Voici un extrait du premier tome du Génie du christianisme, œuvre apologétique du grand écrivain français Chateaubriand une preuve de l’existence de Dieu par le mouvement (un argument cosmologique). Elle ressemble à la première voie de Thomas d’Aquin (aussi appelée l’argument du premier moteur). Dans cette oeuvre, il cherche à montrer que le christianisme est vrai et en particulier attrayant. Je me suis permis de réarranger la mise en page par rapport au livre.
Note XI, page 151.
Je donnerai ici ces preuves métaphysiques de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, pour compléter ce que j’ai dit sur ce grand sujet.
Toutes les preuves abstraites de l’existence de Dieu se tirent de ces trois sources : la matière, le mouvement, la pensée. […]
Le Mouvement
D’où vient le mouvement de la matière ?
Premier syllogisme (genre positif)
Ou ce mouvement lui est essentiel, ou il lui est communiqué.
Si le mouvement est essentiel à la matière, c’est une nécessité pour elle que ses parties soient toujours en mouvement.
Or, l’expérience la plus commune démontre qu’il y a des corps en repos. Donc le mouvement n’est pas essentiel à la matière. Donc il lui est communiqué.
Second syllogisme (genre destructif)
Si le mouvement est essentiel à la matière, toutes ses parties doivent tendre sans cesse et également de tous côtés.
Or, de l’éternel mouvement résulte l’éternel repos. Donc tout est en repos dans l’univers (absurde).
Troisième syllogisme (genre démonstratif)
Le mouvement, par sa nature connue, n’a aucune régularité.
Il s’exerce dans toutes les dimensions et dans toutes les vitesses.
Il s’échappe par la tangente, coupe par la sécante, se plonge par la perpendiculaire, se roule par le cercle, se glisse par l’ellipse et la parabole.
Il se communique par le choc. Il prend des directions nouvelles, selon l’opposition ou la réflexion des corps.
Or, les lois motrices des astres, du soleil et des planètes s’accomplissent dans une inaltérable régularité géométrique.
Donc ces lois d’un mouvement permanent et régulier ne peuvent être engendrées par le mouvement confus et désordonné de la matière.
Il suit de ces trois syllogismes que le mouvement n’est point essentiel à la matière :
- Parce qu’il y a des corps en repos;
- Parce que l’universel mouvement serait le repos universel, ce qui choque l’expérience;
- Parce que le mouvement irrégulier de la matière ne peut jamais être admis comme créateur de l’ordre de l’univers. Une cause ne peut pas produire un effet dont elle n’a pas en elle-même le principe, puisqu’il y aurait alors un effet sans cause; un composé ne peut avoir des vertus qui ne sont pas dans ses éléments simples. Enfin, si le mouvement était une qualité résidant dans la matière ou dans l’arrangement de ses parties, depuis le temps que les plus habiles mécaniciens cherchent le mouvement perpétuel, n’est-il pas plus que probable qu’ils auraient trouvé la machine propre à le mettre en évidence ? Mais l’expérience a démontré jusqu’à présent qu’il fallait un moteur étranger.
On doit conclure de ces arguments qu’il existe quelque part, hors de la matière, un mobile universel, premier agent du mouvement, à la fois immuable et dans un mouvement éternel.
Voilà Dieu.
Éclaircissements sur ces dernières preuves touchant le mouvement
Le mouvement de la matière fournissant une preuve sans réplique en faveur de l’existence de Dieu, il sera bon d’y jeter encore quelque lumière.
Pour démontrer l’impossibilité de la formation des mondes par le mouvement et le hasard, Cicéron tire des lettres de l’alphabet cette objection si connue :
« Ne dois-je pas m’étonner, dit-il, qu’il y ait un homme qui se persuade que de certains corps solides et indivisibles se meuvent d’eux-mêmes par leur poids naturel, et que, de leur concours fortuit, s’est fait un monde d’une si grande beauté ? Quiconque croit cela possible, pourquoi ne croirait-il pas que si l’on jetait à terre quantité de caractères d’or, ou de quelque matière que ce fût, qui représentassent les vingt et une lettres, ils pourraient tomber arrangés dans un tel ordre qu’ils formeraient lisiblement les Annales d’Ennius ? Je doute si le hasard rencontrerait assez juste pour en faire un seul vers. Mais ces gens-là, comment assurent-ils que des corpuscules, qui n’ont point de couleur, point de qualité, point de sentiment, qui ne font que voltiger au gré du hasard, ont fait ce monde-ci, ou plutôt en font à chaque moment d’innombrables qui en remplacent d’autres ? Quoi ! Si le concours des atomes peut faire un monde, ne pourrait-il pas faire des choses bien plus aisées, un portique, un temple, une maison, une ville ? »
Cicéron, De la nature des dieux, 11. 37. Traduction de d’Olivet.
