Personne ne prétend aujourd’hui que ces doctrines [l’Immaculée Conception et l’Assomption] ont toujours été des objets explicites de la foi chrétienne. Elles ne sont pas clairement enseignées dans les Ecritures, et il n’est pas facile de démontrer qu’elles découlent nécessairement des preuves scripturaires. Il est très peu probable, en fait extrêmement improbable, qu’il y ait eu une tradition orale explicite sur l’une ou l’autre de ces doctrines au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne. . .
– Francis Sullivan, théologien catholique1.
Fin 2023, nous avons publié un article analysant en détail les écrits des Pères de l’Église sur la question de la relation de Marie au péché. Puisque celui-ci avoisine les 60 000 mots, il semble opportun d’en partager des extraits choisis et complétés, se concentrant sur un auteur. Voici ce que l’on peut dire de saint Irénée de Lyon à ce propos.
Les noces de Cana
Lors des noces de Cana, Jésus fit une remarque à sa mère suite à sa demande, voici ce qu’en dit Irénée :
C’est pourquoi, lorsque Marie avait hâte de voir le signe merveilleux du vin et voulait participer avant le temps à la coupe de la gloire, le Seigneur, repoussant sa hâte inopportune, lui dit : Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi ? Mon heure n’est pas encore venue : il attendait l’heure connue d’avance par le Père.
Irénée de Lyon, Contre toutes les hérésies, livre III, 16, 72.
L’historien réformé Philip Schaff commente ainsi cet extrait :
[Irénée] était encore très éloigné de la notion de l’absence de péché de Marie, et déclare expressément que la réponse du Christ en Jean ii. 4, est un reproche à sa hâte prématurée.
Philip Schaff, History of the Christian Church3.
Le catholique Marcos Ramos, dans son mémoire de maîtrise, commente ainsi l’interprétation de saint Irénée :
Dans ce passage, Irénée décrit Marie comme quelqu’un qui se hâtait trop et qui faisait pression sur Jésus pour qu’il fasse quelque chose avant le moment opportun. Irénée reproche à Marie de vouloir participer à quelque chose qui allait se produire plus tard dans la Passion4.
Et le catholique Reynods note à propos de ce passage :
Irénée aussi bien que Éphrem croyaient que Marie avait agi avec un empressement excessif à Cana.
Reynolds Brian K., Gateway to Heaven. Marian Doctrine and Devotion Image and Typology in the Patristic and Medieval Periods5.
Le traducteur catholique de saint Irénée en anglais relève également :
L’action de Marie n’était, pour Irénée, ni accomplie au moment opportun ni en accord avec le plan que Dieu avait initialement prévu6.
De même, le patrologue anglican Kelly relève :
Aucun de ces théologiens n’avait le moindre scrupule à lui attribuer des fautes. Irénée et Tertullien ont rappelé les occasions où, en lisant les récits évangéliques, elle avait mérité les reproches de son Fils, et Origène a insisté sur le fait que, comme tous les êtres humains, elle avait besoin d’être rachetée de ses péchés ; en particulier, il a interprété la prophétie de Siméon (Luc 2, 35) selon laquelle une épée transpercerait son âme comme confirmant qu’elle avait été envahie par le doute lorsqu’elle avait vu son Fils crucifié7.
La purification de Marie à l’incarnation
Brian Reynolds, à la suite de Mary Clayton8, évoque par ailleurs que saint Irénée croyait à une purification de Marie à l’incarnation, idée que nous retrouvons chez de nombreux pères :
Irénée affirmait que Marie connut une purification au moment de l’incarnation.
Reynolds Brian K., Gateway to Heaven. Marian Doctrine and Devotion Image and Typology in the Patristic and Medieval Periods9.
À propos de cette purification avant l’incarnation, le mariologue catholique Luigi Gambero relève :
La mission à laquelle Dieu a appelé la Vierge était si importante que certains Pères ont pensé qu’elle exigeait une préparation adéquate. Nous savons aujourd’hui que cette préparation s’est produite dans le mystère de l’Immaculée Conception, dans lequel Marie a été non seulement préservée du péché originel et de ses conséquences morales, mais aussi comblée de grâces extraordinaires. Les Pères ne semblent pas avoir eu connaissance de ce privilège unique ; ils pensaient qu’une intervention divine spéciale avait eu lieu en Marie immédiatement avant l’Incarnation, pour la rendre digne de devenir la Mère du Verbe incarné10.
Marie, avocate d’Ève ?
Un autre texte d’Irénée est avancé pour contre-balancer les précédents en faveur de l’Immaculée Conception. Irénée y décrit Marie comme « avocate » d’Ève.
De même qu’Ève, séduite par la parole d’un ange, s’est soustraite à Dieu en transgressant sa parole, de même Marie reçut par la parole d’un ange l’évangile qu’elle devait enfanter Dieu en obéissant à sa parole. Car Ève avait désobéi à Dieu, Marie lui fut obéissante – afin que de la vierge Ève la vierge Marie fût constituée l’avocate11.
Toutefois, le sens ici n’est nullement celui d’une intercession mariale (et quand bien même cela serait le cas, cela n’implique en rien une immaculée conception). Ainsi, le mariologue catholique Gambero relève :
Mais en quel sens Marie peut-elle être l’avocate d’Ève ? Irénée précise : par son obéissance. Il ne semble en aucun cas signifier que Marie ait intercédé ou offert ses mérites en faveur d’Ève. Elle s’est simplement opposée à ce qu’Ève avait fait ; c’est-à-dire qu’elle a obéi, et a ainsi annulé les conséquences déplorables de la désobéissance d’Ève12.
De même John Lawson, professeur d’histoire de l’Église et auteur d’un livre consacré à la théologie de saint Irénée, déclare :
Il convient toutefois de noter que l’intention d’Irénée dans ces affirmations n’est pas d’élever la bienheureuse Vierge à une place d’honneur, mais d’explorer plus en détail l’analogie. Il reconnaît ainsi que le Christ n’a pas sauvé le monde de manière automatique, mais qu’il a, dans une certaine mesure, dépendu de la bonté morale des hommes et des femmes qui l’entouraient. Notre Seigneur a vécu comme membre de la société humaine, et non comme un être étranger introduit de l’extérieur. Il y a donc une valeur distincte dans la place que donne Irénée à la Vierge dans l’économie du salut, et cet honneur ne doit pas nécessairement lui être limité. Cependant, rien dans Adversus Haereses ne vient appuyer l’affirmation de Vernet selon laquelle il serait légitime de voir en Marie, en tant qu’advocata d’Ève, un pouvoir d’intercession de la Vierge dans le ciel13.
Jésus-Christ, seul juste
Irénée, dans un autre écrit, n’exempt ainsi que le seul Fils de Dieu du péché :
Et qui d’autre est parfaitement juste en dehors du Fils de Dieu, qui rend parfaitement justes ceux qui croient en sa mort14 ?
Conclusion
Ainsi, Reynolds résume l’avis des pères apostoliques en déclarant :
Les premiers pères ne considère même pas la possibilité d’une conception Immaculée.
Reynolds Brian K., Gateway to Heaven. Marian Doctrine and Devotion Image and Typology in the Patristic and Medieval Periods15.
De même, le catholique Fehlner concède :
Il est vrai que certaines situations et actions impliquant Marie dans les évangiles (par exemple, son obligation de se soumettre à la loi de purification des femmes après l’accouchement ; son incompréhension en retrouvant l’enfant Jésus dans le Temple ; son apparente audace et réprimande à Cana ; son besoin de soutien au pied de la Croix) ont été mal interprétées par certains Pères orientaux comme des imperfections, un manque de foi parfaite, une forme de doute, en un mot, comme des péchés véniels16.
- Sullivan, F. A., Magisterium: Teaching Authority in the Catholic Church, New York, Paulist Press, 1983, page 17.[↩]
- Traduction révisée à partir de celle d’Adelin Rousseau, Cerf, 1984.[↩]
- Philip Schaff, History of the Christian Church, vol. 3, Hendrickson, 2011, p. 415.[↩]
- Marcos Antonio Ramos, “The New Eve: The Virgin Mary in Irenaeus of Lyon’s Adversus Haereses” [MA Thesis; University of St. Michael’s College, 2008], 70[↩]
- Reynolds Brian K., Gateway to Heaven. Marian Doctrine and Devotion Image and Typology in the Patristic and Medieval Periods., Hyde Park, New York : New City Press, 2012, vol. I : Doctrine and Devotion, chapitre 8, page 336.[↩]
- Irenaeus of Lyons, Against the Heresies, livre 3, trans. D. J. Unger, Ancient Christian Writers 64, New York, The Newman Press, 2012, note 54.[↩]
- Kelly J.N.D., Early Christian Doctrines, HarperOne, 1978, p. 493.[↩]
- Clayton Mary, The Cult of the Virgin Mary, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, page 5.[↩]
- Reynolds Brian K., Gateway to Heaven. Marian Doctrine and Devotion Image and Typology in the Patristic and Medieval Periods., Hyde Park, New York : New City Press, 2012, vol. I : Doctrine and Devotion, chapitre 8, page 333.[↩]
- Luigi Gambero, Mary and the Fathers of the Church : The Blessed Virgin Mary in Patristic Thought, Ignatius Press, 1999, p. 263-264.[↩]
- Irénée de Lyon, Adversus Haereses, V, 19, 1.[↩]
- Luigi Gambero, Mary and the Fathers of the Church : The Blessed Virgin Mary in Patristic Thought, Ignatius Press, 1999, page 56.[↩]
- Lawson, J., The Biblical Theology of Saint Irenaeus, London, The Epworth Press, 1948 ; réimpr., Eugene (Oreg.), Wipf and Stock, 2006, page 152.[↩]
- Irénée de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, 72 ; Sources Chrétiennes, 1995.[↩]
- Reynolds Brian K., Gateway to Heaven. Marian Doctrine and Devotion Image and Typology in the Patristic and Medieval Periods., Hyde Park, New York : New City Press, 2012, vol. I : Doctrine and Devotion, chapitre 8, page 332.[↩]
- Fehlner, P. M., « The Predestination of the Virgin Mother and Her Immaculate Conception », dans Mariology: A Guide for Priests, Deacons, Seminarians, and Consecrated Persons, éd. M. I. Miravalle, Goleta, Queenship Publishing, 2007, 237.[↩]
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