Voici un extrait du premier tome du Génie du christianisme, œuvre apologétique du grand écrivain français Chateaubriand où il présente une preuve de l’existence de Dieu par la pensée. Dans cette oeuvre, il cherche à montrer que le christianisme est vrai et en particulier attrayant.
Note XI, page 151.
Je donnerai ici ces preuves métaphysiques de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, pour compléter ce que j’ai dit sur ce grand sujet.
Toutes les preuves abstraites de l’existence de Dieu se tirent de ces trois sources : la matière, le mouvement, la pensée. […]
La pensée
D’où vient la pensée de l’homme, et quelle est la nature de cette pensée ?
Elle ne peut être que matière, mouvement ou repos, la chose même, ou les deux accidents de cette chose, puisqu’il n’y a dans l’univers que matière, mouvement et repos.
Que la pensée n’est pas matérielle, cela parle de soi.
Que la pensée n’est pas le repos de la matière, cela est encore prouvé, puisque au contraire la pensée est un mouvement.
La pensée est donc un mouvement. Est-elle le mouvement matériel, ou l’effet du mouvement matériel ?
Examinons.
Si la pensée est l’effet du mouvement ou le mouvement lui-même, elle doit ressembler à cet effet de mouvement, ou à ce mouvement.
Or, Le mouvement rompt, désunit, déplace; la pensée ne fait rien de tout cela.
Elle touche les corps, sans les séparer, sans les mouvoir.
Le mouvement lui-même est aussi un déplacement. Un corps qui se meut change de disposition, s’arrange d’une autre manière, occupe une autre place, acquiert d’autres proportions : la pensée ne fait rien de tout cela.
Elle se meut sans cesser d’être en repos et sans quitter son siège. Elle n’a ni dimension, ni localité, ni forme.
Le mouvement a sa mesure et ses degrés : la pensée, au contraire, est indivisible. Il n’y a point de moitié, de quart, de fraction de pensée : une pensée est une.
Le mouvement de la matière a des bornes qui l’empêchent de s’étendre au-delà de certains espaces : la pensée n’a d’autres champs que l’infini. Or, comment concevoir qu’un atome, parti de mon cerveau avec la rapidité de la pensée, atteigne au même instant le ciel et l’enfer, et pourtant sans quitter mon cerveau ? car, S’il en était ainsi, ma pensée subsisterait hors de moi, et ne serait plus moi. Qui aurait donné à cet atome cette force immense de mouvement, incomparablement plus grande que celle qui entraîne tous les corps célestes ? Comment un si chétif insecte que l’homme aurait-il une pareille puissance physique ?
Le mouvement ne peut agir qu’au présent.
Le passé et l’avenir sont également du ressort de la, pensée. L’espérance, par exemple, ne peut être qu’un mouvement futur; et comment un mouvement futur matériel existe-t-il au présent ?
La pensée ne peut donc être le mouvement matériel. En est-elle l’effet ?
La pensée ne peut être l’effet du mouvement, parce qu’un effet ne peut être plus noble que sa cause, une conséquence plus puissante qu’un principe. Or, que la pensée soit plus noble et plus forte que ce mouvement, qui ne le voit du premier coup d’œil, puisque la pensée connaît ce mouvement et que ce mouvement ne la connaît pas, puisque la pensée parcourt dans la plus petite fraction de temps, des espaces que ce mouvement ne pourrait franchir que dans des milliers de siècles.
Que si l’on dit à présent que la pensée n’est ni un mou-. vement,ni un effet de mouvement intérieur dans mon cerveau, mais un ébranlement produit par un mouvement exrérieur, c’est seulement retourner les termes de la proposition. Car il est encore peut-être plus absurde d’imaginer que tel atome, émané de la lumière d’une étoile, descende dans la vitesse de la pensée, pour choquer telle partie de mon cerveau, tandis que d’autres millions de mouvements viennent en même temps l’assaillir de tous côtés. Par la seule loi de la pesanteur, un atome, tombé du soleil sur ma tête, me réduirait en poussière. Objecter que la gravité n’existe plus pour les parties extrêmement ténues de la matière, ce serait se moquer des gens, en voulant appliquer ce principe physique à la théorie de la pensée. Examinez donc un peu ce qui arriverait dans votre entendement toutes les fois que vous pensez, si votre pensée était le mouvement matériel, ou un effet de ce mouvement. Une petite portion de votre cervelle se détache, et s’en va roulant de tel côté, ce qui vous donne telle idée. Cet atome est long ou rond, large ou étroit, mince ou épais; et vous voilà, en conséquence de cette figure du hasard, obligé d’être triste ou gai, insensé ou sage, Mais comme l’homme pense à mille choses à la fois, quel chaos, quel dérangement dans sa tête! Une pensée sublime, sous la forme d’un embryon blanc ou bleu, en traversant votre entendement, rencontre une autre pensée rouge qui l’arrête. D’autres 1dées surviennent, se heurtent, etc.
