Mieux vaut sanctionner le blasphème
14 août 2023

Cet article m’a été inspiré par le récent article de Jean-René Moret, pasteur évangélique (FREE) à Coligny (canton de Genève) dans la Tribune de Genève, intitulé « Mieux vaut ne pas sanctionner le blasphème » (14 juillet).

Jean-René Moret défend une position qui existe chez les protestants depuis le XVIIIe siècle, à partir du moment où les Lumières ont commencé à influencé la théologie (comme on le voit chez Emmer de Vattel) : le magistrat ne doit pas punir le blasphème. Un individu peut librement blasphémer Christ et son Église, ce n’est pas l’affaire du magistrat.

Je pense l’inverse. Je ne vais pas ici défendre en entier le devoir du magistrat à punir le blasphème, cela demanderait des développements bien plus longs que l’article initial. Cependant, je vais reprendre la trame de ce dernier pour montrer les limites des arguments présentés, et conclure que le sujet de la sanction du blasphème mérite réflexion.

Rappelons aussi au lecteur que, dans notre République française, un certain type de blasphème est sanctionné fermement. En effet, il est écrit :

Seront punis des peines prévues à l’alinéa précédent [un an de prison et 45 000 euros d’amende] ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou auront provoqué, à l’égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du Code pénal.

Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, article 24.

En Suisse, des dispositions similaires, plus sévères encore, sont prévues par le Code pénal :

  • Quiconque, publiquement, incite à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou de leur orientation sexuelle ;
  • quiconque, publiquement, propage une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique cette personne ou ce groupe de personnes ;
  • quiconque, dans le même dessein, organise ou encourage des actions de propagande ou y prend part ;
  • quiconque publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaisse ou discrimine d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou de leur orientation sexuelle ou qui, pour la même raison, nie, minimise grossièrement ou cherche à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ;
  • quiconque refuse à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou de leur orientation sexuelle, une prestation destinée à l’usage public,

est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

La norme pénale contre la discrimination et incitation à la haine, Article 261bis CP.

Nos sociétés n’ont donc aucun problème à punir le blasphème arc-en-ciel. M. Moret avait d’ailleurs émis « des craintes légitimes » (quoiqu’avec une rhétorique moins frontale) contre l’extension à l’orientation sexuelle de cette norme. C’est pourquoi, passé cette introduction, et en dehors des citations, je tiens à dépersonnaliser complètement cette polémique: ce n’est qu’un désaccord doctrinal.

Premier argument : les chrétiens sont persécutés par les interdictions du blasphème

Tout d’abord, l’accusation de blasphème a souvent été utilisée pour persécuter les chrétiens, que ce soit dans la Rome antique, où ils étaient taxés d’athéisme pour leur refus de sacrifier aux dieux païens, ou aujourd’hui dans des régions où ils sont minoritaires. Une interdiction du blasphème est dangereuse, en donnant des cartes à ceux qui persécutent les positions religieuses minoritaires.

L’abus ne supprime pas le bon usage. Ce n’est pas parce qu’il y a des abus entre hommes et femmes qu’il faut supprimer toute relation entre hommes et femmes, par exemple. Il ne suffit pas de dire que l’interdiction du blasphème est utilisé à tort contre les chrétiens, il faut aussi montrer ce qui est intrinsèquement mauvais dans le principe.

Autre point : « ceux qui persécutent les religions minoritaires » le font déjà, avec ou sans loi contre le blasphème de leur côté. Le Pakistan ne condamne pas les chrétiens en représailles des lois françaises, mais à cause d’un principe interne à sa propre religion d’État. Punir ou non le blasphème ne change rien à cela.

Deuxième argument : Dieu se défend lui-même

Ensuite, les chrétiens croient à un dieu qui est assez puissant pour défendre son honneur lui-même. En tant que théologien, je ne peux que déconseiller à chacun de blasphémer, mais les conséquences sont entre la personne et Dieu. Du reste, Jésus assurait que tous les blasphèmes prononcés contre lui seraient pardonnés, ce qui devrait dissuader ses disciples de poursuivre les blasphémateurs.

L’argument existe depuis au moins le XVIIe siècle, et peut donc s’enorgueillir d’un honorable pedigree. Néanmoins, il se trompe de cible. Ce n’est pas pour défendre l’honneur de Dieu que le magistrat punit le blasphème, mais pour protéger la société. Les conséquences ne sont pas seulement entre la personne et Dieu, mais entre membres de la société aussi. Quand nous autorisons le blasphème, nous discréditons la religion blasphémée, et la rendons plus difficile à croire. Si le blasphème est suffisamment généralisé, cette religion est même empêchée d’influencer la société. Si le christianisme est bon (et j’espère que le pasteur Moret est d’accord avec cela), alors il est mauvais de l’empêcher d’influencer la société et il faut punir ce qui freine cette bonne influence.

