Voici un extrait de l’œuvre principale de Locke sur l’épistémologie, Essai sur l’entendement humain, où il défend une version du pari de Pascal (argument selon lequel il est plus raisonnable en pratique de croire que Dieu existe que le contraire). Locke est un philosophe anglais protestant du courant empiriste avec Hobbes et Berkeley qui dit que toutes nos connaissances viennent de nos sens, qu’elles portent uniquement sur nos idées (représentations des choses) et qu’on ne peut pas connaître les essences des choses hors de notre esprit mais seulement les représentations qu’on en fait (c’est son conceptualisme).
§ 70. Préférer le vice à la vertu, c’est visiblement mal juger.
Je ne m’étendrai pas présentement davantage sur les faux jugements des hommes, ni sur leur négligence à l’égard de ce qui est en leur pouvoir : deux grandes sources des égarements où ils se précipitent malheureusement eux-mêmes. Cet examen pourrait fournir la matière d’un volume ; et ce n’est pas mon affaire d’entrer dans une telle discussion. Mais quelque fausses que soient les notions des hommes, ou quelque honteuse que soit leur négligence à l’égard de ce qui est en leur pouvoir ; et de quelque manière que ces fausses notions et cette négligence contribuent à les mettre hors du chemin du bonheur, et à leur faire prendre toutes ces différentes routes où nous les voyons engagés, il est pourtant certain que la morale établie sur ses véritables fondements ne peut que déterminer à la vertu le choix de quiconque voudra prendre la peine d’examiner ses propres actions : et celui qui n’est pas raisonnable jusqu’à se faire une affaire de réfléchir sérieusement sur un bonheur et un malheur infini, qui peut arriver après cette vie, doit se condamner lui-même, comme ne faisant pas l’usage qu’il doit de son entendement. Les récompenses et les peines d’une autre vie que Dieu a établies pour donner plus de force à ses lois sont d’une assez grande importance pour déterminer notre choix, contre tous les biens, ou tous les maux de cette vie, lors même qu’on ne considère le bonheur ou le malheur à venir que comme possible ; de quoi personne ne peut douter. Quiconque, dis-je, conviendra qu’un bonheur excellent et infini est une suite possible de la bonne vie qu’on aura menée sur la terre, et un état opposé la récompense possible d’une conduite déréglée, un tel homme doit nécessairement avouer qu’il juge très mal, s’il ne conclut pas de là qu’une bonne vie jointe à l’espérance d’une éternelle félicité qui peut arriver est préférable à une mauvaise vie accompagnée de la crainte d’une misère affreuse, dans laquelle il est fort possible que le méchant se trouve un jour enveloppé, ou pour le moins, de l’épouvantable et incertaine espérance d’être annihilé. Tout cela est de la dernière évidence, supposé même que les gens de bien n’eussent que des maux à essuyer dans ce monde, et que les méchants y jouissent d’une perpétuelle félicité, ce qui pour l’ordinaire prend un tour si opposé que les méchants n’ont pas grand sujet de se glorifier de la différence de leur état, par rapport même aux biens dont ils jouissent actuellement ; ou plutôt, qu’à bien considérer toutes choses, ils sont, à mon avis, les plus mal partagés, même dans cette vie. Mais lorsqu’on met en balance un bonheur infini avec une infinie misère, si le pis qui puisse arriver à l’homme de bien, supposé qu’il se trompe, est le plus grand avantage que le méchant puisse obtenir, au cas qu’il vienne à rencontrer juste, qui est l’homme qui peut en courir le risque, s’il n’a tout à fait perdu l’esprit ? Qui pourrait, dis-je, être assez fou pour résoudre en soi-même de s’exposer à un danger possible d’être infiniment malheureux, en sorte qu’il n’y ait rien à gagner pour lui que le pur néant, s’il vient à échapper à ce danger ? L’homme de bien, au contraire, hasarde le néant contre un bonheur infini dont il doit jouir au cas que le succès suive son attente. Si son espérance se trouve bien fondée, il est éternellement heureux ; et s’il se trompe, il n’est pas malheureux, il ne sent rien. D’un autre côté, si le méchant a raison, il n’est pas heureux, et s’il se trompe, il est infiniment misérable. N’est-ce pas un des plus visibles dérèglements d’esprit où les hommes puissent tomber, que de ne pas voir du premier coup d’œil quel parti doit être préféré dans cette rencontre ? J’ai évité de rien dire de la certitude ou de la probabilité d’un état à venir, parce que je n’ai d’autre dessein en cet endroit que de montrer le faux jugement dont chacun doit se reconnaître coupable selon ses propres principes, quels qu’ils puissent être, lorsque pour quelque considération que ce soit il s’abandonne aux courtes voluptés d’une vie déréglée, dans le temps qu’il fait d’une manière à n’en pouvoir douter, qu’une vie après celle-ci est, tout au moins, une chose possible1.
Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).
- John Locke, Essai sur l’entendement humain (traduction par Pierre Coste), livre II, chapitre 21.[↩]
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