Cette absurdité, qui frappait si justement l’orateur romain, a aussi été relevée par Bayle.
« Ce dialecticien passe aisément du blanc au noir ; il s’accommode de tout ce qui lui convient pour combattre l’adversaire qu’il a en tête, n’ayant pour but que d’embarrasser les philosophes et de faire voir la faiblesse de notre raison. Jamais Arcésilas et Carnéades n’ont soutenu le pour et le contre avec plus d’esprit et d’éloquence. »
Leibniz, Théodicée. Part. 111, $ 353. On sait ce que c’est que l’éloquence de Bayle; mais il faut pardonner ce jugement à Leibniz.
Voici donc ce que Bayle dit sur la nécessité d’une cause intelligente :
« Puisque, de l’aveu de toutes les sectes, les lois du mouvement ne sont pas capables de produire, je ne dirai pas un moulin, une horloge, mais le plus grossier instrument qui se voit dans la boutique d’un serrurier, comment seraient-elles capables de produire le corps d’un chien, ou même une rose et une grenade ? Recourir aux astres ou aux formes substantielles, c’est un pitoyable asile. Il faut ici une cause qui ait l’idée de son ouvrage, et qui connaisse les moyens de le construire : tout cela est nécessaire à ceux qui font une montre et un vaisseau ; à plus forte raison se doit-il trouver dans ce qui fait l’organisation des êtres vivants. »
Pierre Bayle, Dictionnaire, Article Sennert., Note C.
À la note R de l’article Démocrite, il s’exprime ainsi :
« En quittant le droit chemin, qui est le système d’un Dieu, créateur libre du monde, il faut nécessairement tomber dans la multiplicité des principes; il faut reconnaître entre eux des antipathies et des sympathies, les supposer indépendants les uns des autres, quant à l’existence et à la vertu d’agir, mais capables néanmoins de s’entre-nuire par l’action et la réaction. Ne demandez pas pourquoi, en certaines rencontres, l’effet de la réaction est plutôt ceci que cela; car on ne peut donner raison des propriétés d’une chose, que lorsqu’elle a été faite librement par une cause qui a eu ses raisons et ses motifs en la produisant. »
Crousaz, qui cite ce passage à la huitième section de son examen du Pyrrhonisme, ajoute :
« Quand on supposerait les atomes éternels et en mouvement de toute éternité, on pourrait bien en conclure qu’en s’approchant ils formeraient de certaines masses, et, si vous voulez encore, que ces masses seraient propres à produire de certains effets. Mais de là il y a infiniment loin à supposer que ces masses, formées par le concours fortuit des atomes, auraient pris un agencement régulier, et que les propriétés des unes auraient été précisément telles qu’il fallait pour l’usage des autres.
Que l’on ploie dix billets numérotés, l’un par le chiffre 1, le second par le chiffre 2. Combien de reprises ne faudrait-il pas pour les tirer, sans choix, dans un tel ordre, que le numéro I vint précisément le premier, le numéro 2 le second, et ainsi jusqu’au 10 ?
S’il y en avait vingt, le cas ne serait pas seulement deux fois plus difficile, mais incomparablement plus, comme le démontrent ceux qui ont étudié la doctrine abstraite des combinaisons. Cinq choses mélangées 2 à 2 donnent 15 combinaisons ; à 3, 353; à 4, 70; à 5, 126; à 6, 210; à 7, 330.
La difficulté de ranger plusieurs choses, sans le secours du discernement, dans un ordre croissant avec le nombre de ces choses, devient toujours plus grande dans une proportion qui va si fort en augmentant. Pour donner un arrangement, sans le secours de l’intelligence et du choix, à une infinité de parties en désordre, il faudrait surmonter des difficultés infiniment infinies. Quelle étendue d’intelligence ne serait pas nécessaire pour ranger dans un grand ordre, dans un ordre exquis, dans un ordre qui se soutint, une infinité de choses dont chacune hors de sa place serait une cause de désordre! Prenez autant de lettres qu’il y en a dans une ligne; agencez les billets où elles sont écrites, une seule par billet, sans les voir : à peine, après avoir épuisé votre vie en tentatives, viendrez-vous une fois à bout de les ranger à faire lire cette ligne. La difficulté sera beaucoup plus que double, s’il faut ainsi venir à bout d’agencer les expressions de deux lignes : où n’irait point la difficulté de les ranger, sans le secours du discernement, dans l’ordre où elles sont dans une page entière ? Leurs agencements fortuits iraient-ils enfin à composer un livre ? Une cause infinie en perfection peut seule lever les obstacles qui naissent d’une confusion infinie.
