Malebranche contre l’univocité de l’être
18 décembre 2023

Voici un extrait de l’œuvre principale de Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, où il s’attaque aux positions qui affirment l’univocité de l’être, en particulier que les mots s’appliquent à Dieu de la même manière qu’ils s’appliquent aux créatures. C’est intéressant de voir un moderne qui méprise pourtant la scolastique soutenir cela, bien que je ne sache pas si cela suffit pour dire qu’il défend l’analogie de l’être (idée que les mots qu’on emploie pour parler de Dieu s’appliquent à lui à la fois d’une façon semblable et différente des créatures). Malebranche est un prêtre catholique et un philosophe du courant rationaliste qui a beaucoup suivi Descartes, il est très connu pour son occasionnalisme. L’occasionnalisme affirme qu’il n’y a que Dieu qui a un pouvoir de causer des effets, les créatures n’en n’ont pas, c’est donc Dieu qui fait constamment tout en elles.


On ne doit pas toutefois assurer qu’il n’y ait que des esprits et des corps, des êtres qui pensent et des êtres étendus, parce qu’on s’y peut tromper. Car quoiqu’ils suffisent pour expliquer la nature, et par conséquent que l’on puisse conclure, sans crainte de se tromper, que les choses naturelles dont nous avons quelque connaissance dépendent de l’étendue et de la pensée, cependant il se peut absolument faire qu’il y en ait quelques autres dont nous n’ayons aucune idée et dont nous ne voyions aucuns effets.

Les hommes font donc un jugement précipité, quand ils jugent comme un principe indubitable que toute substance est corps ou esprit. Mais ils en font encore une conclusion précipitée lorsqu’ils concluent par la seule lumière de la raison que Dieu est un esprit. Il est vrai que, puisque nous sommes créés à son image et à sa ressemblance, et que l’Écriture sainte nous apprend en plusieurs endroits que Dieu est un esprit, nous le devons croire et l’appeler ainsi : mais la raison toute seule ne nous le peut apprendre. Elle nous dit seulement que Dieu est un être infiniment parfait, et qu’il doit être plutôt esprit que corps, puisque notre âme est plus parfaite que notre corps ; mais elle ne nous assure pas qu’il n’y ait point encore des êtres plus parfaits que nos esprits, et plus au-dessus de nos esprits que nos esprits ne sont au-dessus de nos corps.

Or, supposé qu’il y eût de ces êtres, comme il paraît même indubitable, par la raison que Dieu a pu en créer, il est clair qu’ils ressembleraient plus à Dieu que nous. Ainsi la même raison nous apprend que Dieu aurait plutôt leurs perfections que les nôtres, qui ne seraient que des imperfections à leur égard. Il ne faut donc pas s’imaginer avec précipitation que le mot d’esprit, dont nous nous servons pour exprimer ce qu’est Dieu et ce que nous sommes, soit un terme univoque, et qui signifie les mêmes choses ou des choses fort semblables. Dieu est plus au-dessus des esprits créés que ces esprits ne sont au-dessus des corps ; et on ne doit pas tant appeler Dieu un esprit pour montrer positivement ce qu’il est, que pour signifier qu’il n’est pas matériel. C’est un être infiniment parfait, on n’en peut pas douter. Mais comme il ne faut pas s’imaginer, avec les anthropomorphites, qu’il doive avoir la figure humaine, il cause qu’elle parait la plus parfaite, quand bien même nous le supposerions corporel ; il ne faut pas aussi penser que l’esprit de Dieu ait des pensées humaines, et que son esprit soit semblable au nôtre, à cause que nous ne connaissons rien de plus parfait que notre esprit. Il faut plutôt croire que, comme il renferme dans lui-même les perfections de la matière sans être matériel, puisqu’il est certain que la matière a rapport à quelque perfection qui est en Dieu ; il comprend aussi les perfections des esprits crées sans être esprit de la manière que nous concevons les esprits ; que son nom véritable est celui qui est, c’est-à-dire l’être sans restriction, tout être, l’être infini et universel.

Nicolas de Malebranche, De la recherche de la vérité, livre III, ch. IX ; texte établi par Jules Simon, Charpentier, 1842 (Œuvres de Malebranche, pp. 216-291.)


Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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