Voici un extrait d’un opuscule de Leibniz intitulé De l’origine radicale des choses. C’est à mon sens la plus belle présentation sur le plan littéraire de l’argument cosmologique de la contingence1 en faveur de l’existence de Dieu. Celui-ci part en gros de l’existence de l’univers contingent2 pour aboutir à un être nécessaire3. C’est un argument aujourd’hui très défendu dans le monde académique (par exemple par Alexander Pruss, Rob Koons, Josh Rasmussen, Kenneth Pearce). J’ai omis les parties où Leibniz présente sa théorie controversée du meilleur des mondes possibles qui présente la création du monde comme un problème d’optimisation mathématique. Pour aller plus loin, voir cette liste de ressources sur l’argument de la contingence
Outre le monde ou agrégat des choses finies, il existe quelque Unité dominante qui est à ce monde non seulement ce que l’âme est à moi-même ou plutôt ce que moi-même suis à mon corps, mais qui entretient avec ce monde une relation beaucoup plus élevée. Car cette unité dominante dans l’univers ne régit pas seulement le monde, mais elle le construit, elle le fait ; elle est supérieure au monde et, pour ainsi dire, au-delà du monde, et par conséquent elle est la raison dernière des choses. En effet, la raison suffisante de l’existence des choses ne saurait être trouvée ni dans aucune des choses singulières, ni dans tout l’agrégat ou la série des choses. Supposons que le livre des éléments de la géométrie ait existé de tout temps et que les exemplaires en aient toujours été copiés l’un sur l’autre : il est évident, bien qu’on puisse expliquer l’exemplaire présent par l’exemplaire antérieur sur lequel il a été copié, qu’on n’arrivera jamais, en remontant en arrière à autant de livres qu’on voudra, à la raison complète de l’existence de ce livre, puisqu’on pourra toujours se demander pourquoi de tels livres ont existé de tout temps, c’est-à-dire pourquoi il y a eu des livres et pourquoi des livres ainsi rédigés. Ce qui est vrai des livres est aussi vrai des différents états du monde, dont le suivant est en quelque sorte copié sur le précédent, bien que selon certaines lois de changement. Aussi loin qu’on remonte en arrière à des états antérieurs, on ne trouvera jamais dans ces états la raison complète, pour laquelle il existe un monde et qui est tel.
On a donc beau se figurer le monde comme éternel : puisqu’on ne suppose cependant rien que des états successifs, qu’on ne trouvera dans aucun de ces états sa raison suffisante, et qu’on ne se rapproche nullement de l’explication en multipliant à volonté le nombre de ces états, il est évident que la raison doit être cherchée ailleurs. Car dans les choses éternelles, même s’il n’y a pas de cause d’existence, il faut parvenir à concevoir une raison, laquelle pour les choses immuables est la nécessité même ou l’essence, tandis que, pour la série des choses sujettes au changement, à supposer qu’on se figurât cette série comme aussi éternelle que les choses immuables, cette raison serait la prévalence même des inclinations, ainsi qu’on le verra bientôt. Ici, en effet, les raisons ne sont pas nécessitantes (au sens d’une nécessité absolue ou métaphysique, nécessaire, signifiant en ce cas ce dont le contraire impliquerait contradiction), mais inclinantes. D’où il est manifeste que, même en supposant le monde éternel, on ne saurait éviter la nécessité d’admettre que la raison dernière des choses est au-delà du monde, qu’elle est Dieu.
Les raisons du monde se trouvent donc cachées dans quelque être en dehors du monde, distinct de la chaîne ou série des choses dont l’agrégat constitue le monde. Et ainsi il faut passer de la nécessité physique ou hypothétique qui détermine les états postérieurs du monde par les états antérieurs, à quelque chose qui soit pourvu de nécessité absolue ou métaphysique et dont on ne puisse rendre raison. Car le monde actuel est nécessaire physiquement ou hypothétiquement, mais non pas absolument ou métaphysiquement. Supposé, en effet, qu’il soit dans un certain état déterminé, d’autres états déterminés en naîtront. Mais puisque la racine dernière du monde doit se trouver dans quelque chose de métaphysiquement nécessaire et que la raison d’une chose existante ne peut se trouver que dans une autre chose existante, il s’ensuit qu’il existe un Être unique, métaphysiquement nécessaire, c’est-à-dire dont l’essence implique l’existence, et qu’ainsi il existe un Être différent de la pluralité des êtres, ou du monde, lequel, nous l’avons reconnu et montré, n’est pas métaphysiquement nécessaire. […]
À quoi je réponds que ni les essences ni ce que l’on appelle les vérités éternelles, qui s’y rapportent, ne sont fictives, mais qu’elles existent, pour ainsi dire, dans une région des idées, à savoir en Dieu lui-même qui est la source de toute essence et de l’existence de tous les autres êtres. Nous ne faisons pas là des affirmations gratuites ; c’est ce que prouve l’existence même de la série actuelle des choses. Car comme on ne saurait trouver dans cette série sa raison d’être, ainsi que l’ai montré plus haut, mais qu’il faut la chercher dans les nécessités métaphysiques ou les vérités éternelles, et que d’autre part les existants ne peuvent venir que d’existants, ainsi que nous l’avions déjà remarqué, il faut que les vérités éternelles existent dans quelque sujet absolument ou métaphysiquement nécessaire, c’est-à-dire en Dieu, par qui ce qui autrement serait imaginaire est, — pour me servir d’un mot significatif, — réalisé. […]
Ainsi nous trouvons la raison dernière de la réalité, tant des essences que des existences, dans un être unique qui est nécessairement et sans conteste plus grand que le monde, supérieur et antérieur au monde, puisque c’est à lui que non seulement les existences renfermées dans ce monde, mais encore les possibles doivent leur réalité. Cette raison ne peut être cherchée que dans une seule source, à cause de la liaison de toutes ces choses entre elles. Il est manifeste que les choses existantes jaillissent continuellement de cette source, qu’elles ont été et sont produites par elle, car on ne voit pas pourquoi un état du monde s’en écoulerait plutôt qu’un autre, l’état d’aujourd’hui plutôt que celui d’hier. On voit clairement aussi, comment Dieu agit, non pas seulement physiquement, mais encore librement, qu’en lui n’est pas seulement la cause efficiente, mais aussi la fin des choses, et qu’il ne manifeste pas seulement sa grandeur ou puissance dans la machine de l’univers déjà construire, mais aussi sa bonté ou sagesse dans le plan de construction.
(G. W. Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, éd. Vrin, trad. Paul Schrecker, pp. 169-183.)
Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).
- Aussi connu sous le nom d’argument du principe de raison suffisante.[↩]
- Une chose est contingente si elle aurait pu ne pas exister (dit autrement si sa non-existence n’implique pas de contradiction).[↩]
- Une chose est nécessaire si elle n’aurait pu ne pas exister (dit autrement si sa non-existence implique une contradiction).[↩]
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