J’ajouterai ici un exemple aisé de la variété et de la multiplicité des combinaisons. À et b se combinent en deux manières, ab, ba; abc, en six, ab, ac, ba, bc, ca, cb, et cela sans être répétées; abcd, en vingt-quatre, abcd, abdc, acbd, acdb, adbc, adcb; en voilà six. Il y en aura autant si l’on commence par b, autant par c, autant par d.
Une infinité combinée 2 à 2 irait à l’infini; combinées 3 à 3, encore à l’infini et à un plus grand infini; combinées toutes ensemble, à une infinité d’infinies manières. Quelles sources de confusion, quelle infinité de dérangements, et à . combien d’infinies manières ne montent pas les chaos et les confusions possibles! Si cette confusion ne se change pas tout d’un coup en régularité, elle subsistera; car quelque léger principe de régularité serait bientôt détruit par les chocs de l’infinie confusion restante.
Dire que, dans la suite infinie des temps, la combinaison régulière a enfin eu son tour, ce serait supposer une infinie régularité dans la confusion, puisque ce serait supposer que toutes les combinaisons différentes à l’infini se seraient succédé par ordre, et que par là la combinaison régulière aurait paru dans sa place, et en aurait eu une assignée dans cette succession, où elles se présentaient par ordre, comme si une intelligence en avait fait les agencements, les essais et les revues. »
Page 426.
Ces raisonnements sont d’une grande force, et précisément comme les demandent les esprits positifs, c’est-à-dire des raisonnements mathématiques. Il y a des athées qui ont l’ingénuité de croire que ce n’est que dans leur secte qu’on démontre par À + B, et que les pauvres chrétiens sont réduits à l’imagination pour toute ressource. C’est bien quelque chose pourtant que cette imagination. Et il y a tel profane qui aurait la témérité de croire qu’il est plus difficile d’écrire une seule belle page de pensées morales ou de sentiments, que de compiler des volumes entiers d’abstractions. Quoi qu’il en soit, ces incrédules ne savent donc pas que Leibniz a prouvé Dieu géométriquement dans sa Théodicée ? Ils ne savent donc pas qu’on a emprunté d’Huygens, de Keïl, de Marcalle et de cent autres, des théorèmes rigoureux pour établir l’existence d’un Etre suprême ? Platon n’appelait Dieu que l’éternel géomètre, et c’est l’art d’Archimède qui a fourni la plus belle et la plus puissante image de Dieu, le triangle inscrit au cercle.
Newton a posé ainsi l’axiome fondamental de la mécanique :
« Quand un corps est en repos ou en mouvement, il ne cesse jamais de rester en repos, ou de se mouvoir en ligne droite avec la même force, sans qu’elle reçoive aucune augmentation ou aucune diminution, à moins que quelque autre force, venant à agir sur lui, n’y cause du changement. »
Le médecin Nieuwentyt, raisonnant sur cet axiome, dans son livre de l’Existence de Dieu, démontrée par les merveilles de la nature, fait cette curieuse observation :
« Lorsqu’un petit corps, qui ne sera si grand qu’une petite boule, de la grosseur, par exemple, d’un grain de sable très petit, après avoir reçu une chiquenaude, va heurter contre un corps que nous supposerons aussi gros que tout le globe de la terre, ou, si vous voulez, mille fois plus grand, pourvu que ni l’un ni l’autre n’ait pas de ressort ; il s’ensuit, dis-je, que ce grand corps sera entraîné avec le grain de sable en ligne droite. Et, à moins que quelque force ou quelque obstacle n’intervienne et n’arrête ce mouvement, la force d’une seule chiquenaude suffira pour faire mouvoir continuellement en ligne droite ce grand corps et le petit grain de sable tout ensemble. Et si dans leurs routes ils rencontraient cent mille autres corps, chacun un million de fois plus grand que la terre, ils les entraîneraient tous avec cette petite force, sans qu’il y en eût jamais aucun en état de prendre une autre direction.
Que ceci soit vrai, quelque merveilleux qu’il paraisse, c’est une chose que les mathématiciens ne sauraient nier. Misérables Pyrrhoniens, qui espérez, en déduisant nécessairement les lois de la nature l’une de l’autre, d’éluder les preuves de la Providence divine! misérables Pyrrhoniens, montrez-nous par vos principes, si VOUS pouvez en aucune manière comprendre, non pas qu’une pareille chose arrive continuellement (car les mathématiques leur montreront ceci), mais comment et de quelle manière agit la force de ce petit grain de sable, de sorte que, pour peu qu’il pousse ces corps prodigieux, il les met non seulement en mouvement, mais il les y conserve sans jamais cesser. »
Livre 11, Chapitre 3, p. 541.
Voilà la remarque de cet excellent homme qui, avec Hippocrate et Galien, avait reconnu dans la merveilleuse machine de notre corps, la main d’une intelligence divine.
Enfin, le docteur Hancock se sert d’une comparaison frappante, pour faire sentir l’absurdité de ceux qui attribuent l’ordre de l’univers au concours fortuit des atomes.
« Supposons, dit-il, que tous les hommes qu’il y a sur la terre fussent aveugles, et que dans cet état il leur fût ordonné de se rendre dans les plaines de la Mésopotamie ; combien de siècles leur faudrait-il pour trouver cette route et pour venir à leur commun rendez-vous ? Y arriveraient-ils même jamais, quelque immense que fût leur durée ? Cela serait pourtant infiniment plus facile à faire pour les hommes, qu’il ne l’a été aux aromes de Démocrite. d’exécuter l’ouvrage qu’il leur attribue. Posé cependant que ce concours si heureux ne leur ait pas été impossible, comment est-il arrivé qu’il n’ait plus rien produit de nouveau, ou que le même hasard qui les assembla pour former l’univers, ne les ait pas dissipés pour le détruire ? Dira-t-on que c’est un principe d’attraction et de gravitation qui les retient ainsi dans leur situation primitive ? Mais ce principe d’attraction et de gravitation est ou antérieur où postérieur à la formation de l’univers. S’il est antérieur, comment est-ce que l’activité en était suspendue ? Et s’il est postérieur, quelle en est l’origine, et ne doit-elle pas venir d’ailleurs que de la matière, qui de sa nature est susceptible de se mouvoir en tout sens ? Si l’on dit d’ailleurs que c’est la nature qui se maintient d’elle-même dans cet état permanent, on ne peut entendre par ce terme, dans le système: de Démocrite, que le concours fortuit, et l’on sent d’abord que cela ne suffit pas plus pour rendre raison de la conservation du monde, que pour celle de sa formation. »
Hancock, On the Existence of God, Section 5, traduction française.
Pour se tirer des difficultés insurmontables qui résultent de la formation du monde par le mouvement de la matière, Spinoza, d’après Straton, a soutenu qu’il n’y a dans l’univers qu’une seule substance; que cette substance est Dieu, à la fois esprit et matière, possédant l’attribut de la pensée et de l’étendue. Ainsi, mon pied, ma main, un caillou, tous les accidents physiques et moraux, toutes les saletés de la nature sont des parties de Dieu. Rare et admirable divinité, sortie toute formée et sans douleur du cerveau d’un incrédule ! Les païens avaient bien attaché des dieux aux objets les plus vils de la terre; mais il n’appartenait qu’à un athée de déifier, en une seule et éternelle substance, tous les crimes et toutes les immondices de l’univers. Il se passe d’étranges choses dans l’intérieur de ces hommes que Dieu a éloignés de lui, et les plus habiles gens trouveraient malaisé d’expliquer les mouvements du cœur d’un athée. On peut voir comment Bayle, Clarke, Leibniz, Crouzas, etc., ont renversé le spinosisme, qui est en même temps le plus impie et le plus insoutenable des systèmes.
Anaximandre, par une autre folie, voulait que les formes et les qualités, provenues de la matière, eussent arrangé l’univers.
D’un autre côté, les Stoïciens supposaient des formes plastiques, destituées d’intelligence et pourtant distinctes de la matière. À la vérité, quelques-uns les dérivaient de Dieu, et ne les avaient imaginées que pour expliquer l’action d’un être immatériel sur des êtres matériels.
Qu’est-il besoin d’appeler les mépris du lecteur sur ces rêveries philosophiques ? Elles ont été combattues par les incrédules eux-mêmes.
Il ne reste donc plus à faire valoir que la loi banale de la nécessité. On s’en sert d’autant plus volontiers, qu’on ne sait ce que c’est, et qu’en lâchant ce grand mot, on se croit dispensé de l’expliquer. Mais cette terrible nécessité est-elle une chose créée ou incréée ? Si elle est créée, qui est-ce qui en est le créateur ? Si elle est incréée, cette nécessité qui arrange tout, qui produit tout dans un si bel ordre, qui est une, indivisible, sans étendue, est-elle autre que Dieu ?
(François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, Garnier Flammarion, Tome 1, p. 472 ; pp. 477-483.)
Illustration : Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, Portrait d’homme méditant sur les ruines de Rome (Portrait de Chateaubriand), huile sur toile, 1809 (Musée de Saint-Malo).
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