Cette série d’articles propose un résumé des arguments donnés par Timothy Keller en faveur du christianisme et contre les objections courantes contre la foi chrétienne dans son livre Dieu, le débat essentiel : une invitation pour les sceptiques (ma recension). C’est un très bon livre, assez généraliste dans ses réponses, dans le sens où il n’entre pas dans les détails philosophiquement et ne se base pas sur une tradition philosophique particulière (thomiste par exemple).
Mais il reste très bon comme première lecture d’apologétique et ouvrage de référence accessible à tous (croyants et non-croyants). Keller sait attirer l’attention du lecteur, présenter des arguments, tout en restant toujours humble et sympathique. Il est agréable à lire et très bien traduit.
Le but de cet article est de résumer et regrouper les arguments de Keller, mais aussi de les rendre plus compréhensibles. C’est pour ça que je les complèterai ou les expliquerai parfois un peu plus en détails. De plus, il est question de rendre accessible gratuitement ce que présente Keller, mais aussi de vous donner envie de le lire quand vous en aurez les moyens.
Cet article est la deuxième partie du chapitre « La religion n’est-elle pas basée sur la foi et le matérialisme sur la preuve ? ». Vous pouvez lire l’article qui traite de la première partie.
II. Le matérialisme et les valeurs morales
A. La moralité humaniste
Souvent les matérialistes sont humanistes, c’est-à-dire qu’ils croient en des valeurs morales objectives (qui font autorité partout et tout le temps), que certaines sont intrinsèquement bonnes et d’autres mauvaises. Ils sont par exemple « dévoués à la science et à la raison, au progrès et au bien de l’humanité, aux droits, à l’égalité et à la liberté individuelle1».
Le problème pour le matérialiste, c’est que cela est contradictoire. Il ne peut pas à la fois croire en des valeurs morales objectives et au matérialisme ou au physicalisme (« tout ce qui existe se réduit à la matière ou à un phénomène physique comme l’énergie »). En effet, dans son univers il n’y a pas de but (de finalité), pas de vie après la mort (peu importe comment l’on se comporte, de manière altruiste ou égoïste, la fin est la même pour tous : tout disparaîtra) et où tout sera consumé par la mort du soleil. Dans cette vision de l’univers, il n’a aucun moyen de justifier une morale objective. Comme le résume Keller :
S’il était naturel que, par le passé2, les plus forts mangent les plus faibles, pourquoi cela n’est-il pas permis aujourd’hui ? Je ne dis bien évidemment pas que nous ne devons pas nous aimer les uns les autres. Je dis plutôt qu’à la lumière de la vision du monde matérialiste, l’amour et la justice sociale3 ne sont pas des conclusions plus logiques que la haine et la destruction. Ces deux ensembles de croyance (en un matérialisme scientifique pur et dur et un humanisme libéral) ne sont tout simplement pas compatibles. Chacune de ces croyances est une preuve à l’encontre de l’autre. Il s’agit, pour beaucoup, d’une vision du monde profondément incohérente.
KELLER, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques, op. cit., pp. 61-62.
Du coup, d’où viennent ces valeurs morales ? De l’héritage judéo-chrétien.
B. L’héritage du christianisme
À l’époque de l’apparition du christianisme où la culture gréco-romaine dominait, beaucoup de valeurs morales étaient inconnues ou même méprisées de la société. C’est le christianisme qui a permis leur développement. Voici quelques-unes d’entre elles.
1. L’égalité des hommes
Elle repose sur la notion de création de l’homme à l’image de Dieu4. Tous les hommes ressemblent (pas physiquement mais dans leur capacité à dominer la nature, au niveau de leur intelligence et de leur volonté) à Dieu. Le pauvre pas moins que le riche, l’esclave pas moins que le roi.
2. Les droits (naturels) de l’homme
Ils reposent encore sur l’idée de l’homme comme créature à l’image de Dieu et ont été développés ensuite5
3. La dignité du corps, des émotions et de la matière
La foi chrétienne a apporté une vision positive du corps, des émotions et plus généralement de la matière. Celle-ci a pris la place de la dichotomie grecque qui opposait la dignité de l’esprit à l’indignité du corps, car la matière était très souvent considérée comme mauvaise6. Le corps était comme un esclave contrôlé par l’esprit. Dans certains courants, il était même un « étranger », quelque chose dont il fallait se libérer (par exemple chez Platon).
1. Avec sa venue, le christianisme a donné un nouveau but de la vie. Ce n’était plus la maîtrise du corps par l’esprit mais l’amour : aimer Dieu et les autres dans une relation profonde.
2. Il a aussi fourni les présupposés qui rendent la science moderne possible : la matière est devenu une chose qu’il « vaut maintenant le coup » d’étudier et qui est suffisamment stable pour être « étudiable ». Comme le dit Keller :
Le monde matériel n’était plus considéré comme une illusion ou une chose à dépasser spirituellement. Ce n’était pas non plus un mystère incompréhensible mais, comme l’enseigne la Bible, la création par un être personnel et rationnel. Une Création qui pouvait être étudiée et comprise par d’autres êtres personnels et rationnels.
KELLER, op, cit., p. 65.
4. L’importance des individus
Par exemple, ce principe propre à la foi chrétienne s’oppose au bouddhisme (ou les religions orientales en général) et au stoïcisme :
Là où, pour le sage bouddhiste, l’individu n’est qu’une illusion, un agrégat provisoire voué à la dissolution et à l’impermanence, là où, pour le stoïcien, le moi est voué à se fondre dans la totalité du cosmos, le christianisme promet au contraire l’immortalité de la personne singulière. Avec son âme, bien sûr, mais surtout, avec son corps, son visage, sa voix aimée dès lors que cette personne sera sauvée par la grâce de Dieu.
FERRY, op. cit., pp. 104-105.
5. La remise en cause l’élitisme promu dans l’Antiquité
Au temps des Grecs, les philosophes, les seuls vrais sages étaient supérieurs aux autres. Eux seuls pouvaient être sauvés du mal et de la mort par la contemplation philosophique. Au contraire, dans la foi chrétienne, le salut se reçoit gratuitement par la foi (la confiance en Dieu). Il est donc accessible à tous, aussi bien aux pauvres qu’aux riches, aux illettrés qu’aux plus grands intellectuels. Dieu accueille autant les ignorants que les savants. Tous seront jugés selon les critères, il n’y aura pas de favoritisme de sa part en fonction des apparences humaines.
A. Un « fantôme au banquet de l’athéisme »
1. Les valeurs humanistes viennent de l’héritage judéo-chrétien : et alors ?
L’athée peut à partir de ce moment reconnaître que toutes ces valeurs qu’il accepte aujourd’hui viennent de la foi judéo-chrétienne. Puis dire : « Et alors, pourquoi ne pourrait-on pas juste les garder quand même ? » Nous allons voir que non, car les garder alors qu’on ne croit pas en un Dieu personnel (ce qu’est le Dieu de la Bible) est problématique. On ne peut pas garder les valeurs morales sans le christianisme (ou au moins sans un Dieu personnel). On est obligé de prendre le « forfait tout compris ».
2. L’apparition des valeurs morales grâce au christianisme
Le Christ en tant que Logos (« l’ordre surnaturel derrière le cosmos » pour les Grecs) et l’Incarnation ont été un grand pas en avant pour les droits de l’homme. Personne à l’époque n’aurait jamais imaginé à l’époque que le Logos pouvait être une personne et aussi qu’il s’incarnerait (deviendrait homme). Cela a énormément « boosté » la valeur qu’on accordait au corps humain et aux êtres humains.
Avant l’avènement du christianisme, chez les Grecs, ce qui était important, c’était la hiérarchie, le pouvoir, la violence car il n’y avait qu’un Dieu impersonnel ou un Dieu sans amour, sans émotions. Après, c’est devenu l’amour de tous, même des faibles, l’égalité de tous grâce à un Dieu créateur qui est personnel. Ce sont toutes valeurs morales que le matérialisme moderne a gardé tout en rejetant Dieu. Ce qui est pour le moins incohérent. C’est exactement ce que pensait Nietzsche, un philosophe athée.
3. Nietzsche, le prophète athée
La pensée de Nietzsche est très logique. Il assumait pleinement les conséquences d’un monde sans Dieu. Sans Dieu, il n’y a aucun critère pour affirmer qu’une manière de vivre (l’amour) est meilleure qu’une autre (la haine). Il a prédit que la société continuerait de vivre avec des valeurs morales même après avoir rejeté Dieu. En gros, elle vivrait sans assumer les conséquences de son rejet de Dieu.
Depuis, aucun athée n’a su répondre de manière satisfaisante à la critique de Nietzsche. On peut quand même mentionner Ronald Dworkin qui a essayé de montrer qu’on pouvait trouver un fondement pour la morale sans avoir besoin de Dieu, mais en vain. Il justifie l’existence de valeurs morales avec une foi en quelque chose de « situé au-delà de la nature ». Il n’est donc plus vraiment athée.
Les convictions humanistes des athées ne sont que des croyances injustifiées. Comme ils affirment que « les êtres humains ne sont que le résultat d’une évolution qui veut que le fort mange le faible », ils n’ont aucun fondement pour justifier des valeurs morales.
4. Nietzsche, victime de sa propre critique
Même Nietzsche n’échappe pas à sa propre critique : « il ne peut pas s’empêcher de faire ce qu’il interdit aux autres de faire7». Il se réfute lui-même quand il défend sa vision du « surhomme » (une humanité qui aurait le courage de vivre et de s’épanouir dans un monde sans Dieu) en faisait appel à des valeurs morales. Keller l’explique très bien :
Il croyait que le nouvel « homme du futur » aurait le courage d’explorer la désolation d’un univers sans Dieu et de refuser toute consolation religieuse. Ce surhomme aurait la noblesse d’esprit de « se créer lui-même de manière superbe » et de n’être assujetti à aucun critère moral imposé par qui que ce soit.
KELLER, op. cit., p. 70.
5. L’homme moderne et postmoderne : aussi une victime de Nietzsche
L’homme moderne et postmoderne n’échappe pas non plus à la critique de Nietzsche. Il prétend vivre sans Dieu mais en réalité il vit en continuant d’adorer un autre dieu : lui-même.
La philosophie de Nietzsche a causé beaucoup de dégâts en influençant grandement les régimes totalitaires, tant de gauche que de droite, comme le nazisme et le stalinisme8.
III. L’histoire de la déconversion revisitée
Retraçons le parcours que nous avons fait jusqu’ici. Tout d’abord, nous avons montré que tous nos raisonnements reposaient sur des présupposés implicites, et en particulier que ceux du matérialisme n’ont rien d’évident. Nous avons ensuite réalisé que les valeurs morales ne pouvaient pas être justifiées par le matérialisme mais qu’elles existaient grâce à l’impact du christianisme dans l’histoire. Nous allons maintenant voir comment ces deux « découvertes » peuvent nous aider à mieux comprendre les déconversions d’anciens croyants.
A. La déconversion d’un universitaire ex-évangélique
Keller raconte pour cela l’histoire de David Sessions, un ancien chrétien évangélique devenu athée matérialiste. Ce dernier a d’abord grandi dans un milieu très conservateur et raconte y avoir entendu toute sorte de croyances étranges comme : « le darwinisme était une imposture, […] Dieu avait envoyé Christophe Colomb chez les sauvages, […] les élites libérales cherchaient à établir un “gouvernement mondial”9».
C’est après en allant à l’université et en découvrant la science moderne, la sociologie, des films et des romans qu’il est devenu un matérialiste. Il affirme donc l’être devenu entièrement pour des raisons intellectuelles.
B. L’importance du contexte culturel et des présupposés dans la déconversion
Cependant, il s’est rendu compte par la suite qu’il n’y avait pas que les arguments rationnels qui avaient joué dans sa déconversion. Le changement de contexte culturel y a également tenu une grande place. Pour lui, c’était un déménagement pour New York alors qu’il avait toujours vécu dans une petite ville. En arrivant dans une grande ville, il a réalisé que beaucoup de ses préjugés en faveur de sa foi chrétienne étaient faux.
Pour faire le lien avec ce que nous avons vu auparavant, on voit bien que le critère de crédibilité d’une vision du monde ne dépend pas qu’arguments rationnels explicites. Elle prend aussi source dans des croyances implicites10, des présupposés qu’on a naturellement acceptés en grandissant dans un certain milieu. On pense parfois à tort qu’elles sont évidentes avant de réaliser qu’elles sont en fait très fragiles.
Un premier exemple de fausse croyance implicite, c’est l’idée que les croyants suffisamment fidèles à Dieu et à leur paroisse ont forcément une belle vie sans problèmes. Il suffit de lire la Bible pour voir que c’est faux : Job souffre terriblement alors qu’il n’a pas commis de faute particulière et Jésus lui-même est appelé le serviteur souffrant (Ésaïe 53).
Un second exemple, c’est de croire que les non-croyants ont forcément une vie malheureuse et qu’ils sont moins sympathiques et engagés dans l’action sociale que les croyants. Il suffit pour un croyant de vivre une expérience sexuelle avant le mariage pour se rendre compte qu’il a quand même une sensation de plaisir. Ce qui est normal d’un point de vue chrétien : Dieu a créé le plaisir sexuel. Ce qui explique que sur le court terme, le sexe même en dehors d’un engagement officiel (le mariage) est jouissif11.
C. De nouveaux désirs et une nouvelle morale
Le dernier facteur important dans la déconversion de Sessions a été le changement de ses désirs et de ses rêves. En gros sa volonté :
Mes idées sur le genre de personne que je voulais devenir ont aussi changé.
KELLER, op. cit., p. 75.
Il faut aussi remarquer que lors de sa conversion au matérialisme, Sessions n’a pas rejeté toute morale mais a plutôt changé de morale. Il est passé d’une « morale chrétienne » à une « morale humaniste » qui met l’accent sur les libertés individuelles, les droits de l’homme et le progrès de l’humanité. Il reconnaît lui-même que son adhésion à ces valeurs morales n’avait rien à voir avec son adhésion au matérialisme. De cette manière, il confirme ce que nous avons expliqué avant et la critique de Nietzsche.
La leçon à retenir pour tous
Sessions termine son propos en invitant à la fois les non-croyants et les croyants à être humbles. Au lieu d’être trop rapidement sûrs d’eux, les deux ont besoin de reconnaître leurs présupposés, leurs croyances implicites et de les évaluer sérieusement.
Conclusion : ce que cela signifie
Nous pouvons désormais conclure plusieurs choses de notre étude. Premièrement, l’athéisme est en réalité un ensemble de croyances implicites impossibles à prouver (contrairement à celles du christianisme).
En particulier, sa croyance en des valeurs morales humanistes pose problème, comme il affirme très souvent le matérialisme. En effet, comme nous l’avons vu, le matérialisme est incompatible avec les valeurs morales. On peut considérer cela comme son premier problème.
Mais il en a encore un autre : il a une vision trop simpliste de la raison. Il réduit la vérité seulement aux vérités scientifiques alors nous connaissons pourtant beaucoup de choses qui ne sont pas connaissables par la science. Par exemple des vérités philosophiques comme l’existence du bien et du mal, de principes premiers comme la loi de non-contradiction, etc.
Keller achève ce chapitre en insistant sur le fait que le seul critère qui permettra de dire qui a raison entre les croyants et les matérialistes (et toutes les autres positions existantes), c’est la cohérence interne des croyances d’une vision du monde. C’est justement ce que Keller annonce vouloir faire dans la suite du livre :
J’espère montrer que le christianisme est la vision du monde la plus logique dans tous les domaines (émotionnellement, culturellement et rationnellement).
KELLER, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques, op. cit., p. 76.
Très rapidement, comme je l’ai détaillé dans l’article précédent, contrairement à Keller, je pense que le critère de vérité ne se réduit pas juste à la cohérence interne. Mais qu’il y a aussi la conformité à la réalité. C’est-à-dire : est-ce que je pense colle avec la réalité qui sera toujours ce qu’elle est, peu importe ce que je choisis de penser ?
Illustration de couverture : Sir James Thornhill, Paul prêchant à l’Aéropage, huile sur toile, 1729-1731.
- KELLER, Timothy, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques (trad. Jonathan Chaintrier), Lyon : Editions Clé, 2019, p. 60.[↩]
- C’est-à-dire avant l’apparition de l’homme, pendant la préhistoire[↩]
- C’est-à-dire les actions sociales pour aider les personnes les plus vulnérables de notre société : les pauvres, les veuves, les orphelins, les étrangers, etc.[↩]
- FERRY, Luc, Apprendre à vivre, Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, éd. J’ai lu, 2008, pp. 70-110.[↩]
- TIERNEY, Brian, The Idea of Natural Rights : Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law, 1150-1625, Atlanta : Scholars Press for Emory University, 1997.[↩]
- Il faut remarquer cependant que chez Aristote, il n’y a pas ce mépris du corps. Ce sujet mériterait un autre article à lui seul.[↩]
- KELLER, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques, p. 70.[↩]
- WATSON, Peter, The Age of Nothing: How We Have Sought to Live Since the Death of God, Londres : Weidenfeld & Nicolson, 2014.[↩]
- KELLER, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques, op. cit., p. 72.[↩]
- Je préfère parler de prémisses implicites. Voir plus de détails dans la conclusion de l’article précédent de la même série.[↩]
- Le problème par contre, c’est son impact sur le long terme. Une relation amoureuse sans engagement et qui repose surtout sur les rapports sexuels est extrêmement fragile comme tout dépend du degré de satisfaction de chaque conjoint. Un désaccord sur ce sujet peut alors rapidement abîmer cette relation comme elle a entièrement été bâtie dessus.[↩]
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