Nous publions ici une lettre de Jonathan Duquet, médecin anesthésiste-réanimateur, qu’il a envoyé à son député au sujet de la loi sur l’euthanasie à laquelle, grâce notamment à Laurent Dv, nous avons consacré diverses ressources. Nous vous encourageons à envoyer ce texte à votre propre député aujourd’hui (Mardi 27/05), jour du vote solennel de l’Assemblée (à 15h), puis à votre sénateur ensuite. Tous nos remerciements à Jonathan.
Mesdames et Messieurs les Députés, Je vous remercie sincèrement du temps que vous nous accordez aujourd’hui pour entendre nos voix, en tant que citoyens et professionnels concernés, dans le cadre d’un projet de loi aussi grave que celui de l’aide active à mourir. Nous sommes médecins anesthésiste-réanimateur. En tant que réanimateurs, nous sommes au contact de situations extrêmes, où la question du sens des soins, de leur proportionnalité et de la dignité en fin de vie est omniprésente. Et en tant qu’anesthésistes, nous avons l’habitude de prendre en charge des douleurs complexes, parfois réfractaires, ce qui nous rend particulièrement sensible aux enjeux de la souffrance physique et à ses traitements. C’est à ce titre que nous souhaitons vous faire part de nos profondes réserves concernant la légalisation de l’aide active à mourir.
Avant d’envisager de modifier profondément notre législation, il convient de rappeler que la loi Claeys-Leonetti, votée en 2016, offre déjà un cadre éthique et médical pour accompagner la fin de vie. Elle permet la sédation profonde et continue jusqu’au décès dans les situations de souffrance réfractaire, tout en interdisant l’obstination déraisonnable. Or cette loi reste, encore aujourd’hui, largement méconnue du grand public, du personnel soignant et trop inégalement appliquée sur le territoire. Introduire une aide active à mourir dans un tel contexte reviendrait à créer un nouveau droit sans avoir pleinement déployé les outils existants pour accompagner la fin de vie dans la dignité.
La liberté
On avance souvent, dans les arguments favorables à l’aide active à mourir, la notion de liberté individuelle : celle de choisir sa mort, de maîtriser sa fin. Mais cette liberté, dans le cas des personnes vulnérables, est gravement altérée. Elle est fragilisée par un contexte social où la performance, l’autonomie et la rentabilité sont des valeurs dominantes. Dans un tel cadre, la liberté de demander la mort peut se transformer en pression de ne pas coûter, de ne pas déranger, de ne pas être un fardeau. Ce n’est plus alors une liberté réelle, mais une forme d’assignation silencieuse à disparaître. Les psychologues du comportement, comme Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois1 ont nommé ce phénomène la « soumission librement consentie » : une adhésion apparente à une décision que l’on croit autonome, mais qui découle en réalité de pressions implicites, de normes intériorisées ou de contextes contraignants. Plus l’individu a l’impression d’agir librement, plus l’influence est efficace.
L’égalité
Il est essentiel de souligner les disparités significatives dans l’offre de soins palliatifs sur le territoire français. En 2023, la France comptait environ 7 561 lits hospitaliers dédiés aux soins palliatifs, soit un peu plus de 11 lits pour 100 000 habitants. Cependant, cette moyenne masque des inégalités notables : 20 départements ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs (USP), et l’accès aux soins à domicile reste limité, notamment en raison d’un manque de médecins formés et de ressources dédiées2 . Cette situation soulève une question fondamentale d’équité : dans certaines régions, les patients pourraient se voir proposer l’aide active à mourir comme seule alternative à une offre de soins palliatifs insuffisante. Ainsi, l’égalité devant la loi et l’accès équitable aux soins en fin de vie ne seraient pas garantis pour tous les citoyens. De plus, il nous semble délicat d’invoquer le principe d’égalité pour justifier un acte dont la licéité et la moralité font encore débat. L’égalité ne peut être un fondement légitime dès lors qu’elle vise à généraliser un geste dont la morale même est contestée. Ce n’est pas parce qu’un droit est inaccessible à certains qu’il devient pour autant juste ou souhaitable pour tous.
La fraternité
Légaliser l’aide active à mourir ou le suicide assisté comporte également un risque réel pour les personnes vulnérables. Personnes âgées, isolées, handicapées, en situation de détresse psychologique ou sociale : pour elles, le simple fait que la société propose de “donner la mort” comme option peut créer une pression implicite à ne pas « peser sur les autres ». Ce risque est documenté dans les pays qui ont légalisé ces pratiques, où les critères d’accès se sont progressivement élargis avec le temps. Alors, où se trouve la véritable liberté, quand la décision de mourir naît dans un environnement saturé de contraintes sociales et affectives ? Où est l’égalité, si tous n’ont pas accès aux mêmes soins palliatifs, aux mêmes dispositifs d’accompagnement ? Et où est la fraternité, si notre société en vient à légitimer la mort comme une réponse acceptable à la souffrance, plutôt que de s’engager pleinement dans une culture du soin, de l’attention et de la présence ?
Le système de santé
L’aide active à mourir pose aussi un véritable défi à notre système de santé. En pleine crise de moyens humains, matériels et organisationnels, comment garantir les conditions éthiques, techniques et humaines d’un tel dispositif ? Qui prendra la responsabilité ? Quel impact sur la relation de confiance entre patients et soignants ? À moyen terme, cela pourrait profondément désorganiser la mission du soin et fragiliser encore davantage une profession déjà éprouvée. Se pose également la question du financement d’une telle pratique : une prise en charge par la Sécurité sociale ne va pas de soi et soulève des interrogations légitimes, tant sur le plan éthique que sur celui de la soutenabilité financière.
Le soin
Légaliser l’aide active à mourir, c’est modifier en profondeur notre conception sociétale du soin, de la vulnérabilité et de la solidarité. Cela revient à introduire dans notre imaginaire collectif l’idée que provoquer la mort peut, dans certains cas, être une réponse souhaitable – non plus seulement à la souffrance, mais à l’existence vulnérable elle-même. Cela ne signifie pas que la mort ne soit jamais une issue acceptable : elle fait partie de la condition humaine, et il est essentiel de pouvoir l’accueillir avec lucidité et apaisement. Mais ce qui est en jeu ici, c’est le glissement progressif d’une logique de présence et d’accompagnement jusqu’au décès naturel, vers une logique d’acte létal. Ce choix n’est pas neutre : il affecte profondément le lien de confiance entre les personnes malades, les soignants et la société dans son ensemble. Il transforme la posture d’accompagnement en une proposition de mort, et rompt ainsi un pacte fondamental de solidarité entre les générations, entre les bien-portants et les plus vulnérables.
La réalisation
Quelle que soit la rigueur du cadre légal envisagé, son application s’annonce extrêmement complexe. Comment garantir que la demande est vraiment libre, éclairée, durable ? Comment distinguer une volonté profonde d’un appel au secours temporaire ? Qui pourra, à coup sûr, poser ces diagnostics dans des situations humaines souvent mouvantes, ambiguës, émotionnellement chargées ? Le risque de dérive ou de glissement est réel, et documenté ailleurs.
Le poids des mots
L’expression « aide active à mourir » semble chercher à éviter le malaise suscité par le terme « euthanasie ». Pourtant, c’est bien de cette dernière que nous parlons ici. En France, la jurisprudence et la doctrine juridique considèrent l’euthanasie comme un acte consistant à provoquer intentionnellement la mort d’une personne, à sa demande, pour mettre fin à ses souffrances. Cette question est abordée sous l’angle du principe d’indisponibilité du corps humain, qui interdit de disposer librement de son corps, y compris pour mettre fin à sa vie avec l’aide d’un tiers. Ce principe est inscrit dans l’article 16-1 du Code civil, qui stipule : « Le corps humain est inviolable. La loi protège l’être humain dès le commencement de sa vie. » Il s’oppose à toute disposition volontaire concernant le corps humain, y compris la demande de mise à mort. Jean-Jacques Renucci3 et Hervé Leclercq4 soulignent que cette indisponibilité du corps humain empêche la légalisation de l’euthanasie, car le droit français ne permet pas de disposer de sa vie, même dans des situations de souffrance extrême.
Pour conclure
La question de la fin de vie est complexe, sensible et touche à nos valeurs les plus profondes. Le projet de loi sur l’aide active à mourir, qui revient régulièrement dans le débat public, mérite une réflexion sérieuse et approfondie. Il ne s’agit pas ici de juger ou de moraliser. Mais d’appeler à la prudence, à la cohérence, et à une fidélité à ce que le soin représente dans notre société. Nous avons les moyens, techniques et humains, d’accompagner la vie jusqu’à son terme. Encore faut-il avoir le courage collectif de le faire. Les positions en faveur de l’aide active à mourir sont, elles aussi, souvent le fruit d’une réflexion sincère et argumentée. Mais elles introduisent, peut-être sans en prendre toute la mesure, une rupture anthropologique majeure : celle de rendre possible, dans le cadre même du soin, l’acte de donner la mort. Ce basculement soulève une question fondamentale sur la place que nous accordons à la vulnérabilité, au soin, et à la solidarité dans notre société.
- R-V JOULE, J-L BEAUVOIS : « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ». Presse universitaire de Grenoble. 2002[↩]
- https://www.info.gouv.fr/actualite/lacces-aux-soins-palliatifs-nimplique-pas-larret-des-soins-curatifs?utm_source=chatgpt.com[↩]
- Renucci, Jean-Jacques, Droit médical, Dalloz, 2016[↩]
- Leclercq, Hervé, Le Droit à la fin de vie, 2016[↩]
Administrer un produit létal, c’est (c’était ?) jusqu’à aujourd’hui considéré comme un meurtre.
Comment moralement justifier que le recours au meurtre soit inclus et souhaitable dans le cadre des « soins » ! ?
Réfléchissons aux mobiles qui peuvent sous-tendre un tel projet de loi, et nous comprendrons aisément son … intérêt…
Le texte présenté est magnifiquement exhaustif, et pondéré.
Bravo !