Ce n’est pas là toute la difficulté; car si le mouvement est la pensée, le mouvement est un principe pensant. Or, dans ce cas, le flot qui roule, le pied qui marche, la pierre qui tombe, pensent. Vous dites que je pense en raison d’un ébranlement produit dans une certaine partie de mon cerveau : d’accord; mais cette partie de mon cerveau qui s’ébranle n’est pas d’une autre nature que les éléments de l’univers. C’est de l’eau, de la terre, de l’air ou du feu; ou, si vous aimez mieux parler comme la physique du jour, c’est de l’oxygène, de Phydrogène, etc. Amalgamez ces principes tout comme il vous plaira, ils resteront toujours tels par leur essence. Or, de leur mélange tel quel, comment ferez-vous naître la pensée, si le principe de cette pensée n’est pas renfermé dans les éléments qui la composent ? Vous ne voulez pas déraisonner et dire qu’un composé a des effets qui ne sont pas dans des simples, et qu’un accident peut être provenu sans cause ? Vous serez donc réduit à vous jeter dans une autre absurdité, et à dire que les éléments de la matière pensent en certains cas. Comment se fait-il alors que ces éléments, qui se trouvent combinés de tant de manières, ne répètent pas quelquefois hors de l’homme l’effet de la pensée ?
Disons donc, car on ne le peut nier sans folie, que la pensée n’est ni la matière ni le mouvement. Si l’on veut absolument que le mouvement fasse une des conditions de la pensée, du moins est-il certain que cette pensée n’est pas le mouvement lui-même, mais quelque chose qui se joint ou s’applique au mouvement, puisqu’il est indubitable qu’il y a des mouvements qui ne pensent pas.
Venons à la grande conclusion.
Si la pensée est différente (comme elle l’est) de la matière et du mouvement matériel, qu’est-elle, et d’où vient-elle ?
Comme elle n’existait pas chez moi avant que je fusse créé, elle a donc été produite.
Si elle a été produite, elle l’a été nécessairement par quelque chose hors de la matière, puisque nous avons reconnu que la matière n’a pas le principe pensant.
Cette chose, placée hors de la matière qui a produit ma pensée, ne peut être qu’une chose encore plus excellente que ma pensée, quoique la pensée de l’homme soit ce qu’il y a de plus beau dans l’univers : un principe est plus puissant que son effet.
Ma pensée étant indivisible est immortelle, par l’axiome reçu de tous les philosophes, qu’une chose ne se dissout que par la divisibilité de ses parties.
Or, la cause qui a produit ma pensée est donc indivisible comme elle. Elle est donc immortelle comme elle.
Mais comme cette cause était avant ma pensée, cette cause a elle-même été produite, ou elle est de toute éternité.
Si elle a été produite, où est son principe ? Si vous me montrez ce principe, quel est le principe de ce principe ?
Ainsi, vous élevant sans fin, vous arrivez au premier anneau; Dieu montre sa face au fond des ombres de l’éternité : notre âme est la chaîne immortelle qu’il nous a tendue pour remonter jusqu’à lui.
C’est ainsi que la pensée de l’homme prouve irrévocablement l’existence de la divinité, de même qu’à son tour l’existence de cette divinité démontre l’existence et l’immortalité de l’âme, puisque Dieu ne peut être, s’il est injuste, et que l’homme, jeté sur la terre pour couler des jours infortunés et mourir, n’annoncerait que le caprice d’un affreux tyran. Ceci doit nous donner la plus haute opinion de notre nature; car qu’est-ce qu’un être dont Dieu est la preuve; et qui est à son tour la preuve de Dieu ? L’Ecriture a-t-elle parlé trop magnifiquement de cet être-là ? « Quand l’univers écraserait l’homme, dit Pascal, l’homme serait encore plus grand que l’univers ; car il sentirait que l’univers l’écrase, et l’univers ne le sentirait pas. »
Il faut donc admettre que, s’il y a un Dieu, ses perfections prouvent que l’homme a une âme immortelle, et, vice versa, conclure de l’excellence de l’âme humaine et des malheurs de ce monde que Dieu existe de nécessité.
(François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, Garnier Flammarion, Tome 1, p. 472 ; pp. 483-487.)
Illustration : Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, Portrait d’homme méditant sur les ruines de Rome (Portrait de Chateaubriand), huile sur toile, 1809 (Musée de Saint-Malo).
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