Cet article est une dissertation pour le cours de dogmatique de la Faculté Jean Calvin, fac que je recommande.
Celui qui m’a introduit à la théologie, William Lane Craig, a écrit ceci :
La simplicité divine est une doctrine inspirée par la vision néoplatonicienne de la réalité métaphysique ultime comme l’Un absolu. Elle soutient que Dieu, en tant que réalité métaphysique ultime, est une unité indifférenciée, sans complexité dans sa nature ou son être. En tant que telle, c’est une doctrine radicale qui n’a aucun soutien biblique et est même en contradiction avec la conception biblique de Dieu de diverses manières.1
Avec tout le respect que je lui dois, je défendrai le contraire aujourd’hui.
Comme nous l’avons vu dans le cours : La simplicité divine est la doctrine théologique classique qui affirme que Dieu n’est pas composé de parties. Selon cette doctrine, Dieu ne peut pas être divisé ou séparé en différents éléments qui le constitueraient. Le terme « simple » ici ne signifie pas facile à comprendre ou simpliste, mais plutôt l’absence de composition. Dieu n’est pas le résultat d’un assemblage. Par exemple : Dieu n’est pas composé de Justice et d’Amour, mais il EST la Justice, il EST l’Amour tout à la fois.
La difficulté vient que lorsqu’on explique plus avant ce que cela veut dire, on rentre vite dans un vocabulaire technique et des questions métaphysiques qui semblent loin à la fois du langage et des enseignements des Écritures. Il advient donc un malaise légitime quant à l’utilisation d’un vocabulaire aussi pointu et métaphysique pour décrire Dieu le Père aimant et plein de grâce.
Il est donc légitime et normal d’expliciter la fondation biblique, en conformité avec nos confessions de foi dont l’article 1 de la Rochelle déclare que nous croyons et confessons qu’il y a un seul Dieu, qui est une seule et simple essence.2
Je procèderai en trois parties, qui va de la proximité avec l’Écriture jusqu’à la discipline intellectuelle la plus éloignée.
D’abord, je ferai des arguments exégétiques, en partant de l’analyse d’un seul verset (Exode 3.14) puis la confusion des attributs dans l’Écriture.
Ensuite je ferais des arguments dogmatiques, portant sur l’ensemble des Écritures et la cohérence générale du système doctrinal scripturaire.
Enfin, je répondrai aux objections philosophiques, comme celles de William Lane Craig cité en ouverture.
Sans tarder davantage, nous allons montrer que la doctrine de la simplicité est biblique, en commençant par les mots de la Bible.
Arguments exégétiques
Le nom divin d’Exode 3.14
La voie la plus directe pour explorer la simplicité divine dans l’Écriture est de lire Exode 3:14, où ce verset, par son caractère unique et énigmatique, offre un premier indice scripturaire :
Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui suis. » Et il ajouta : « Voici ce que tu diras aux Israélites : “Je suis m’a envoyé vers vous.” » – Exode 3:14, SG21
Comme le souligne Jonathan M. Platter, sur lequel je m’appuie, les auteurs prémodernes (Philon, Augustin, Thomas d’Aquin) ont vu dans ce « Je suis » une identification à « l’Être même ». Les traductions anciennes orientent d’ailleurs cette lecture : אֶֽהְיֶה אֲשֶׁר אֶֽהְיֶה devient Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν (« Moi, je suis l’Étant ») dans la Septante et ego sum qui sum dans la Vulgate. Contrairement aux créatures qui se définissent par des qualificatifs (« Je suis Moïse », « Je suis le prophète »), Dieu se nomme sans ajout, suggérant une essence indivisible. Les premiers traducteurs juifs en grec ont ainsi perçu une profondeur métaphysique dans ce nom énigmatique, que la simplicité divine éclaire.3
Gerhard von Rad a contesté cette traduction, l’accusant d’helléniser le texte hébreu en imposant une métaphysique grecque étrangère à la pensée hébraïque. Mais, comme Platter le note avec Allen et Gavrilyuk, cette opposition entre discours métaphysique et anti-métaphysique est anachronique, propre aux philosophes du XXe siècle. Rien dans le texte n’exclut une métaphysique implicite, même rustique et hébraïque. Platter va plus loin : même si la traduction de la Septante était inexacte, l’interprétation reste pertinente.4
L’argument de Platter pour la simplicité dans Exode 3:14
Selon Platter, la simplicité divine révèle l’intention du texte dans ce nom énigmatique, en réponse au contexte d’Exode 3:1-14. Moïse, face à son appel, objecte d’abord sur son faible statut comparé à Pharaon (v. 11). Dieu répond : « Je serai avec toi » (v. 12). Puis, Moïse demande un nom à donner aux Israélites (v. 13), bien que Dieu se soit déjà présenté comme « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (v. 6). Ce qu’il cherche réellement, c’est la puissance qui l’enverra affronter Pharaon. Dieu déclare alors : « Je suis celui qui suis », et Moïse dira : « Je suis m’a envoyé. » Ce nom, énigmatique, trouve un sens dans la simplicité, qui explique trois aspects : incomparabilité, intimité, ineffabilité.
Incomparabilité : Moïse raisonne en termes de « quantité de puissance » face à Pharaon. Le nom divin perturbe ce calcul : la différence est qualitative. La simplicité montre que Dieu n’est pas au sommet d’une hiérarchie mesurable, mais d’une nature radicalement autre ; sa puissance découle de son être simple.
Intimité : Même si la Septante (« l’Étant ») n’est pas la seule traduction possible, elle répond à Moïse, qui a besoin d’assurance. Ce nom révèle une présence intime : Dieu, « celui qui est » en une identité avec son acte d’existence, accompagne Moïse sans qualificatif ni distance, une consolation face à Pharaon.
Ineffabilité : Pourquoi ce nom diffère-t-il d’autres désignations claires (v. 6) ? Il unit immanence (« Je suis ») et transcendance, une tension que la simplicité résout : Dieu, fondement de tout, reste radicalement distinct.
Exode 3:14 ne requiert pas la simplicité, mais celle-ci éclaire l’incomparabilité, l’intimité et l’ineffabilité qui soutiennent Moïse. De plus, l’Écriture dépeint un Dieu souverain, unique et distinct (ex. Deut. 6:4). La simplicité préserve ces traits, le plaçant au-delà de toute composition : il n’est pas « très puissant », mais la Puissance même. Platter voit ainsi la lecture classique comme une métonymie.5
Si Exode 3:14 est l’endroit où la simplicité est la plus proche d’être visible dans l’Écriture, ce n’est ni une preuve définitive ni l’argument le plus fort, comme le cours l’a montré. D’autres indices, comme la confusion des attributs, viendront l’étoffer.
Association johanniques
L’apôtre Jean concentre plusieurs expressions intéressantes qui, à défaut de présenter la simplicité divine dans sa formulation thomiste, montrent au moins qu’il y a une « forte indistinction » entre Dieu et ses attributs.
1 Jean 1.5
Dieu est lumière et il n’y a pas de ténèbres en lui.
On voit ici une indistinction entre Lumière et Dieu.
- Il n’y a pas de ténèbres en lui : on remarquera la portée ontologique de cet argument. Le grec dit d’ailleurs σκοτία ἐν αὐτῷ οὐκ ἔστιν οὐδεμία « Il n’est aucune ténèbres en lui ». L’accent est sur ce que Dieu est et non ce qu’il possède (ou non).
- En 1 Jean 1.6-7 Jean tire les conséquences de cette Lumière essentielle de Dieu. Celui qui ne se comporte pas comme Jésus n’est pas un enfant de Dieu. Celui qui se comporte comme Jésus le demande (« marche dans la lumière ») alors il est en communion avec le Dieu qui est lumière. Jean parle au niveau ontologique.
C’est donc que la Lumière est la même chose que Dieu, en Dieu.
1 Jean 4.16
Dieu est amour et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.
On voit ici une indistinction entre amour de Dieu et Dieu.
- L’expression est directe, utilisant le verbe être.
- Demeurer est un verbe d’état et non d’action.
- Jean en rajoute encore en répétant trois fois le verbe demeurer, avec un gradient d’intimité avec Dieu à chaque fois : demeurer dans l’amour/demeurer en Dieu/Dieu demeure en lui.
- En 1 Jean 4.17, Jean tire comme conclusion qu’à cause de cette intimité, nous aurons de l’assurance « parce que nous sommes dans ce monde tel que lui, il est. » On ne peut pas faire d’expression plus ontologique que celle-ci.
C’est donc que l’Amour et l’essence de Dieu sont la même chose, en lui.
Jean 4.24
Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité.
Le sujet de ce verset est l’adoration que ceux qui connaissent le Père doivent lui rendre. Au verset 22, Jésus dit que le culte des samaritains est inférieur aux juifs parce qu’ils ne connaissent pas qui est le sauveur qui vient des juifs, mais que (v23) de toute façon les deux cultes sont sur le point d’être abolis par un troisième qui dépasse les particularités géographiques, car il sera spirituel. Ce dépassement est justifié par une connaissance plus grande de qui est Dieu. Et c’est alors que Jésus dit ce qu’est Dieu (Esprit) et qu’il lui faut un nouveau culte qui correspond à cette nature.
- Dieu est esprit : « esprit » est ici – littéralement – un attribut du sujet (Dieu).
- Je pense qu’il y a ici une dimension trinitaire : « Dieu » au verset 24 est interchangeable avec le Père (v23) qui doit être adoré en esprit et en vérité, dans la phrase juste avant. L’Esprit dans « adorer en Esprit et en vérité » est le Saint Esprit. Et la vérité est le Fils, Jésus-Christ car non seulement c’est un des titres que Jean lui donne (Jean 14.6) mais il révèle ensuite qu’il est le vrai Messie, celui qui annoncera la vérité au verset 25-26. Si cette lecture que je propose est vraie, alors ce verset est tout entièrement ontologique.
Ainsi, la spiritualité de Dieu et Dieu lui-même sont la même chose en lui.
La confusion des attributs
Dans les serments de Dieu
Sur son site Par la Foi, Maxime Georgel attire notre attention sur les serments que Dieu prête par Lui-même, dont la logique est exposée dans Hébreux 6 :
« Lorsque Dieu a fait la promesse à Abraham, comme il ne pouvait pas prêter serment par plus grand que lui, il a juré par lui-même. […] Or, les hommes jurent par plus grand qu’eux et le serment est une garantie qui met fin à toute contestation. C’est pourquoi Dieu, voulant montrer plus clairement encore aux héritiers de la promesse le caractère irrévocable de sa décision, est intervenu par un serment. »
Cependant, certains passages de l’Écriture suggèrent que Dieu prête serment en évoquant Ses attributs, ce que nous observons dans les versets suivants :
- Esaïe 45:23 : « Je le jure par moi-même, et de ma bouche sort ce qui est juste, une parole qui ne sera pas révoquée. »
- Cette formule présente un parallélisme synonymique entre « je le jure par moi-même » et « de ma bouche sort une parole juste », suggérant une indistinction entre l’essence de Dieu et Sa vérité.
- Nombres 14:20-21 : « L’Éternel dit : “Je pardonne comme tu l’as demandé, mais je suis vivant et la gloire de l’Éternel remplira toute la terre.” »
- L’expression « je suis vivant » constitue un serment, fondé sur la vie de Dieu, indistinguée de Sa nature.
- Ézéchiel 5:11 : « Voilà pourquoi – aussi vrai que je suis vivant, déclare le Seigneur, l’Éternel – puisque tu as rendu mon sanctuaire impur […], moi aussi je me retirerai »…
- La formule « aussi vrai que je suis vivant », identique à Nombres 14:21, désigne explicitement un serment où la nature de Dieu est indistinguée de sa vie éternelle.
- Jérémie 44:26 : « Écoutez donc la parole de l’Éternel, vous tous, Judéens installés en Égypte ! Je jure par mon grand nom, dit l’Éternel, que plus aucun homme de Juda ne fera appel à “mon nom”, que dans toute l’Égypte plus personne ne dira : “Le Seigneur est vivant, c’est l’Éternel !” »
- Le verbe « jurer » indique clairement un serment.
- En jurant « par mon grand nom », Dieu use d’une métonymie où le nom représente Son être entier, une construction que la simplicité divine rend plus intelligible, comme Platter le propose pour Exode 3:14 plus haut.
- Une variation stylistique apparaît entre « je jure par mon grand nom », « ne fera appel à mon nom » et « dira : “Le Seigneur est vivant…” ». Sans la simplicité, ces termes risquent de n’être que des effets rhétoriques ; avec elle, ils révèlent l’unité entre l’essence divine et Son nom invoqué.
Ces exemples conduisent Maxime Georgel à conclure :
« Mais toujours, sans aucune exception, il fait ce serment par Lui-même ou par un de Ses attributs. Autrement dit, selon Hébreux, Dieu ne peut pas jurer par plus grand que Lui-même donc il jure par Lui-même. Toutefois, nous voyons Dieu jurer par Sa grandeur, Son nom, Sa gloire, Sa bonté, etc. Nous en concluons qu’Il est Ses attributs et que Ses attributs sont Dieu. Il est tout entier grandeur, gloire, bonté, de telle façon que jurer par Sa bonté, c’est jurer par tout Son être. »6
En outre, Hébreux 6 implique que rien de plus grand que Dieu ne peut être conçu, car sinon Il aurait juré par un principe supérieur, comme « la Vérité » ou « la Justice ». Or, Il est Lui-même la Vérité et la Justice.
Ces serments prêtés indifféremment par la nature ou les attributs de Dieu sont un indice de plus en faveur de la simplicité divine.
Les yeux de l’Éternel
Cet argument aussi vient de Maxime Georgel, en un autre article du site Parlafoi.fr. Il fait remarquer que dans des passages qui mentionnent l’omniprésence de Dieu, son omniscience est étroitement associée, jusqu’à être équivalente. Pour plus de clarté, je surlignerai en jaune les mentions d’omniscience, et en vert les mentions d’omniprésence.
- Psaume 139 : « Eternel ! tu me sondes et tu me connais, tu sais quand je m’assieds et quand je me lève, Tu pénètres de loin ma pensée ; tu sais quand je marche et quand je me couche, Et tu pénètres toutes mes voies. Car la parole n’est pas sur ma langue, Que déjà, ô Eternel ! tu la connais entièrement. Tu m’entoures par derrière et par devant, Et tu mets ta main sur moi. Une science aussi merveilleuse est au-dessus de ma portée, Elle est trop élevée pour que je puisse la saisir. Où irais-je loin de ton esprit, Et où fuirais-je loin de ta face ? Si je monte aux cieux, tu y es ; Si je me couche au séjour des morts, t’y voilà. Si je prends les ailes de l’aurore, Et que j’aille habiter à l’extrémité de la mer, là aussi ta main me conduira, Et ta droite me saisira. Si je dis : Au moins les ténèbres me couvriront, La nuit devient lumière autour de moi ; Même les ténèbres ne sont pas obscures pour toi, La nuit brille comme le jour, Et les ténèbres comme la lumière. »
- Proverbes 15.3 : « Les yeux de l’Eternel sont en tout lieu, Observant les méchants et les bons. »
- Jérémie 23.24 : « Quelqu’un se tiendra-t-il dans un lieu caché, Sans que je le voie ? dit l’Eternel. Ne remplis-je pas, moi, les cieux et la terre ? dit l’Eternel. »
Cette autre façon de confondre les attributs est un indice supplémentaire de la simplicité divine, car cette doctrine explique aisément comment le mode de présence de Dieu et le mode de connaissance peuvent être aussi facilement interchangés dans le texte biblique. Nous pouvons alors citer la conclusion de Maxime Georgel :
Le point commun de ces passages, en dehors de parler de l’omniprésence de Dieu, est qu’ils la mentionnent côte à côte avec son omniscience. En fait, la Bible parle le plus souvent des deux ensemble. La Bible dira que la « connaissance de Dieu est en tout lieu » plutôt que « Dieu est partout ». Cela est intéressant car la Bible semble nous indiquer ainsi que l’omniscience et l’omniprésence de Dieu sont une seule chose. « Ses yeux sont en tout lieu » est une façon de dire qu’il connait toutes choses et qu’il est partout, tout en soulignant l’unité de l’essence de Dieu. Voilà pourquoi, après avoir parlé de l’omniprésence de Dieu, le psalmiste dit qu’une telle « science » est bien au-dessus de lui. L’omniprésence de Dieu est omniscience. L’essence divine est simple.7
Conclusion des arguments exégétiques
Nous pouvons facilement concéder la réponse suivante : aucun de ces arguments ne peut à lui seul prouver que la simplicité divine est dans les Écritures. Mais les passages mentionnés suffisent au minimum à éviter de dire que la doctrine de la simplicité « est une doctrine radicale qui n’a aucun soutien biblique et est même en contradiction avec la conception biblique de Dieu de diverses manières. » A défaut de convaincre pleinement, il est au moins prouvé que la simplicité divine est possible.
Cependant, les arguments les plus forts se situent au niveau de la dogmatique, c’est-à-dire lorsque l’on considère la cohérence et l’ensemble du système doctrinal chrétien, au-delà des passages isolés.
Arguments dogmatiques
Par implication d’autres attributs
Un argument classique en faveur de la simplicité a traversé toutes les époques de la Scolastique, depuis Thomas d’Aquin jusqu’à Herman Bavinck : La simplicité est la seule façon de comprendre justement des attributs tels que l’aséité de Dieu, son infinité et son immutabilité. Pour éviter de sortir du sujet, nous posons ces derniers attributs comme axiomes, sachant qu’ils sont démontrables et démontrés ailleurs. Dans le cours même de 3.24, nous avons vu les arguments suivants :
- Aséité divine (autonomie ou indépendance divine) : Si Dieu était composé de parties (essence, existence, attributs), il dépendrait de ces parties pour être Dieu et ne pourrait donc pas exister par lui-même. Puisque la Bible enseigne l’aséité de Dieu (qu’il ne dérive son être de rien d’autre que lui-même), il s’ensuit qu’il doit être simple.
- Infinité divine : Les parties qui composent un tout sont nécessairement plus petites et donc finies. Si Dieu était composé de parties finies, il serait la somme de choses finies et ne pourrait pas être infiniment infini. L’infinité de Dieu implique donc sa simplicité.
- Création ex nihilo : Si Dieu était composé de choses qui ne sont pas lui (comme des idées de justice indépendantes de lui), alors il ne serait pas le créateur de tout ce qui existe en dehors de lui. La doctrine de la création implique que Dieu n’est pas dépendant de quoi que ce soit d’extérieur à lui pour être ce qu’il est, ce qui soutient sa simplicité.
- Spiritualité divine : Dieu est esprit (Jn 4.24). L’esprit est immatériel et incorporel. Si Dieu était composé, il y aurait une distinction entre son « esprit » et d’autres parties potentielles, ce qui contredirait l’idée de sa totale spiritualité et simplicité. La spiritualité divine est une spécification de la simplicité divine.
- Immutabilité divine : Dieu ne change pas. Le changement implique un passage d’un état à un autre, ce qui suggérerait une forme de composition ou de potentialité en Dieu. L’immutabilité de Dieu soutient l’idée qu’il est déjà tout ce qu’il doit être, sans composition ni potentiel de changement.
A cette argumentation positive, s’en ajoute une autre négative.
Inconvenance de la composition
Je suggère de se tourner vers François Turretin, qui présente à peu près les mêmes arguments que Thomas d’Aquin, mais depuis une école de scolastique protestante plus soucieuse du témoignage de l’Écriture. Il commence par déployer l’argument par implication qui était le sujet de la section précédente. Ensuite, il procède négativement pour montrer qu’aucune composition métaphysique ne peut convenir en Dieu.
- Dieu est incorporel, il n’y a donc pas de composition physique en lui.
- Dieu n’est pas soumis aux quantités dénombrables, on ne peut pas lui appliquer d’échelles ou d’unités.
- Dieu n’est pas soumis à une composition de genre et d’espèce comme le sont les créatures (une poule est composée de l’espèce poule qui est une partie du genre oiseau). Dieu n’est pas un individu divin parmi les autres divinités possibles, puisque la moindre différence et il ne serait plus Dieu.
- Dieu n’est pas une composition d’acte et de puissance, puisqu’il est acte pur, il n’y a aucun potentiel en lui.
- On ne peut pas distinguer entre essence et existence en Dieu, car la définition de son essence, c’est l’Être avec un grand E, ce qui implique l’Existence avec un grand E. Il n’y a donc pas de composition entre essence et existence.
Ces arguments ne sont pas restés sans contestation, mais nous les verrons en 3eme partie.
Conclusion de la partie dogmatique
Les arguments exégétiques avaient montré que la simplicité divine était possible vis-à-vis de la Bible. Les arguments dogmatiques vont plus loin et montre une vraie convenance à ce que le Dieu d’Abraham Isaac et Jacob soit d’une seule essence divine simple. En vérité, c’est maintenant la négation de la simplicité divine dans la Bible qui est en difficulté et qui doit expliquer comment Dieu pourrait être composé tout en gardant son indépendance et son infinité. C’est la critique de ces arguments que nous allons voir dans la section suivante.
Réponse aux objections philosophiques
Chez des auteurs non convaincus de la simplicité, les arguments exégétiques ont peu de poids, parce qu’ils sont déjà convaincus qu’il est impossible et inimaginable que l’on trouve la simplicité dans la Bible, comme on l’a vu chez William Lane Craig. Cette impossibilité est basée sur des objections philosophiques qui précèdent toute considération des faits bibliques et c’est pourquoi nous ne pouvons pas répondre à la question « la simplicité divine est-elle biblique ? » sans finir par les arguments philosophiques. Pour ne pas se disperser, je me concentrerai sur les objections apportées par Alvin Plantinga, dans sa conférence Does God have a nature ?8
Synthèse des objections de Plantinga
Dans la section 2, Plantinga commence par dire que la simplicité divine est la doctrine historique chrétienne.
Cette doctrine mystérieuse a ses racines profondément ancrées dans l’antiquité, remontant jusqu’à Parménide, avec sa vision de la réalité comme un plénum indifférencié dans lequel aucune distinction ne peut être faite. L’idée que Dieu est simple a été adoptée par des penseurs aussi divers que Duns Scot et Louis Berkhof ; elle se trouve à la fois dans les anciens credos de l’Église et dans des déclarations relativement récentes comme la Confession belge.9
Il présente alors deux grandes objections : (1) Il est difficile de se figurer ou de comprendre une telle doctrine ; (2) Pourquoi au juste n’y aurait-il pas de distinctions possibles ?
L’idée de base de cette doctrine est qu’aucune distinction ne peut être faite en Dieu. Nous ne pouvons pas le distinguer de sa nature, ni sa nature de son existence, ni son existence de ses autres propriétés ; il est exactement la même chose que sa nature, son existence, sa bonté, sa sagesse, sa puissance, et ainsi de suite. Et ceci est véritablement une affirmation obscure. La difficulté est double. Premièrement, il est extrêmement difficile de saisir ou de comprendre cette doctrine, de voir ce qu’est exactement la simplicité divine. Deuxièmement, dans la mesure où nous comprenons cette doctrine, il est difficile de voir pourquoi quelqu’un serait enclin à l’accepter ; la motivation de cette doctrine semble entourée d’obscurité. Pourquoi quelqu’un voudrait-il soutenir que Dieu est exactement la même chose que, disons, la bonté ? Pourquoi affirmer qu’aucune distinction ne peut être faite en Dieu ? Supposons que nous commencions par cette seconde perplexité.10
Puis il développe son objection (1) : à quoi bon la simplicité ? Plantinga part de l’argument sur l’implication de l’aséité. Après avoir convenablement résumé l’argument, il le renforce même en faisant remarquer à quel point le réalisme métaphysique extrême met réellement en danger l’indépendance et la souveraineté de Dieu. Mais d’après lui, le nominalisme est une meilleure réponse au danger platoniste.
Puis il développe son objection (2), et il cible ensuite l’idée que la Bonté, la Sagesse de Dieu etc. soient des propriétés essentielles en Dieu.
Il semblerait que pour qu’une propriété soit essentielle et non accidentelle, elle doit être non-relationnelle. En effet, la propriété « est celui contre qui Adam a péché » (clairement accidentelle) n’est pas d’une nature différente de « créateur d’Adam », puisqu’elle s’applique toutes deux à un objet contingent – Adam. Or « créateur d’Adam » est essentielle, puisqu’elle n’est rien d’autre que sa capacité de créer. Cela veut dire qu’il y a une composition d’acte et de puissance en Dieu.
En sens inverse, il manque à Dieu des choses qu’il pourrait avoir : il n’est pas encore créateur des hommes à venir par exemple. Plantinga connaît la doctrine de l’éternité (hors du temps) de Thomas d’Aquin qui résout cette difficulté. Mais il rejette cette doctrine, en affirmant clairement que Dieu est sempiternel, sans argumenter davantage.
Ici, je dirai seulement que je pense que Thomas, en compagnie d’une grande partie de la tradition théiste, a tort de considérer Dieu comme étant hors du temps. La vie de Dieu est d’une durée infinie (et sans commencement) ; il a toujours existé et existera toujours. Sa connaissance, de plus, n’est pas limitée temporellement ; il connaît l’avenir avec autant de détails que le présent et le passé. Mais ajouter qu’il est en quelque sorte hors du temps, qu’il n’est pas du tout dans le temps, c’est s’exposer à une multitude de perplexités inutiles. Rien dans l’Écriture ou dans l’essentiel du message chrétien ne soutient cet ajout totalement opaque, et beaucoup semble, à première vue, militer contre lui. Dieu a parlé à Abraham et l’a fait, naturellement, pendant la vie de ce dernier. Dieu a créé Adam et Ève et l’a fait bien avant de créer, disons, Bertrand Russell. Dieu a conduit les enfants d’Israël hors d’Égypte ; il l’a fait après avoir créé Abraham et avant de parler à Samuel. À première vue, donc, Dieu agit dans le temps, agit à différents moments, et a fait certaines choses avant d’en faire d’autres. Il est au mieux quichottesque de nier cette vérité apparente sur la base des arguments ténus avancés par ceux qui la rejettent.11
Plantinga revient ensuite sur la formulation de la Simplicité : Dieu est identique à ses attributs : il est la Vie, il est la Sagesse, il est la Bonté avec un grand B, etc. Il y voit deux difficultés :
- Si l’Amour et la Justice sont chacun identiques à Dieu, alors Justice et Amour sont identiques entre eux et indistinguables.
- Il n’y aurait en réalité qu’une seule propriété en Dieu : lui-même. Il n’y a pas réellement d’omniscience, de sagesse, d’amour en lui, il n’y a que l’essence divine sans propriétés autres qu’être Dieu.
Plantinga reproche à cette doctrine classique de faire de Dieu une abstraction sans amour ni connaissance, contraire à toute foi biblique.
Réponse à l’objection sur la convenance de la doctrine de la simplicité
Plantinga fait remarquer que le nominalisme peut suffire, sans avoir besoin d’une doctrine aussi contre-intuitive que peut l’être la simplicité divine. Plutôt que de dire que la Sagesse de Dieu est identique à Dieu, mieux vaut dire qu’il n’y a pas de Sagesse absolue, mais seulement des exemples concrets de sagesse dont l’une d’entre elles est portée par Dieu. Le temps et l’espace ont manqué à Plantinga pour défendre à ce moment le nominalisme en lui-même, et il nous manque aussi. Ce débat a été intensément mené au Moyen Âge, et nous ne pouvons pas le refaire dans cette courte dissertation dont ce n’est même pas le sujet. Il faudra se contenter des objections suivantes :
- S’il n’y a pas d’objets abstraits, alors il est impossible de relier directement les créatures à Dieu. La puissance du lion n’a pas comme source la puissance de Dieu, et la sagesse de l’homme est intrinsèquement différente de celle de Dieu. Pourquoi alors la Bible décrit-elle Dieu comme retirant l’intelligence aux intelligents, ou accordant la sagesse à ceux qui le demandent ? Le langage même de don de la sagesse (Jacques 1) laisse entendre que Dieu est le propriétaire de la Sagesse absolue, dont nous avons ensuite des parties.
- Il n’est plus possible de hiérarchiser entre les propriétés des créatures et celles de Dieu. Dire que Dieu est plus sage que les hommes, c’est dire que ces deux sagesses participent à une Sagesse absolue, et que Dieu y participe plus pleinement que les hommes. Pour éviter le piège platonique déjà exposé, nous disons que Dieu lui-même est la Sagesse absolue, si bien que nous pouvons hiérarchiser et exprimer des relations réelles entre Dieu et l’homme sans soumettre Dieu à une « ménagerie platonique ». Or, la Bible exprime bien une hiérarchie semblable.
En l’absence d’autres arguments, ceci suffira à mettre en doute que le nominalisme soit une réponse qui n’apporte pas au moins autant de difficultés que la simplicité divine classique.
Quant à l’aspect contre-intuitif de la simplicité divine, ce n’est pas un argument. Après tout, comme dit à plusieurs reprises dans le cours, il est écrit : « La gloire de Dieu, c’est de cacher les choses ; la gloire des rois, c’est de découvrir les choses. » (Pv 25.2)
Réponse à l’objection sur les distinctions de propriété en Dieu
Il y a effectivement une difficulté sur les propriétés relatives – ou fonctionnelles, si on retient la formulation de Plantinga. Comment Dieu pourrait-il être identique à la propriété « être le créateur d’Adam », qui est contingente ?
Cette objection trouve une réponse dans les Instituts de Théologie Élenctique de François Turretin, lorsqu’il parle de l’immutabilité : Dieu n’a pas changé puisqu’il était toujours le même « avant » et après la création. Ce sont les créatures seules qui ont changé en passant de la non-existence à l’existence. Le changement n’est pas en Dieu mais à partir de Dieu.
Appliqué à l’objection d’Alvin Plantinga, cela signifie que « être le créateur d’Adam » n’est pas une propriété. Dieu a pour propriété d’être créateur ; Adam a pour propriété d’être créé par Dieu. Toute la relativité est entièrement du côté des créatures. Mais comment alors Dieu est-il en relation avec elles ? Il ne l’est pas selon le mode courant parmi les créatures, qui présuppose une propriété commune. C’est selon un mode de participation que Dieu est en relation avec ses créatures, selon la parole biblique « en lui est le mouvement, la vie et l’être » (Ac 17.28) C’est en cela qu’il peut être en relation avec des choses contingentes sans avoir de propriétés contingentes.
Il n’y a donc pas de relativité en Dieu et de distinction entre essence et accident en lui. Bien sûr, il y a les moqueries de Plantinga contre l’idée d’immutabilité et d’éternité. Mais ce qui est posé sans arguments se réfute sans arguments. Nous renvoyons au cours pour une défense de l’immutabilité et de l’éternité.
