Apprendre à raisonner (21) : Les erreurs de diversion (erreurs informelles, 2)
30 avril 2022

Cet article est le vingtième-et-unième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le vingtième, j’ai présenté les erreurs de langage, un premier type d’erreurs informelles (ou sophismes de mots : les erreurs qui portent sur l’utilisation des mots). Dans cet article, j’introduirai les erreurs de diversion, un second type d’erreurs informelles. Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre de Peter Kreeft, Socratic Logic, des pages 80 à 86.


Les erreurs de diversion, comme leur nom l’indique, sont des arguments qui détournent l’auditoire de ce qui est réellement important : les faits, la réalité, l’argument en train d’être débattu. Vraiment comme une diversion à la guerre pour détourner l’attention de son ennemi.

Ce type d’arguments s’oppose aux argumenta ad rem qui vont directement au fond des choses, du débat et se nomment toujours ainsi : argumentum ad (+ accusatif)…

I. L’argument ad hominem (attaque contre la personne) qui inclut « l’empoisonnement du puits », le sophisme tu quoque (« toi aussi »), « le sophisme génétique »
II. L’argument ad verecundiam
(argument d’autorité)
III. L’argument ad baculum
(appel à la force)
IV. L’argument ad misericordiam
(l’appel à la pitié)
V. L’argument ad ignominiam
(l’appel à la honte)
VI. L’argument ad populum
(l’appel à la majorité qui inclut la flatterie ou « l’appel à la galerie », l’identification — « Je suis l’un de vous ! », « C’est ce que tout le monde le fait », « C’est ce que le sondage a dit » —, l’appel au préjudice, l’appel au snob, le grand mensonge)
VII. L’argument ad ignorantiam
(l’appel à l’ignorance)

I. L’argument ad hominem (Attaque a la personne)1        

L’argument ad hominem consiste à s’attaquer à la personne (ou une personnalité) au lieu de s’attaquer à la position ou à l’argument en question. Ce type d’argument inclut entre autres :

  1. L’empoisonnement du puits : remettre en question la fiabilité d’une personne au lieu de répondre à son argument, l’erreur ne consiste pas à critiquer une personne et sa fiabilité mais à croire que cela suffit au lieu de répondre à son argument, en gros il est légitime de douter d’une personne mais il faut donner des arguments pour justifier cela, des insultes ne suffisent pas
    Exemples : 1) « Il ne faut pas croire cet article, ses auteurs sont des menteurs complotistes qui racontent tout le temps des fake news » ; ou 2) « Il ne faut pas écouter ce médecin car il est corrompu, vendu à Big Pharma. » Dans les deux cas, l’accusation (voire l’insulte) ne suffit pas, il faut la prouver et répondre à ce qui est dit : dans 1) il faut répondre à l’article en lui-même et prouver que ces auteurs sont bien des menteurs et dans 2) il faut répondre à l’argument du médecin et prouver qu’il a bien des liens d’intérêts.
  2. Le sophisme tu quoque (« toi aussi ») : répondre « toi aussi » à l’accusation d’un adversaire sans y répondre.
    Exemple : « Tu mens parce que… — Toi aussi ! » C’est peut-être vrai, mais ça ne répond à pas son argument qui semble prouver que je suis un menteur.
  3. Le sophisme génétique : réfuter une idée en montrant qu’elle a des origines psychologiques douteuses (par exemple de mauvaises motivations). C’est une erreur parce qu’il confond a) les causes logiques (des prémisses, des indices qui permettent de justifier une conclusion) avec b) une cause d’un effet comme une cause psychologique, interne, subjective d’une croyance (par exemple, on dit parfois que les nobles croyaient en Dieu pour pouvoir justifier leur supériorité sur le reste du peuple), une idée peut être vraie peu importe la cause de son apparition. Par exemple l’équation découverte par Einstein E = mc² reste vraie même s’il l’a trouvée en travaillant pour les nazis (mauvaise motivation) ; il faut examiner non pas l’origine mais les arguments en faveur d’une idée pour savoir si elle est vraie ou fausse. C’est la forme d’argument ad hominem la plus utilisée aujourd’hui.
  4. Certains comme Schopenhauer font la distinction entre argument ad hominem et argument ad personam : le premier attaquerait la cohérence d’un argumentateur (par exemple entre ce qu’il dit et ce qu’il fait) alors que le deuxième viserait la personne directement, sa morale, ses motivations.

