Le saint corps du Christ et notre saint corps
5 janvier 2023

Parce que les sacrements s’appliquent à notre corps, on pourrait penser qu’ils ne nous concernent pas intimement, qu’ils ne touchent que quelque chose d’externe. Mais Jésus-Christ s’est fait vrai homme, corps et âme. Et c’est en tant qu’il est homme, corps et âme, qu’il est saisissable pour nous et que nous pouvons être unis à lui pour notre salut. Le symbole des apôtres nous le rappelle : nous croyons à la résurrection de la chair. Paul nous y exhorte : nos membres doivent servir la justice, nous devons offrir nos corps comme sacrifice vivant à Dieu. Ce que nous faisons de nos corps a toute son importance. Un être humain n’est pas un fantôme animant une machine corporelle, il est un composé de matière et d’âme formant un corps vivant. C’est encore notre corps qui est promis à la gloire éternelle. Le corps joue un rôle essentiel dans l’identité humaine, comme l’exprime le théologien réformé Alastair Roberts dans un livre étudiant le rapport du baptême au corps :

Mon corps défie la distinction entre sujet et objet : il est à la fois le lieu de mon intériorité et de ma subjectivité, mais aussi un objet qui existe en continuité avec le monde et comme une partie de la nature sur laquelle d’autres peuvent agir. Mon corps est le lieu de ma conscience, de mon sentiment d’identité et de mon action, mais avant que ces éléments ne se concrétisent, mon corps reçoit un sens et une identité d’autres sources. Mon “moi” n’est jamais simplement ma subjectivité : c’est aussi mon objectivité corporelle et, dans cette objectivité, mon corps est porteur de significations “déterminées” qui me précèdent, moi, ma subjectivité, mes choix et mes actions.

Alastair Roberts, Baptism and the Body, 2016, p. 4.

Le baptême est avant tout une déclaration de Dieu sur notre corps. Il opère dans la sphère de l’objectivité avant de retentir dans la subjectivité. Le corps est un rappel constant que notre existence est fondée sur choses déterminées indépendamment de nos choix :

Une fois de plus, cela révèle un problème avec le langage populaire sur le baptême. Lorsque nous parlons du baptême comme l’expression de la “décision” du candidat, soit nous résistons implicitement au caractère inné de notre personne, soit nous n’abordons pas le salut de Dieu dans la dimension la plus fondamentale de notre humanité. L’insistance sur la réalité du péché originel est, en partie, l’insistance sur le fait que l’aliénation de Dieu est un aspect de notre caractère inné dans un monde déchu, et pas seulement le résultat de notre action subjectivement choisie. Les eaux du baptême vont plus loin que l’action, plus loin que le choix, et même plus loin que la conscience et la subjectivité. Elles déclarent une nouvelle attribution, que mon corps est maintenant défini par sa relation avec Jésus-Christ et son corps.

Alastair Roberts, Baptism and the Body, 2016, pp. 6-7.

Les sacrements touchent nos corps, ils ont donc un effet particulièrement intime sur nous. Par ailleurs, si le corps est le lieu de l’objectivité par excellence d’un côté et que, de l’autre, il manifeste que notre personne est définie, indépendamment de ses choix, par des réalités innées, alors la consécration de notre corps dans le baptême justifie un langage réaliste quant à ce qui est opéré dans le baptême. En ce sens, les remarques de Jean Chrysostome qui suivent nous montrent l’importance capitale que notre corps revêt, puisque Dieu veut bien qu’il soit l’instrument par lequel nous communions au corps du Christ lorsque nous prenons la Cène :

Connaissez tous les bienfaits de Jésus-Christ et témoignez, mon cher frère, votre reconnaissance à votre bienfaiteur par une conduite vertueuse ; et que la pensée de ce sacrifice si grand vous porte à honorer les membres de votre corps. Réfléchissez à ce que saisit votre main, et ne la laissez frapper aucun de vos frères ; qu’honorée d’un si noble don, elle ne se déshonore pas par de criminelles blessures. Oui, pensez à ce qu’elle saisit, et gardez-la pure de toute avarice et rapine. Ce n’est pas seulement votre main qui saisit, c’est encore votre bouche qui reçoit les dons du ciel, et défendez à votre langue toutes paroles injurieuses, impudiques, blasphématoires, parjures, et autres pareilles iniquités. Quel sacrilège, si une langue qui touche aux plus redoutables mystères, une langue empourprée du sang d’un Dieu, et devenue plus précieuse que l’or, se changeait en une épée meurtrière, en instrument d’insultes, d’outrages et d’ignobles plaisanteries ! Respectez donc l’honneur que Dieu lui a fait, et ne la faites point servir au péché. Remarquez encore qu’après la main et la langue c’est le cœur qui reçoit nos augustes mystères : n’ourdissez donc jamais la fraude contre votre prochain ; et que votre âme reste exempte de toute méchanceté. Vous pourrez ainsi préserver et vos oreilles et vos yeux. Combien n’est-il pas inconvenant en effet qu’après cette mystérieuse voix descendue du ciel, et des chérubins, nos oreilles se laissent profaner par des chants lascifs et efféminés ! ne mérite-t-on pas le dernier châtiment, si de ces yeux, qui ont contemplé nos secrets et vénérables mystères, l’on regarde des prostituées, et l’on commet l’adultère dans son cœur? Vous êtes convié à des noces, mon ami, n’y entrez pas avec une robe souillée ; mais prenez un vêtement digne de la solennité. L’homme le plus pauvre, engagé à des noces mondaines, souvent achète ou emprunte un habit convenable, et se présente ainsi à ceux qui l’ont invité. Mais vous, vous êtes appelé à un mariage spirituel, à un banquet royal ; considérez combien vous êtes obligé de vous procurer une robe nuptiale. Mais ne cherchez pas ce vêtement, c’est inutile ; Celui qui vous invite vous en donne un gratuitement ; vous ne pouvez donc pas vous excuser sur votre pauvreté.

