Cet article est le vingt-quatrième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le vingt-troisième, j’ai présenté les erreurs d’induction, un quatrième type d’erreurs informelles (ou sophismes de mots : les erreurs qui portent sur l’utilisation des mots). Dans cet article, j’introduirai les erreurs de méthode, un cinquième type d’erreurs informelles. Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre de Peter Kreeft, Socratic Logic, des pages 100 à 104.
Les erreurs de méthodes comme leur nom l’indique consistent à se tromper dans la méthode. Elles sont moins connues que d’autres et n’ont pas de nom précis. C’est pour cela que Kreeft leur donne un nom long à chacune. En voici la liste :
I. « Réfuter » un argument en réfutant sa conclusion
II. Supposer que réfuter un argument démontre que sa conclusion est fausse
III. Ignorer un argument
IV. Répondre à un argument autre que celui qui est avancé
V. Le renversement de la charge de la preuve
I. « Réfuter » un argument en réfutant sa conclusion
Définition
Cette erreur consiste à croire à tort que réfuter la conclusion d’un argument suffit pour réfuter cet argument.
Explication
C’est une erreur car ces deux choses 1) réfuter une conclusion et 2) réfuter un argument en faveur de cette conclusion sont différentes. En quelque sorte, 1) réfuter une conclusion à l’aide d’un raisonnement ou d’une preuve, c’est l’attaque (on « attaque » l’idée d’un adversaire) alors que 2) réfuter son argument (trouver son ou ses erreurs), c’est la défense (on « se défend » contre une attaque, ici un argument de l’adversaire).
Il ne faut pas confondre l’attaque avec la défense. L’erreur ici est de croire qu’on s’est défendu alors qu’on n’a fait qu’attaquer. Attaquer la thèse est une bonne décision mais cela ne suffit pas, il faut aussi se défendre contre les arguments de son opposant. En guerre ou dans un jeu, envoyer toute son armée à l’attaque tout en laissant sa base sans défense est une erreur dangereuse. Il en est un peu de même en logique.
De plus, si les deux positions qui débattent commettent tout deux cette erreur, on se retrouvera dans la situation suivante. Les deux auront présenté des arguments en faveur de leur position (réfutation de la conclusion de l’autre) mais personne n’aura répondu aux arguments de l’autre (réfutation de ses arguments). Par conséquent, quelqu’un qui voudra se positionner sera bloqué et n’aura pas assez d’informations pour se décider.
Exemples
- « Dieu existe, la preuve, regarde l’argument du kalâm défendu par William Lane Craig. — Bah non, cet argument est faux, la preuve, j’ai prouvé avec le problème du mal (Si Dieu existe pourquoi le mal ?) que Dieu n’existe pas. »
Erreur : Le sceptique a bien prouvé que Dieu n’existe pas mais n’a pas répondu pour autant à l’argument avancé par le théiste (sa réponse est un « hors-sujet » si l’on veut).
II. Supposer que réfuter un argument démontre que sa conclusion est fausse
Définition
Cette erreur est l’inverse de la précédente : croire à tort que réfuter un argument suffit pour réfuter sa conclusion.
Explication
Pour reprendre l’illustration précédente avec l’attaque et la défense, l’erreur ici, c’est de seulement se défendre (réfuter les arguments proposés par l’adversaire) et ne pas attaquer (réfuter la conclusion).
Exemples
- « Dieu n’existe pas, la preuve, j’ai réfuté l’argument du kalâm, le fine-tuning, l’argument moral et l’argument du désir. »
Erreur : Ici, le sceptique a bien réfuté ces arguments (selon lui) mais il n’a pas prouvé pourtant que Dieu n’existe pas. Il a uniquement montré que ces arguments qu’on propose n’étaient pas convaincants.
III. Ignorer un argument
Définition
Cette erreur consiste à ignorer les arguments que l’adversaire nous présente, comme si celui-ci n’avait rien dit (pour éventuellement se lancer dans une diversion et tomber dans une erreur de diversion).
IV. Répondre à un argument autre que celui qui est avancé
Définition
Cette erreur consiste à répondre à un argument que notre adversaire n’a jamais défendu à la place de celui qu’il a effectivement avancé. Cette erreur ressemble à l’erreur de l’épouvantail en ce que dans les deux, on répond à un mauvais argument.
Exemples
- « L’esclavage est mauvais parce qu’il viole les droits de l’homme. — Tu dis cela parce que tu penses que l’esclavage est toujours cruel et que les maîtres ont toujours opprimé leurs esclaves. Mais en réalité, ça n’a pas toujours été le cas. Dans l’Empire romain, des esclaves étaient parfois riches, bien plus que des citoyens libres qui étaient pauvres. Parfois, par exemple dans le cas des prisonniers de guerre, il fallait soit devenir esclave soit mourir. Ton argument ne prend pas en compte des cas particuliers comme celui-ci. »
Erreur : L’argument de départ part des droits de l’homme. Celui qui répond après répond à un argument différent qui part de la cruauté des maîtres, argument que son adversaire n’a pourtant jamais donné. - « Platon a critiqué la démocratie de cette manière : l’État est comme une âme qui domine les passions et les désirs du corps. Par conséquent il ne ressemble pas à l’État de la démocratie mais à celui de l’aristocratie. — Bof ton argument, c’est juste un argument d’autorité. »
Erreur : Ce n’est pas un argument d’autorité, c’est un véritable argument à part entière qui part de prémisses précises. À aucun moment il n’est dit : « Crois ça parce que Platon l’a dit ». Le nom de Platon est mentionné seulement pour dire qui a formulé cet argument à l’origine.
V. Le renversement de la charge de la preuve
Définition
Cette erreur consiste à renverser la charge de la preuve de manière injustifiée. Quand on dit qu’une position a la charge de la preuve, cela signifie que c’est à lui de prouver ce qu’il avance.
Explication
Il n’y a pas de règle absolue qui dit systématiquement quel côté a la charge de la preuve. Cela dépend souvent du contexte. En philosophie et en science, c’est celui qui avance une vérité qui doit la prouver. Sinon, il doit se contenter de dire qu’il ne sait pas. Par contre, lorsqu’il s’agit de douter d’une personne de confiance ou d’un expert compétent (comme un professeur qui nous apprend le théorème de Pythagore), la charge de la preuve est du côté de celui qui doute. En droit français, l’accusé est tenu pour innocent jusqu’à preuve du contraire.
Il est donc important que les différentes parties se mettent d’accord avant de commencer à débattre afin d’éviter qu’une des deux ressorte cet argument et que le débat se rallonge inutilement.
Illustration : Éducation d’Alexandre par Aristote, gravure de Charles Laplante, publiée dans le livre de Louis Figuier, Vie des savants illustres – Savants de l’antiquité (tome 1), Paris, 1866, pages 134-135.
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