Réponses aux objections sur les confusions de propriété
Alvin Plantinga faisait remarquer que si l’Amour et la Justice sont une seule et même chose en Dieu (lui-même) alors l’Amour est la même chose que la Justice ce qui est incohérent. Nous répondons en rappelant la distinction entre distinction virtuelle et distinction réelle.
- Une distinction réelle est une distinction portée par la chose concrète. Ainsi, la distinction entre habitacle et coffre de voiture est une distinction réelle, car ce sont deux parties différentes et concrètes en un seul objet.
- Une distinction virtuelle est une distinction portée dans notre esprit, mais qui n’est pas présente de façon concrète dans la chose. Par exemple, je peux distinguer entre République française et France, mais cette distinction est virtuelle, car ce qui existe concrètement c’est un pays administré selon le régime de la République.
L’Amour de Dieu et la Justice de Dieu sont bien différents, mais la distinction est virtuelle. Si concrètement Amour et Justice se confondent avec la nature divine, pour notre esprit et notre conception, il s’agit bien de deux choses différentes en Dieu. Cette virtualité est nécessaire à cause des limites de notre esprit, qui est trop petit pour concevoir en une fois la suprême excellence et le débordement de perfection de la nature divine.
On pourrait objecter que ce serait faire disparaître l’amour et la justice et qu’elles n’auraient aucune existence absolue réelle. À cela je réponds en disant qu’il faut distinguer ce que sont la justice, l’amour, la puissance, etc. dans les créatures et en Dieu. Quand nous en parlons comme des réalités, ce sont leur réalité dans les créatures que nous qualifions. Mais ces réalités créées ont pour fondement la nature divine, chez qui elles ne sont pas distinctes. Les « propriétés » à proprement parler n’existent que dans les créatures.
Cette même distinction entre distinction réelle et virtuelle suffit ensuite à répondre à son argument final sur le danger de faire du Dieu biblique une abstraction inférieure au Dieu vivant de la Bible. Nous répondons que la simplicité divine ne réduit pas Dieu à une propriété ou un autre objet métaphysique, mais donne au contraire l’outil pour comprendre à quel point l’être de Dieu est en excès au-delà de tout ce que l’on peut décrire. Il est une réalité vivante et développée à un tel point que la distinction froide et technique entre Amour et Justice est dépassée dans la réalité par l’excellence suprême de la nature divine. Il est l’Amour, il est la Justice, mais il est surtout bien plus excellent que notre idée même de l’excellence, unifiant en lui, d’une façon mystérieuse pour nous, des propriétés qui chez les créatures sont distinctes.
Conclusion de la partie philosophique
Je ne réponds pas pleinement à toutes les objections philosophiques, pas même celles d’Alvin Plantinga, mais si je le faisais je sortirais du sujet de cette dissertation, qui est de savoir si la simplicité divine est biblique.
Puisqu’elle est philosophiquement possible, il n’y a pas d’obstacles philosophiques à la conclusion que nous avons atteinte par l’exégèse et la dogmatique : la simplicité divine est biblique.
Conclusion générale
L’exégèse (Exode, Jean, serments) montre que la simplicité est possible ; la dogmatique la rend probable ; la philosophie lève les obstacles. Ainsi, contre Craig, la simplicité divine n’est pas étrangère à l’Écriture, mais s’y enracine comme une clé de la cohérence théologique.
Ainsi, nous avons prouvé que la simplicité divine est biblique, même là où la compréhension de nos pères n’était pas aussi développée que nos formulations actuelles.
- William Lane Craig.[↩]
- Confession de foi de La Rochelle, Article 1.[↩]
- Jonathan M. Platter, Divine Simplicity and the Triune Identity.[↩]
- Platter, citant Allen et Gavrilyuk, sur l’anachronisme de l’opposition métaphysique/anti-métaphysique.[↩]
- Platter, sur la lecture classique comme métonymie.[↩]
- Maxime Georgel, Par la Foi, article sur les serments divins.[↩]
- Maxime Georgel, Parlafoi.fr, article sur l’omniprésence et l’omniscience.[↩]
- Alvin Plantinga, Does God Have a Nature?[↩]
- Plantinga, Does God Have a Nature?, section 2.[↩]
- Plantinga, Does God Have a Nature?, sur les objections à la simplicité.[↩]
- Plantinga, Does God Have a Nature?, sur l’éternité de Dieu.[↩]


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