C’est pourquoi le blasphème contre la religion arc-en-ciel est puni par la loi française, car nos autorités protègent et veulent façonner la société selon ces valeurs précises. Le blasphème mettrait en danger leur vision du bien et la paix sociale, aussi est-il puni.

Cela dit, je reviens sur la première phrase : Jésus lui-même dit que les magistrats sont des dieux. (Psaume 82, cité en Jean 10,34) Les magistrats ne sont donc pas seulement des rouages politiques, mais aussi une image de Dieu pour nous. Il est donc normal, à cause des paroles mêmes de Jésus, que les magistrats s’empressent de défendre l’honneur de Dieu.

Il est à noter d’ailleurs que dans le contexte de Jean 10,34, Jésus ne conteste pas le droit des autorités de punir le blasphème, mais le fait qu’il ait dit un blasphème. Autrement dit, Jésus accepte implicitement la prérogative du magistrat de punir le blasphème, conformément à la loi mosaïque qu’il a lui-même énoncée.

Troisième argument : l’éthique personnelle libérale

Troisièmement, protéger une opinion particulière contre les remises en question nuit à la recherche de la vérité. Jésus-Christ se présente comme « le Chemin, la Vérité et la Vie », or la vérité est mieux servie par la recherche libre et l’argumentation raisonnée que par l’imposition ou la protection d’une vérité par les États. Il est vrai que l’on peut argumenter contre les convictions d’une personne sans insulter ses croyances, mais la différence est parfois subtile et peut dépendre des sensibilités personnelles. L’amour et le savoir-vivre demandent de ne pas heurter pour heurter, mais il ne faut pas en faire une question de droit, tant qu’on n’atteint pas l’appel à la haine ou d’autres excès manifestes.

C’est pourquoi la France et la Suisse punissent les blasphèmes contre la religion arc-en-ciel : parce qu’en fait, ces nobles discours des Lumières n’ont jamais existé que contre le christianisme. Lorsqu’il s’agit de défendre ses religions humanistes, ça ne s’applique plus. Le risque est ici d’accepter qu’on puisse insulter Dieu, mais pas les minorités sexuelles.

Quatrième argument : la conviction personnelle

Par ailleurs, les évangéliques insistent fortement sur le fait que la foi en Dieu ou en Jésus-Christ doit provenir d’une conviction personnelle et n’est pas authentique si elle est imposée par la tradition ou l’autorité étatique. De même, un respect imposé par la loi n’aurait que peu de valeur.

Le magistrat ne s’occupe pas du cœur des hommes, auquel il n’a pas accès, mais seulement de leur discipline extérieure. Le problème qu’il a à gérer n’est pas le salut du blasphémateur, mais les troubles extérieurs et publics engendrés par le blasphème.

Que le blasphémateur se repente ou pas de son acte, ce n’est pas le problème du magistrat. Que le blasphémateur pense donc les pires horreurs dans l’intérieur de son esprit. la tâche du magistrat n’est pas de « convaincre » ou de « mener à une foi authentique ». Le magistrat n’est pas un pasteur.

Conclusion

Indépendamment des convictions personnelles, il est bon de vivre dans une société libérale, où les opinions et convictions peuvent être librement discutées et remises en cause. Cela demande de chacun d’être prêt à entendre des propos qui le choquent, et cela interdit qu’une opinion ou l’autre soit privilégiée par une protection de l’État. C’est une maturité que chacun doit apprendre mais qui est nécessaire pour que tous profitent d’une véritable liberté de conviction. Sanctionner le blasphème met en cause la possibilité d’un débat véritable. Par contre, comme toute liberté, la liberté d’expression s’accompagne d’une responsabilité de l’usage qui en est fait : soyons respectueux, sans demander que la loi nous y force !

C’est effectivement le projet politique des Lumières, bâti en opposition à la chrétienté. Pour ma part, je suis une autre voie.


Illustration : Alessandro Turchi, Christ et la femme adultère, huile sur toile, XVIIe siècle (collection privée).

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

sur le même sujet

0 commentaires

Trackbacks/Pingbacks

  1. Faut-il sanctionner le blasphème au XXIe siècle ? – PEP'S CAFE ! - […] Oui, réagit Etienne O. dans un article paru sur le site Par la foi, se voulant démont(r)er les arguments…

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *