqueries mixtes, semblables.
- Le camp catholique était divisé entre la Ligue catholique partisans de la répression, et les politiques partisans de la tolérance. C’est pour contrebalancer l’influence de la Ligue que Catherine de Médécis promut Condé, Coligny et Navarre, contre le pouvoir du duc de Guise. C’est aussi contre cette faction que les rois de France se retrouvèrent parfois à faire alliance avec les huguenots.
- Des rois catholiques intervinrent en faveur des protestants pendant la guerre de Trente ans, comme Henri IV (passé au catholicisme) ou Charles Emmanuel Ier de Savoie.
- Jean-Georges Ier de Saxe (protestant) s’allia à l’empereur Ferdinand II (catholique) pour l’aider à reconquérir la Bohême catholique, pour récupérer les territoires de la Lusace. Cette conquête provoqua l’éradication du protestantisme en Bohême.
- Le cardinal de Richelieu demanda de l’aide aux protestants anglais et néerlandais contre les huguenots français. Qu’il ait seulement songé à le faire est déjà énorme, mais les Néerlandais répondirent à son appel et envoyèrent une flotte contre les hugenots lors du siège de la Rochelle !
- Le généralissime du Saint-Empire de 1625 à 1630, Albrecht von Wallenstein, n’hésita pas à employer des troupes et des généraux protestants dans son armée destinée à combattre… les protestants. Et nous parlons là de protestants réfugiés fuyant la persécution catholique.
- Le roi de Suède Gustave Adolphe (luthérien) trouva bizarrement très peu d’alliés parmi les protestants allemands. Les soldats suédois persécutèrent des paysans brandebourgeois protestants.
- La dernière phase de la guerre de Trente ans fut un conflit entre la France catholique et les Habsbourgs catholiques.
- En 1635, le roi d’Espagne très catholique enleva l’archevêque de Trèves. La France catholique lui déclara la guerre.
- Le pape Urbain VIII refusa de soutenir l’empereur catholique, et soutint plutôt l’alliance franco-suédoise, afin d’affaiblir le pouvoir des Habsbourg en Italie centrale ; tant pis si cela faisait les affaires des luthériens suédois.
- En 1643, la Suède luthérienne attaqua le Danemark luthérien.
Pour des guerres de « fanatiques puritains », on constate donc qu’ils sont très laxistes en terme de loyauté religieuse. Elle existe certes, mais n’est pas le facteur le plus déterminant. Que le roi augmente les impôts et finalement, on pouvait très bien se battre et mourir à côté du papiste.
Des motifs religieux des guerres du XVIe et XVIIe siècle
On peut toujours objecter : « Il y a certes des exceptions, mais en général la cause des guerres et des violences des XVIe et XVIIe siècle fut religieuse ».
Première réponse : Il s’agit de plus que des exceptions ; la dernière moitié de la guerre de Trente ans (officiellement une « guerre de religion ») fut un conflit entre la France catholique et les deux branches des Habsbourgs, catholiques, ce n’est pas un détail.
Deuxième réponse : Si vraiment la cause des guerres était principalement religieuse, alors ces « exceptions » deviennent tout à fait inexplicables. Si vraiment la religion est le principal facteur de ces guerres, alors il est impossible que des catholiques luttent l’un contre l’autre, et des protestants participent à des suppressions de protestants. Ces exceptions montrent que la religion n’était qu’un facteur parmi d’autres de ces guerres. La raison pour laquelle catholiques et protestants s’entretuèrent peut être aussi motivée par la cupidité que lorsque Jean-Georges Ier de Saxe a aidé Ferdinand de Habsbourg à supprimer les protestants de Bohême pour récupérer la Lusace.
Cavanaugh prend ensuite l’exemple de l’historiographie des guerres de religion française pour montrer qu’il n’y a actuellement aucun consensus chez les historiens pour savoir si les guerres de religion française étaient surtout religieuses, ou surtout politiques / sociales, etc. Mais il y a une chose sur laquelle ils sont d’accord : Voltaire a tort lorsqu’il dit que ces guerres étaient purement religieuses.
Du caractère distinctement religieux de ces guerres
Pour que l’on puisse accuser la religion d’être casus belli, même si elle est mélangée à d’autres motifs, il faudrait au moins que les contemporains des guerres de religion puissent dire : « je combats pour la doctrine eucharistique » comme motif distinct. Or, à l’époque, l’eucharistie était un sujet politique, puisque la société était définie par les communiants à la Sainte-Cène. De même, « résister au roi » ne pouvait pas être purement politique lorsque ce roi était l’oint de Dieu par l’intermédiaire de Sa Sainteté le pape de Rome.
Aux XVIe et XVIIe siècles, la religion était un corps social et non un corps doctrinal. Il est donc impossible de séparer causes sociales et causes religieuses. De même, les princes allemands qui passaient du luthéranisme au calvinisme le faisaient tout autant pour des raisons de piété personnelle — ils étaient convaincus de la vérité de ces doctrines — que de l’aspect diplomatique et politique sous-jacent — le papisme s’étendait en Allemagne, et seuls les réformés s’y opposaient vraiment.
Cela signifie que:
- On ne peut pas dire que les guerres de religion étaient purement politiques, etc. Le facteur religieux est réel et important.
- On ne peut pas dire non plus que les guerres de religion étaient du pur fanatisme. Les facteurs bassement matériels étaient importants eux aussi.
Bref, les guerres de religion sont en fait des guerres avec de la religion dedans. Rien de bien extraordinaire, au final.
La vraie cause est la montée de l’Etat moderne
Cavanaugh propose que ce qui en jeu dans les guerres de religion, ce n’est pas le conflit doctrinal ou l’opposition entre Églises ou l’impossible communion : c’est le processus même de séparation entre État et Église.
L’État moderne n’est pas simplement une solution à l’apparition de la différence religieuse lors de la Réforme et à la violence qu’elle a déclenchée. Si la Réforme elle-même était, comme le dit Wolfart, une manifestation de la lutte permanente pour le pouvoir et l’autorité entre l’Église et les dirigeants civils – qui se déroulait déjà depuis un certain temps avant que Luther ne clouât ses quatre-vingt-quinze thèses sur la porte de Wittenberg -, alors le transfert du pouvoir de l’Église à l’État n’apparaît pas tant comme une solution aux guerres en question que comme une cause de ces guerres. Les guerres dites de religion apparaissent comme des guerres menées par les élites chargées de la construction de l’État dans le but de consolider leur pouvoir sur l’Église et les autres rivaux. Il ne s’agit pas ici de dire que ces guerres étaient en fait liées à la politique et non à la religion. Nous disons que la distinction même de la politique et de la religion, et donc le transfert du pouvoir de l’Église à l’État, du monde médiéval vers le monde moderne, était elle-même à l’origine de ces guerres.
Ibid. p.162
L’avènement de l’État moderne est lié aux guerres européennes : pour faire la guerre, il fallait un État efficace dans l’extraction des ressources et taxes de sa population. Et les États efficaces faisaient ensuite la guerre pour augmenter leur efficacité. Ainsi que le dit Tilly, « la guerre a fait l’État et l’État a fait la guerre. » Évidemment, un tel processus ne peut arriver sans des résistances plus ou moins locales, et c’est là qu’on retrouve beaucoup de ces « exceptions » inexplicables. Par exemple, si Charles Quint s’est retrouvé isolé sans l’aide des princes allemands catholiques contre le roi de France, c’est parce que, chacun pour ses propres raisons, ils s’opposaient à la montée de l’État impérial au profit de l’État français ou bavarois. C’est aussi dans cette résistance à la centralisation du pouvoir qu’il faut comprendre les conflits des noblesses françaises, qu’elles soient protestantes ou catholiques, ou alliées l’une à l’autre1
En fin de compte, les guerres de religion françaises sont bien les souffrances de l’enfantement de l’État moderne, et non un bourbier dont l’État moderne est la solution :
Comme l’a noté J. H. M. Salmon, les guerres de religion en France sont souvent considérées comme une aberration, un intermède de chaos entre deux périodes de consolidation nationale, d’abord les règnes centralisateurs de Charles IX, Louis XI et François Ier, puis la tendance à l’absolutisme sous Henri IV et ses successeurs. Salmon s’oppose à ce que l’on considère les guerres de religion comme une discontinuité dans l’histoire de France, comme une curieuse parenthèse de chaos entre deux périodes d’ordre croissant. Salmon soutient que « la fin du XVIe siècle est d’une importance cruciale dans le développement général de l’ancien régime. C’est le creuset dans lequel certaines des forces concurrentes d’un âge antérieur ont été consumées dans le feu et d’autres mélangées et transmutées en de nouveaux composés : c’est la matrice de tout ce qui est venu après ». Si le récit que fait Salmon du XVe au XVIIe siècle est vrai, alors la montée de l’État absolutiste en France n’était pas simplement la solution aux guerres de religion ; la montée de l’État était l’une des principales causes des guerres. Les soi-disant guerres de religion ont été les souffrances de l’accouchement de l’État, et pas simplement la crise qui a nécessité l’intervention de l’État en tant que sauveur.
Ibid, p.166
Il ne s’agit pas de dire que ces guerres étaient en fait des guerres politiques et non religieuses, ni que l’État est à blâmer et que l’Église est innocente de la violence. Si le transfert de pouvoir de l’Église à l’État a contribué aux bouleversements des XVIe et XVIIe siècles, ce transfert a généralement pris la forme d’une absorption de l’Église par l’appareil d’État. L’Église était, bien entendu, profondément impliquée dans la violence des XVIe et XVIIe siècles. Le message est que la montée de l’État moderne n’était pas la solution à la violence de la religion. L’absorption de l’Église par l’État, qui a commencé bien avant la Réforme, a été un élément crucial de la montée de l’État et de l’agitation des XVIe et XVIIe siècles.
Cela, par ailleurs, n’exclut pas la sincérité des acteurs ; cela signifie simplement qu’en même temps que la question religieuse et doctrinale de la Réforme, se déroulait aussi un processus profond de centralisation du pouvoir. La confessionalisation participa aussi à ce processus de centralisation, en donnant à la population une identité unie gérée et défendue par l’État.
Des frontières ecclésiales nettes coïncident avec la création de frontières territoriales nettes dans la construction de l’État moderne. L’Église et l’État ont fusionné pour créer des « sujets obéissants, pieux et diligents de leurs princes allemands ». Les moyens de cette discipline étaient les confessions de foi, l’uniformité liturgique et la police morale, mise en œuvre par de fréquentes visites des églises locales par les représentants de l’Église et de l’État. Selon Hsia, ce sont généralement les fonctionnaires de l’État qui ont pris l’initiative d’imposer la confessionnalisation : « Les autorités laïques telles que les princes, les fonctionnaires et les magistrats jouaient généralement un rôle plus crucial que le clergé dans la détermination du cours de la confessionnalisation. . . . Devenus chefs de leurs Églises territoriales, les princes ont compris l’imposition de la conformité confessionnelle à la fois comme une extension de leur autorité séculière et comme la mise en œuvre de l’œuvre de Dieu =.
Ibid, p. 170
Et il n’y a pas que les réformés: les catholiques aussi ont leur propre version du même phénomène:
Comme le souligne Hsia, cette dynamique ne se limite pas au calvinisme, mais caractérise également la Contre-Réforme catholique : « Toutes deux étaient des réformes venues d’en haut, émanant des princes, des hauts fonctionnaires et de l’élite académique. » La création d’une église d’État bavaroise centralisée sous les Wittelsbach suit ce modèle. De même, les institutions, les pratiques et les symboles catholiques, tels que le crucifix et les dévotions mariales, ont servi de base à l’évolution des rituels d’État des Habsbourg. À propos de Salzbourg, Hsia remarque que « le triomphe final du catholicisme baroque à Salzbourg a représenté la victoire finale de l’État absolutiste sur le communalisme paysan des villages de montagne. »
Ibid., p. 170
Cela ne veut pas dire que confessionalisation est dûe à la centralisation du pouvoir. Il existe aussi des cas où l’identité confessionnelle a été utilisée contre le pouvoir central. Mais simplement, les confessions de foi sont nées des remous dûs à la grande centralisation des pouvoirs du début de la modernité. Cette dynamique entre politique et confessionalisation est très visible dans les guerres civiles anglaises, où la politique religieuse est en même temps une position sur la centralisation ou non du pouvoir: l’Église, et par extension les autres institutions doivent-elles être contrôlées par l’État? À quel point ?
Autre raison de douter que l’État séculier ait été la réponse ou la solution aux guerres de religion : Tout d’abord, les États libéraux sont arrivés au moins un siècle après les guerres de religion. Ensuite, lorsque les guerres de religion se sont éteintes, la sacralité du roi et de l’État avait augmenté et non diminué. L’édit de Nantes n’était pas conçu par les politiques comme un équiilibre final aux tensions religieuses : c’était simplement un moyen de gagner du temps et d’essayer autre chose pour obtenir enfin un seul roi, une seule loi, une seule foi.
Conséquence des guerres de religion
Une fois les guerres de religion éteintes, l’État n’est pas devenu plus séculier, mais plus religieux au contraire :
L’idée que l’État libéral a résolu les guerres de religion est encore plus invraisemblable que la version absolutiste du mythe car, dans les faits, l’État libéral n’apparaît que beaucoup plus tard. Si l’on entend par « libéralisme » la sécularisation du gouvernement, c’est tout le contraire que l’on constate en Europe à la fin des guerres de religion. L’État est de plus en plus sacralisé aux XVIe et XVIIe siècles. Ce processus est ce que Bossy appelle la « migration du sacré » de l’Église vers l’État. En France, au XVIe siècle, la monarchie a emprunté à l’Église des rituels et des formules sacrés pour exprimer la solidarité sacrée avec la Couronne. Le dicton « un roi, une foi, une loi » était une transmutation de la formule biblique « un Dieu, une foi, un baptême ». La fête du Corpus Christi a été exploitée pour les cérémonies marquant l’entrée du roi dans une ville. Auparavant, les cérémonies d’entrée mettaient l’accent sur les coutumes locales plutôt que sur la gloire du roi. Le but de ces cérémonies était de prêter un serment de loyauté au roi en échange de la promesse du roi de respecter les privilèges locaux. Cette situation change radicalement à la fin du XVe siècle. Charles VIII est accueilli à Rouen avec les titres d' »Agneau de Dieu, sauveur, chef du corps mystique de la France, gardien du livre aux sept sceaux, source de la grâce vivifiante pour un peuple aride, et porteur déifié de la paix ». Des rituels de plus en plus élaborés sacralisent la monarchie. Le couronnement de François Ier en 1515 présente le roi non plus comme un laïc mais comme un oint, doté d’habits sacerdotaux et ayant accès au calice. Au fil du siècle, se développe ce que David Potter appelle une « religion royale » qui identifie le roi non plus comme un simple prêtre mais comme l’image même de Dieu sur terre. En 1555, Pierre de Ronsard écrivait : « En somme, le roi des Français est un grand Dieu. » En 1625, l’assemblée générale du clergé de France pouvait proclamer non seulement que les rois français étaient ordonnés par Dieu, mais qu' »ils étaient eux-mêmes des dieux », un sentiment repris par l’évêque Jacques-Bénigne Bossuet lorsqu’il déclara que les rois « sont des dieux et participent en quelque sorte à l’indépendance divine. » Le culte du roi atteint son apogée sous le « roi Soleil », Louis XIV, à Versailles, où des rituels de cour élaborés sont mis en scène pour souligner l’association étroite du roi avec la divinité
Ibid, p. 175
Ce genre de culte royal avait lieu dans toutes sortes de nations européennes. C’en est au point où le martyr lui-même s’est déplacé, et où « mourir pour la patrie » a commencé à avoir la même connotation que les martyrs antiques.
Conclusion
Le mythe des guerres de religion est faux, parce qu’il y a eu des guerres au sein d’une même confession et en alliance avec des confessions opposées ; les motifs religieux, politiques, sociaux ne sont tout simplement pas séparables ; l’avènement de l’État moderne n’est pas la solution, mais la cause de toute cette violence des XVIe et XVIIe siècles.
Il faut aussi voir qu’à l’occasion de ces guerres de religion, il y a eu une « migration de la sainteté » : elle est passée de l’Église à l’État chrétien, avec le culte royal dont on a parlé. La Révolution français n’a fait que passer du culte de l’État chrétien au culte de l’État national. Et nous vivons depuis dans cette nouvelle forme de sacralité, où la religion publique qui lie ensemble la société est celle qui convient à un État centralisé et très-puissant.
Je ne suis pas en état actuellement de bien mesurer l’impact que cela a sur notre foi, et comment notre démarche confessante peut encaisser une telle découverte. Mais il m’a semblé utile de vous la partager, et que Dieu aie pitié de nous.
Illustration : Henri-Paul Motte, Le cardinal de Richelieu au siège de la Rochelle, huile sur toile, 1881 (musée d’Orbigny Bernon, La Rochelle).
- Alors que les propagandistes de la Couronne, comme Michel de l’Hôpital, s’efforçaient d’établir une continuité entre la Couronne et une monarchie médiévale idéalisée, la propagande huguenote idéalisait la noblesse, censée défendre les anciennes coutumes et le corps politique de la France contre les usurpations de la bureaucratie royale grandissante. Comme le fait remarquer Salmon, « la raison fondamentale de la guerre était la méfiance de la noblesse protestante à l’égard de la Couronne. » Les raisons de l’opposition catholique à la Couronne étaient très similaires. Le manifeste de la Ligue catholique engageait ses membres non seulement à restaurer la dignité de l’Église catholique, mais aussi à recouvrer la « parfaite liberté » à laquelle les nobles avaient droit et à abolir « les nouveaux impôts et tous les ajouts depuis le règne de Charles IX ». Op. cit., p.165[↩]
Je pense qu’il serait injuste de ne pas évoquer même brièvement la dernière « guerre de religion » entre catholiques et protestants qui n’est pas si ancienne puisqu’elle se déroula en 1847 en Suisse. Elle est nommée plus souvent « guerre civile », pourtant son arrière-plan essentiellement confessionnel fut déterminant dans son déclenchement. Elle fut même la dernière guerre en Europe où catholiques et protestants s’opposèrent les armes à la main. Peut-être que William Cavanaugh en parle dans d’autres chapitres de son livre ?
L’influence française grandissante depuis la création par la France de la République Helvétique en 1798 allait permettre aux idées des Lumières de se propager encore davantage. Si cela convenait plutôt aux Libéraux qui étaient majoritairement protestants, c’était au contraire de plus en plus mal supporté par les Conservateurs catholiques, surtout dans certains cantons restés farouchement hostiles à la Réforme et qui pensaient que le temps était venu d’en finir une fois pour toutes avec le protestantisme et la prétendue modernité libérale. Cette opposition exacerbée allait produire ce qui était tant redouté : un conflit armé en 1847, la guerre du Sonderbund. L’enjeu de ce conflit n’était rien de moins que l’hégémonie politique et religieuse du parti victorieux. Cependant, la ligne de démarcation entre les deux partis restait floue, outre que certains cantons s’affichèrent neutres, certains protestants ne suivant pas l’orientation libérale officielle se trouvaient plus proches du camp conservateur catholique sur le plan politique et certains catholiques adhéraient au libéralisme sans devenir pour autant protestants. Nommé à la tête de l’armée des Libéraux, la personnalité très estimable que fut le général protestant genevois Guillaume Henri Dufour gagna très rapidement la guerre qui fit heureusement peu de victimes. Le cas de l’armée du parti Conservateur catholique qui fut défaite est révélateur de l’inexistence d’une parfaite homogénéité confessionnelle à l’intérieur de chaque camp : c’est en connaissance de cause qu’elle fut placée sous le commandement du général Johann Ulrich von Salis-Soglio parce qu’il était conservateur, argument qui prévalut sur le fait qu’il était aussi… protestant ! Il accepta ce commandement sachant qu’il consistait à combattre des coreligionnaires.
De plus, les mêmes causes produisant les mêmes effets, on peut observer que de même que les guerres de religion du XVIe et XVIIe siècle ont marqué profondément l’Europe toute entière, de même cette guerre de 1847 a marqué durablement la Suisse en confortant son pacifisme qui demeure toujours aujourd’hui une composante importante de l’identité helvétique. L’Etat fédéral moderne né en 1848 est né de ces événements.
Je trouve donc que la guerre du Sonderbund dont on parle peu et dont la dimension religieuse est indéniable illustre bien la thèse que William Cavanaugh expose dans ce chapitre que vous nous avez fait découvrir (à moi, en tout cas) dans cet article fort instructif.