Exemples :

  1. Comment peut-on lire ce que Jean-Jacques Rousseau peut écrire sur l’éducation des enfants alors qu’il a abandonné les siens ? (sophisme tu quoque)
  2. Ce conférencier prône la mobilisation individuelle pour lutter contre le réchauffement climatique ; or il est venu à moto au centre de conférence, alors que celui-ci est desservi par les transports en commun. (sophisme tu quoque)2
  3. Ce que tu dis est faux comme tu ne le mets même pas en pratique.
  4. Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’es encore qu’un adolescent.
  5. Pourquoi est-ce que tu nous donnes des conseils ? Tu n’es même pas marié.

II. L’argument ad verecundiam (appel à l’autorité)

Définition

L’argument ad verecundiam (argument d’autorité) consiste à justifier une position en faisant appel à une autorité illégitime. Je précise « illégitime » car s’appuyer sur l’autorité de quelqu’un n’est pas une erreur en soi. C’est même ce que nous pratiquons sans arrêt lorsque nous faisons confiance par exemple à nos parents, à nos professeurs, à nos manuels scolaires, etc. Ce qui est plutôt logique : il est impossible de tout apprendre par nous-mêmes, nous recevons la plupart de connaissances des autres personnes. Cependant, l’argument d’autorité devient une erreur s’il y a au moins un de ces problèmes :

  1. L’autorité n’a aucune compétence sur le sujet traité ou la question posée.
    Exemple : quand un journaliste est pris comme une autorité sur la science, un prêtre sur le marketing.
  2. L’autorité n’est pas fiable (digne de confiance du point de vue moral).
    Exemple : les journaux des états totalitaires (la Pravda en URSS).
  3. L’autorité est inutile (quand il y a déjà un argument simple, clair et immédiatement accessible).
  4. L’autorité est dogmatique (elle prétend être certaine sur des sujets à propos desquels on ne peut avoir que des connaissances probables, comme si elle était infaillible et un dieu).
  5. L’appel à l’autorité est réalisé sans esprit critique (quand il n’y a aucune bonne raison de faire confiance à cette autorité) : inclut entre autres le « baratin », l’appel à l’expert, l’appel aux grands noms.
  6. L’aire de spécialisation de l’expert n’est pas un véritable champ de connaissance.3
  7. Les experts dans ce champ ne tombent d’accord sur la thèse en question.

Comment corriger ou éviter l’erreur

Il suffit de vérifier qu’un argument rencontre au moins l’un des cinq problèmes que nous venons de voir.

Exemples

  1. Socrate est le meilleur philosophe. Du coup on doit croire tout ce qu’il a dit.
  2. Pol Pot n’était pas un dictateur : la preuve, c’est Michael Jackson qui l’a dit.
  3. Le vaccin protège des formes graves parce que les journalistes disent ça.
  4. Les extraterrestres existent parce que Richard Dawkins et Carl Sagan l’ont affirmé.

L’argument ad baculum (appel à la force)

Définition

L’argument ad baculum4 consiste à convaincre quelqu’un non pas avec des arguments rationnels mais par la peur (par des menaces, par la force). Il est aussi appelé la raison du plus fort ou l’appel à la force.

Exemples

  1. Lors d’une agression : « Donne ton portable ou je te tue. ».
  2. Faites ce que je vous dis sinon je ne vous donne plus votre salaire.
  3. Il faut que tu sois sage sinon le Père Noël ne t’apportera pas de jouets à Noël, ce sera ta punition.
  4. « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout. C’est ça, la stratégie.5 »

III. L’argument ad misericordiam (appel à la pitié)

Définition

L’argument ad misericordiam consiste à convaincre quelqu’un en lui demandant d’avoir pitié. Il est aussi appelé appel à la pitié (logiquement un synonyme de miséricorde). Il n’est pas mauvais en soi (il est même légitime et conseillé dans certaines circonstances) mais ne peut pas remplacer un argument.

Exemples

  1. S’il vous plaît Monsieur/Madame, validez mon rattrapage, je n’ai pas dormi de la nuit.
  2. Si tu ne fais pas ce que je te dis, je vais déprimer.
  3. Au contrôleur dans un train : « Monsieur, vous comprenez j’ai oublié mon billet de train chez moi, mais croyez-moi, je l’ai vraiment acheté. »

IV. L’argument ad ignominiam (appel à la honte)

Définition

L’argument ad ignominiam consiste à convaincre quelqu’un en lui disant que s’il n’accepte pas cet avis, des gens se moqueront de lui (« ce sera la honte6»). Il est aussi appelé appel à la honte.