Jean Chrysostome, Deuxième catéchèse baptismale, 2.

(Au passage, remarquons contre les catholiques romains traditionalistes que les chrétiens de l’époque de Chrysostome pratiquaient la communion avec la main et non sur la langue puisqu’il pouvait en tirer une conséquence éthique quant à la consécration de cette main.)

Ces observations que Roberts offre sur le corps et sa participation à la grâce par le baptême ne sont pas inédites. En effet, en traitant de l’exemple de Corneille, Cyrille de Jérusalem dit ceci dans ses catéchèses pour les catéchumènes :

Pierre vint, et l’Esprit fut répandu sur ceux qui avaient cru, et ils parlèrent en d’autres langues et prophétisèrent. Après la grâce de l’Esprit, l’Écriture dit que Pierre leur ordonna d’être baptisés au nom de Jésus-Christ (Ac 10,48), afin que, l’âme étant née de nouveau par la foi, le corps aussi participe à la grâce par l’eau.

Cyrille de Jérusalem, Catéchèse baptismale, 3.4.

On pourrait simplement voir en ce texte une preuve du fait qu’il n’adhérait pas à la régénération baptismale, distinguant la régénération de l’âme par la foi et ce qu’accomplit le baptême. Mais ce que dit Cyrille ici est bien plus riche que cela. Pour Cyrille, si le baptême n’est pas ce qui renouvelle l’âme, le fait que le “corps participe à la grâce” n’est pas une façon de dire que l’action “n’est qu’extérieure” à nous-mêmes. Le baptême marque le corps de la grâce, il le marque pour sa régénération : la résurrection. Il le rend participant de la grâce.

Je le mentionnais plus haut, c’est non seulement les sacrements mais surtout, plus fondamentalement encore, l’incarnation du Fils qui manifeste l’importance du corps. Remarquez que les sacrements, dans l’extrait de Chrysostome considéré, ne viennent pas apporter de nouvelles exigences éthiques mais donner plus de poids aux exigences éthique naturelles. De même, pour Jean Huss, l’Incarnation nous enjoint à honorer d’autant plus nos corps et à fuir l’impureté sexuelle (qui était déjà illicite avant l’Incarnation) :

Cher chrétien, sache qu’après l’incarnation du Fils de Dieu, tout péché de fornication est plus grave qu’avant l’Incarnation. Principalement parce que Dieu est notre frère qui a pris notre corps et notre mode de vie. Par conséquent, Dieu bien-aimé, notre Père et notre frère, Seigneur Jésus, ne nous permets pas de forniquer et d’humilier nos corps avec notre fornication ; ne nous laisse pas pousser le grand Roi dans la boue et le pus, dans la boue puante de la fornication. En effet, notre position est élevée au-dessus des anges, car à travers le Seigneur Jésus, c’est l’humanité qui est exaltée et valorisée ; puisse-t-il nous aider à préserver notre humanité sans la pollution de la fornication.

Jean Huss, Exposé du Décalogue, §55.

En exposant l’argumentaire de Paul en 1 Corinthiens à propos de l’impureté sexuelle, Alastair Roberts manifeste combien l’œuvre de la rédemption ne vient pas rendre caduque l’éthique naturelle mais au contraire lui donner un poids considérablement plus lourd. Christ s’est uni à notre corps, son Esprit habite non seulement nos êtres mais spécifiquement nos corps. L’éthique chrétienne se distingue de l’éthique naturelle, non pas parce que les exigences éthiques considérées en elles-mêmes seraient différentes mais parce que le christianisme conduit le corps à sa finalité suprême donnant un poids éternel aux actions faites avec le corps1.


Illustration : William Blake, Le corps d’Abel trouvé par Adam et Ève, 1826.

  1. Le cas de l’eunuque pour le royaume des cieux, dans la Bible, est intéressant à ce sujet. En effet, la réalité eschatologique ayant fait irruption dans notre monde, la nécessité du mariage se trouve quant à elle “allégée”. Il ne s’agit en rien de dire que la réalité eschatologique viendrait diminuer la culpabilité de l’adultère ou le fait que le mariage est ordonné à la procréation des enfants. Mais la nécessité d’entrer dans l’état de mariage en lui-même se trouve amoindrie, Jésus lui-même étant présenté en Ésaïe 53 comme un eunuque, retranché de son peuple et sans génération, mais engendrant pourtant une grande descendance. Toutefois, dans l’état de mariage, les exigences éthiques relatives au corps sont renforcées par la réalité de l’incarnation.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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