Comme avant, ce n’est pas un acte mauvais ou inutile en soi, mais la honte étant subjective, elle ne remplace pas un argument rationnel et objectif. Le regard des autres peut changer selon les pays, les cultures et les époques. Il n’est pas nécessairement lié à la vérité, et donc peut nous en détourner ainsi que des faits.

Exemples

  1. Ne leur parle pas de ta virginité, sinon ils se moqueront de toi et te traiteront de « puritain ».
  2. J’ai commencé à fumer à l’époque pour ne pas avoir la honte devant mes amis.
  3. T’es sérieux ? Tu joues encore aux Lego et à Pokemon à ton âge ?
  4. Mon père qui un jour m’a vu regarder Naruto (Kisame vs. Killer Bee pour les connaisseurs) : « Tu regardes ça ? Ils ont des têtes bizarres, c’est un truc pour les enfants. »

V. L’argument ad populum

L’argument ad populum consiste à croire en ou à faire quelque chose uniquement parce que « tout le monde » (ou un certain groupe) le fait. Il est aussi appelé appel à la majorité ou aux masses. L’erreur est évidente : ce n’est pas parce que tout le monde pense que quelque chose est vrai que c’est vrai ou fait quelque chose qu’ils ont raison.

Exemples

  1. Il ne faut pas abolir la peine de mort, 75 % de la population est pour.
  2. Qui croit encore aux anges et démons à notre époque ?
  3. Dès ce moment, Pilate cherchait à le [Jésus] relâcher. Mais les Juifs criaient : Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César. Quiconque se fait roi se déclare contre César. (Jean 19,12)

VI. L’argument ad ignorantiam

Définition

L’argument ad ignorantiam consiste à affirmer qu’une chose est vraie parce qu’on n’a pas prouvé qu’elle était fausse. Il est aussi appelé appel à l’ignorance. C’est une erreur parce que chaque vérité (à part les principes premiers7) est connue à l’aide de prémisses. En tout cas, on ne peut rien prouver à partir de rien.

Exemples

  1. Il n’arrive pas à prouver qu’il a gagné cet argent, ça veut forcément dire qu’il l’a volé.
  2. Aristote ? Jamais entendu parler de lui, ça veut dire qu’il n’est pas connu.
  3. On ne connaît aucune explication scientifique à ce phénomène, c’est donc forcément un miracle.

Illustration : Éducation d’Alexandre par Aristote, gravure de Charles Laplante, publiée dans le livre de Louis Figuier, Vie des savants illustres – Savants de l’antiquité (tome 1), Paris, 1866, pages 134-135.

  1. Comme il existe plusieurs sous-types d’arguments ad hominem, je ne ferai pas les étapes habituelles (définition, explication, exemples, etc.).[]
  2. Wikipédia[]
  3. Frédéric Guillaud, Dieu existe. Arguments philosophiques, Paris : éd. du Cerf, 2013, p. 249. Les points 6 et 7 viennent de ce livre.[]
  4. En latin, baculum veut dire bâton, celui avec lequel on menaçait ou punissait les esclaves et les enfants dans l’Antiquité.[]
  5. https://www.ladepeche.fr/2022/01/05/emmerder-les-non-vaccines-53-des-francais-se-disent-choques-par-les-propos-demmanuel-macron-10028736.php[]
  6. Cependant il faut faire la différence entre la honte, qui est subjective et variable selon les personnes, les sociétés et les époques, et la culpabilité qui par contre est objective (bien qu’on puisse l’exagérer ou se tromper dessus). La culpabilité est une raison rationnelle pour adhérer à une position. Par exemple, c’est une bonne raison (rationnelle) pour demander pardon à une personne qu’on a offensée.[]
  7. C’est-à-dire ceux au-delà desquels on ne peut pas remonter, qu’on ne peut pas justifier mais qui sont évidents, forcément vrais. Par exemple le principe de non-contradiction qui affirme qu’aucune proposition (ou phrase déclarative) ne peut être en même temps vraie et fausse. En effet, il est impossible de le nier sans l’accepter.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

sur le même sujet

0 commentaires

Trackbacks/Pingbacks

  1. Apprendre à raisonner (22) : Les erreurs de simplification excessive (#3 les erreurs informelles) – Par la foi - […] la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le vingtième-et-unième, j’ai présenté les erreurs de diversion, un…
  2. Apprendre à raisonner (25) : Les erreurs métaphysiques (erreurs informelles, 6) – Par la foi - […] appelé sophisme génétique et déjà traité ici. Je cite ici Frédéric Guillaud, Dieu existe. Arguments philosophiques, Paris : éd.…

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *