Jésus était-il pacifiste ? (3/7) : Ancien et Nouveau Testaments
17 octobre 2019

Troisième article d’une série de 7 sur le thème du pacifisme. Cette série est traduite dans le cadre de notre projet de traduction des articles du site The Calvinist International. Cliquez ici pour accéder à l’original.


L’ancien testament et le pacifisme

Nous avons déjà discuté de la façon dont la loi naturelle exclut tout type de pacifisme moral ou transhistorique. Mais désormais, la précédente analyse des différents types de pacifisme nous permet de bien évaluer la cohérence du pacifisme avec l’AT (Ancien Testament).  L’étude des données de l’AT dans le précédent article montre que la Bible hébraïque contredit ces arguments en faveur du pacifisme. Les arguments du « cycle de la violence » soutiennent que la violence ne résout jamais rien, mais ne fait que provoquer plus de violence. Mais l’AT estime que la peine de mort pour idolâtrie dissuadera les gens de continuer à la pratiquer. Elle affirme l’efficacité de la coercition étatique pour contrôler le comportement des sujets. L’approche de la « limitation des connaissances » contredit l’affirmation de l’AT selon laquelle les gens peuvent effectivement déterminer adéquatement les faits d’une affaire concernant des infractions à la loi. Les lois omniprésentes qui punissent divers crimes (au point même de dire, dans certains cas, que les gens ne devraient pas avoir pitié des condamnés) s’opposent évidemment à l’attitude selon laquelle la punition et les représailles sont intrinsèquement immorales ou barbares. Le fait que Dieu reconnaisse le besoin de vengeance et promette de le fournir lui-même, [1] confirme ce point.

Alors que la Loi ordonne aux Israélites d’aimer leur prochain et même leurs ennemis, elle leur ordonne en même temps d’exercer diverses formes de coercition contre les criminels. Elle ne voit donc pas de contradiction entre la vertu générale de rechercher le bien de l’autre (l’amour), avec de tels commandements n’ordonnant pas d’aimer, et le recours à la violence dans certaines situations bien spécifiques (c’est-à-dire lorsque le magistrat rend la justice pour la communauté et Dieu). L’objection selon laquelle la violence est « utopique » échoue selon les critères de l’AT parce qu’elle impute une logique à la loi que la loi elle-même rejette. En d’autres termes, elle n’a pas recours à la violence par utopisme, comme si le simple fait d’infliger une peine d’État pourrait littéralement recréer un paradis édénique. Elle reconnaît que la cause fondamentale du crime est le cœur déchu de l’homme, et que seule la grâce de Dieu peut résoudre ce problème. [2] La Loi ordonne également aux Israélites d’établir des juges pour rendre des verdicts, ce qui suppose une structure familiale d’anciens dirigeants. Cela exige de la hiérarchie et contredit les arguments anarchistes en faveur du pacifisme. Enfin, il est clair que l’AT n’exige pas le pacifisme dans le sens du droit positif divin ; elle fait plutôt le contraire, exigeant la punition de l’État par ce type de loi. Tout comme la réalité de la loi naturelle, l’Ancien Testament s’oppose donc à tout argument pour le pacifisme de type « loi naturelle ». Inversement, tout pacifisme qui dit que la « nature des choses » transhistorique exige la non-violence devrait aussi enseigner que l’AT est dans l’erreur. Nous reviendrons sur l’importance de ce point dans la troisième partie de la présente série. Cependant, avant d’en venir aux enseignements de Jésus, nous examinerons le contexte le plus proche du premier plan de ses paroles : le Nouveau Testament. 

Le nouveau testament et le pacifisme

Premier plan

Les documents du Nouveau Testament fournissent le plan le plus proche des enseignements de Jésus, ainsi que les premières interprétations de ses paroles. En examinant le corpus du NT, on constate que les écrivains continuent d’assumer comme vrai l’arrière-plan des paroles de Jésus. Pour clarifier ce point, ce qui suit récapitule les quatre aspects du contexte dont il a été question dans l’article précédent.

La loi naturelle

Le NT présuppose et fait explicitement appel à la loi naturelle à plusieurs endroits, comme je l’ai démontré lors d’une précédente occasion.  A ce stade, il convient de préciser que cette affirmation de la loi naturelle nous donne des raisons de supposer que les auteurs du NT ne seraient pas d’accord avec le pacifisme « moral ». Elle peut cependant admettre un pacifisme de type « loi divine positive » ou « loi cérémonielle ». La charge de la preuve incomberait aux partisans du pacifisme de démontrer que le NT fournit ce type de loi positive.

Usages littéraires

Le contexte que le Dr Craig Keener a relevé s’applique directement aux textes du NT, car le contexte de l’évangile de Matthieu est le même que celui des épîtres de Paul, historiquement parlant. Ainsi, les rédacteurs du NT continueraient de présupposer que des règles générales pourraient être établies avec des exceptions non mentionnées, tant dans la sagesse que dans les contextes juridiques. Et en effet, ils l’ont clairement présupposé. Par exemple, Paul pouvait écrire dans 1 Cor 13:4-7 que :

La charité est patiente, elle est pleine de bonté; la charité n’est point envieuse; la charité ne se vante point, elle ne s’enfle point d’orgueil, elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s’irrite point, elle ne soupçonne point le mal, elle ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité; elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout.

Paul écrit ici que l’amour « croit toutes choses », ce qui exprime le « principe herméneutique de la charité », le principe qu’il faut accorder le bénéfice du doute à l’homme. Pourtant, ailleurs, il peut écrire dans Gal 5,7-9 et 6,12 :

Vous couriez bien: qui vous a arrêtés, pour vous empêcher d’obéir à la vérité? Cette influence ne vient pas de celui qui vous appelle. Un peu de levain fait lever toute la pâte.

Tous ceux qui veulent se rendre agréables selon la chair vous contraignent à vous faire circoncire, uniquement afin de n’être pas persécutés pour la croix de Christ.

L’apôtre considère clairement les Judaïsants comme indignes de confiance et trompeurs. Certainement, il ne veut pas que les Galates « croient toutes choses » que ces hommes leur ont enseignées. Mais à moins que nous n’accusions Paul d’incohérence ici (ce qui n’est évidemment pas une accusation légitime), nous devons comprendre ses paroles dans 1 Co 13 comme une application générale, mais qui autorise néanmoins des exceptions. Le NT donne donc des évidences prouvant qu’il affirme les principes herméneutiques mentionnés par le Dr Keener.

Contexte social

Paul confirme explicitement que l’Eglise était principalement composée d’individus peu influents dans 1 Cor 1:20-31 :

Où est le sage? où est le scribe? où est le disputeur de ce siècle? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde? Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse: nous, nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. Considérez, frères, que parmi vous qui avez été appelés il n’y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes; et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu’on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. Or, c’est par lui que vous êtes en Jésus-Christ, lequel, de par Dieu, a été fait pour nous sagesse, justice et sanctification et rédemption, afin, comme il est écrit, Que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur.

Paul tient pour acquis qu’en général, l’Église de son temps est composée de ceux qui sont « bas et méprisés dans le monde ». Cela est conforme à la probabilité statistique : la plupart des gens n’ont pas de pouvoir, et il est donc toujours plus probable que les individus rejoignant un mouvement n’auront pas de pouvoir. Dans ces conditions, il est naturel de supposer que l’apôtre élaborerait ses directives principalement pour cette classe de personnes, puisqu’elle était son auditoire principal.

L’utilisation de l’ancien testament par le nouveau testament 

Bien entendu, fournir une explication complète de l’utilisation de l’AT par le NT dépasse le cadre d’un seul article de blog. Toutefois, nous pouvons plaider en faveur de quelques points  d’importance générale. Premièrement, les auteurs du NT affirment l’autorité descriptive des Ecritures de l’AT. [3] Des exemples clairs de cette affirmation figurent dans Romains 3:31, 2 Tm 3:16-17, et 2 P 1:19-21. La première est la plus pertinente pour notre propos : « Anéantissons-nous donc la loi par la foi? Loin de là! Au contraire, nous confirmons la loi. »Dix versets plus tôt (v. 21), l’apôtre avait écrit : « Mais maintenant, sans la loi est manifestée la justice de Dieu, à laquelle rendent témoignage la loi et les prophètes… »Et ce texte fait écho au début de la lettre (Rm 1, 1-2) : « Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l’Evangile de Dieu, qui avait été promis auparavant de la part de Dieu par ses prophètes dans les saintes Ecritures… ». Le Révérend Tim Gallant fournit l’interprétation la plus probable de Rom 3:31 dans son ouvrage fort utile, These Are Two Covenants: Reconsidering Paul on the Mosaic Law:

En ce qui concerne 3:31, la chose la plus importante à remarquer est que déjà en 3:21, Paul a attiré l’attention sur la distinction entre être sous la Torah et recevoir son témoignage : « Mais maintenant, sans la loi est manifestée la justice de Dieu, à laquelle rendent témoignage la loi et les prophètes. » Comme nous l’avons déjà vu, Paul joue parfois avec le nomos, en alternant entre le terme de l’alliance Mosaïque et celui de la Torah comme Écriture. Le fait que ce soit la question principale en 3:31 est rendu probable par la manière dont Paul « établit la loi » dans ce qui suit (un point souvent perdu parce que les lecteurs accordent trop de poids aux ruptures de chapitres). En 4:1, Paul demande : « Que dirons-nous donc qu’Abraham, notre père, a obtenu selon la chair ? »  L’ensemble du chapitre quatre est une exposition de la partie narrative de la Torah, avec l’illustration d’un psaume de David : ainsi, « la loi et les prophètes » témoignent de la justice de Dieu (3:21). Par conséquent, lorsque Paul établit la loi, il est loin d’affirmer la validité continue de l’alliance mosaïque. Au contraire, dans ce contexte même, il insiste sur le fait que ceux qui sont de la Torah ne peuvent être héritiers de la promesse (4:14). Ainsi, le but de Paul est de montrer que le témoignage de toute l’Écriture s’est pleinement réalisé : c’est ainsi qu’il établit la loi. [4]

En d’autres termes, l’apôtre affirme l’autorité continue de l’Ancien Testament en tant qu’Écritures, mais pas de la loi de l’alliance mosaïque comme telle. Dans un article précédent, j’ai soutenu que Girolamo Zanchi a fourni la bonne explication pour comprendre comment le NT fait appel à l’AT sur le plan juridique (pas seulement en tant qu’Ecritures, mais pour des règles éthiques directement contraignantes). Zanchi affirme :

Ainsi donc, O combien leur iniquité est grande, si les chrétiens veulent soumettre les gens d’aujourd’hui, les païens et les magistrats, à la loi judaïque ? Tant que ces lois étaient transmises aux Israélites, elles ne s’appliquaient pas aux païens. Ce n’est que lorsqu’elles coïncident avec la loi naturelle et ont été confirmées par le Christ lui-même qu’elles s’appliquent à tous les hommes. [5]

Quand nous regardons de près les discontinuités dans les règles entre l’Ancien et le Nouveau Testament, il devient évident que les types de lois qui ne lient plus le peuple de Dieu sont de nature symbolique et cérémoniale : Les lois du sabbat, les lois casher, le mandat de la circoncision, le sacerdoce et les règles du temple, et l’obligation d’accomplir des sacrifices littéraux. Au lieu de cela, le NT donne deux commandements cérémoniels : Baptême et Sainte Cène. Cependant, la grande majorité des commandements du NT ne sont pas de ce type, mais sont plutôt des expressions de la loi naturelle, résumée dans les directives de faire le bien, d’aimer et d’agir sagement. Cela a un rapport direct avec la question du pacifisme, car, comme nous l’avons noté plus haut, le chevauchement entre la loi naturelle et l’AT sur la moralité du pacifisme est complet.

Les apôtres sur le pacifisme

Étant donné tous ces aspects du NT, on s’attendrait à ce qu’ils parlent de la même façon que l’AT. Et en effet, nous voyons que les documents apostoliques contredisent les arguments donnés en faveur du « pacifisme moral ». Pour rappel, les voici à nouveau :

  1. Le cycle de la violence
  2. Les limites de la connaissance humaine
  3. L’immoralité de la punition et de la vengeance
  4. Le caractère malveillant de la violence
  5. Le caractère utopique de la violence
  6. La hiérarchie comme étant intrinsèquement dominatrice

Les arguments 1, 2 et 5 (au minimum) contredisent directement les paroles de Paul en Rom 13:1-7 : 

Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. Ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise, que les magistrats sont à redouter. Veux-tu ne pas craindre l’autorité? Fais-le bien, et tu auras son approbation. Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains; car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience. C’est aussi pour cela que vous payez les impôts. Car les magistrats sont des ministres de Dieu entièrement appliqués à cette fonction. Rendez à tous ce qui leur est dû: l’impôt à qui vous devez l’impôt, le tribut à qui vous devez le tribut, la crainte à qui vous devez la crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur.

Dieu a institués des gouvernements pour exécuter sa vengeance. Paul tient pour acquis qu’en fait, ceux qui opposent une résistance au gouvernement auront une piètre fin, et que cela leur donne une raison suffisante pour se soumettre. Cela signifie, cependant, que l’argument de type « cycle de violence » – suggérant que la violence gouvernementale ne fera que provoquer une contre-violence symétrique et adverse, ne résolvant rien – n’est pas un argument valable. L’apôtre suppose que la violence gouvernementale est généralement décisive. Deuxièmement, en assurant aux chrétiens que les méchants souffriront généralement de leur résistance au gouvernement, il suppose que le gouvernement sera capable de détecter l’acte malfaisant. De plus, puisque au moment où l’épître aux Romains a été écrit, le gouvernement était constitué de non-croyants, Paul doit supposer qu’ils pouvaient déterminer leur culpabilité même sans le bénéfice de l’Esprit Saint, la régénération, les dons prophétiques, ou la grâce spéciale. Au contraire, ce qu’il présume est vraisemblablement que les rois le font au moyen d’un don accessible à tous : la sagesse. Peu après avoir déclaré que la sagesse crie dans les rues aux enfants des hommes (8:1-6), Proverbes écrit :

“Moi, la sagesse, j’ai pour demeure le discernement, Et je possède la science de la réflexion.”

Ainsi Paul contredit l’idée que les êtres humains, y compris les rois non-croyants, sont incapables de déterminer la culpabilité des autres.

Troisièmement, tandis que Paul écrit cela au sujet des magistrats, il ne peut clairement pas être accusé de penser que l’État peut rendre l’accomplissement eschatologique de l’Histoire imminent par son jugement politique. Personne doté de bon sens vivant dans le monde réel, tout comme l’apôtre, ne peut suggérer que des êtres humains qui détiennent le pouvoir politique peuvent créer le Nouvel Eden, car ils sont pécheurs et déchus comme tout autre personne. De plus, puisqu’il enseigne que Dieu lui-même a nommé des gouvernements pour rendre la justice et qu’il contredit partout l’idée que Dieu a l’intention d’introduire de cette manière la Nouvelle Création, Paul ne peut suggérer dans ce texte que la violence politique y parviendra. Donc, en supposant que Paul était raisonnable, nous devons interpréter ce passage en Romains comme une justice limitée et imparfaite, la seule justice qu’un gouvernement composé d’êtres humains puisse jamais rendre. Cela signifie que Paul nie la prémisse de l’argument 5 en faveur du pacifisme : il enseigne que Dieu veut que la violence apporte une justice imparfaite, mais pourtant précieuse et réelle, et contredit ainsi tout argument disant que le recours à la violence doit toujours être accompagné de prétentions utopiques. D’autres textes éliminent les autres arguments pour un « pacifisme moral ». Paul décrit l’excommunication, qu’il ordonne aux Eglises de pratiquer dans divers cas [7], comme un  » châtiment  » (Gc. ἐπιτιμία) dans 2 Co 2,5-8 :

Si quelqu’un a été une cause de tristesse, ce n’est pas moi qu’il a attristé, c’est vous tous, du moins en partie, pour ne rien exagérer. Il suffit pour cet homme du châtiment qui lui a été infligé par le plus grand nombre, en sorte que vous devez bien plutôt lui pardonner et le consoler, de peur qu’il ne soit accablé par une tristesse excessive. Je vous exhorte donc à faire acte de charité envers lui…

Il est impossible que Paul condamne le châtiment comme étant intrinsèquement immoral tout en ordonnant aux chrétiens de le faire. Ainsi Paul doit aussi être en désaccord avec l’argument 3 dans la mesure où il affirme que la punition est toujours mauvaise. En outre, l’apôtre affirme dans Romains 12:19 l’enseignement de l’Ancien Testament selon lequel Dieu se vengera, ce qui implique, bien sûr, que la vengeance en soi n’est pas mauvaise. Plus loin encore, le NT ne condamne nulle part le désir de vengeance en soi ; ce qu’il condamne plutôt, c’est « le fait de se venger », qui est au minimum un acte, non un désir. [8] Pourtant, nous ne pouvons même pas dire que Paul condamne la vengeance comme un acte en soi. Rom 13 exclut clairement une telle position. Ce point de vue pose un autre problème lorsque nous reconnaissons que la vengeance et la punition ne se distinguent pas vraiment à un niveau essentiel. Comme le dit Thomas d’Aquin (ST II-II.108.1) : « La vengeance consiste à infliger un mal pénal à celui qui a péché. » Dans ce cas, le « mal » a une signification ontologique et non morale. Il s’agit d’enlever un bien naturel (comme l’absence de douleur physique ou émotionnelle, ou encore la vie ou les biens) d’une personne à titre de pénalité. Ainsi, la « vengeance » en tant qu’acte est tout simplement la même chose qu’une punition décrétée. Mais nous avons vu que l’apôtre décrit l’excommunication comme une punition, et il le pense clairement, car il reconnaît que le fait d’éviter quelqu’un lui cause de la douleur (2 Co 2, 7). Nous ne pouvons donc pas penser que Paul signifie que toute vengeance est mauvaise, de manière absolue. Il n’est donc pas en accord avec l’argument 3 en faveur du pacifisme moral.

La pratique de l’excommunication s’oppose aussi catégoriquement à l’argument 2, en ce qu’elle suppose que les chrétiens normaux sont capables de détecter la culpabilité des membres pécheurs au sein de l’assemblée. De plus, elle semble être en contradiction avec l’argument 1, dans la mesure où le principe qui veut que « la violence ne résout jamais rien » se base sur le désir naturel propre à l’Homme de « se venger » de la violence qu’on lui inflige. Mais ce désir naît lorsqu’on nous fuit ou qu’on nous insulte verbalement tout autant que lorsque l’on nous fait du mal physiquement. Pourtant, Paul ordonne malgré tout aux chrétiens d’excommunier, de punir, à certaines occasions. Il ne peut donc pas croire que la punition ne résout jamais rien. Les arguments 4 et 6 demeurent, et il est facile de réfuter ce dernier comme étant possiblement appuyé par le NT. Car le NT contredit partout l’idée que les hiérarchies sont intrinsèquement immorales. Il le fait en affirmant la hiérarchie dans la famille (par exemple, Col 3:18-25), dans l’Etat comme nous l’avons vu (Rom 13:1-2), et même dans l’Eglise visible (par exemple, 1 Co 16:16 ; Phil 1:1 ; 1 P 5:2 ; Hé 13:7, 17 ; 1 Tim 2:12-3:7). Il ne reste donc que l’argument 4, à savoir que le fait d’infliger de la violence est une violation du commandement d’aimer. Pourtant, nous avons déjà vu que l’Ancien Testament ne comprend pas le commandement de cette façon, et que les apôtres confirment la vérité de l’Ancien Testament. Nous avons donc une raison prima facie de considérer que le NT s’oppose à cette logique. De plus, nous avons vu que Paul considère l’excommunication, une activité dont l’apôtre est conscient qu’elle cause du tort à son destinataire, comme une bonne activité dans certaines circonstances ; il ne peut donc penser que faire du mal à quelqu’un en soi est une violation du commandement d’aimer, ou même du commandement d’aimer son ennemi. Le NT dans son ensemble ne soutient pas le pacifisme moral et finit par le démentir. Si le NT est censé soutenir le pacifisme, alors, la seule autre manière qu’il pourrait le faire est par l’approche de la loi divine positive.

J’avoue à ce stade ne connaître aucun texte du NT qui pourrait soutenir le pacifisme sans exprimer en même temps une loi morale naturelle. Les textes les plus souvent cités pour soutenir le pacifisme sont ceux qui commandent l’amour, et pourtant, il semble évident qu’il s’agit de commandements moraux, et pas uniquement de symboles cérémoniaux. Et la relative rareté des commandements demandant d’exécuter des cérémonies dans le NT, en comparaison avec les commandements demandant d’exécuter des devoirs naturels tel quel’amour, fait en sorte qu’il est plus probable que tout commandement donné dans le NT sera une expression de loi naturelle, plutôt qu’un diktat d’accomplir un geste symbolique. Il y a un argument cérémoniel qui peut possiblement être exclu, cependant. Le NT affirme qu’il doit y avoir à la fois des magistrats qui punissent les gens dans la polis et des communautés qui punissent leurs membres dans l’ekklesia. Quoi qu’il en soit, cela oblige les lecteurs du NT à reconnaître que la période actuelle n’est pas un retour absolu à l’Eden. Contrairement à l’état original, la période actuelle contient le péché et exige une réponse rétributive de la part des êtres humains. Ainsi, il ne peut y avoir aucune justification juridique positive pour le pacifisme qui présuppose que la période actuelle est identique à l’état original, sans péché, car elle ne l’est pas. Elle est différente d’Eden à la fois par la présence du péché et par le postulat que les actes punitifs, actes qui châtient les autres par définition, sont des choses bonnes et nécessaires.

Ceci nous amène à la fin de notre étude du NT. Nous avons maintenant montré que l’arrière-plan de l’enseignement de Jésus, et le premier plan direct, qui fournit l’interprétation la plus proche des paroles de Jésus, ne débouchent pas sur le pacifisme. Au contraire, la conclusion naturelle à tirer de ces deux sources de données est tout à fait conforme à l’approche protestante magistérielle de la violence, de la vertu personnelle et de l’État. Cela donne de bonnes raisons prima facie de supposer que Jésus n’avait pas l’intention d’enseigner le pacifisme, quoi qu’il ait pu en dire. Pourtant, il serait inapproprié de clore l’argument à ce stade. Une explication positive de ce que Jésus voulait dire ne peut être évitée. Le prochain article relèvera ce défi.


NOTES

  1. Deut 32:35.
  2. E.g., Deut 29:4. 
  3. Bavinck explique le sens du terme : « (Les Églises protestantes) étaient d’accord sur la prémisse selon laquelle l’Écriture, dont Dieu est l’auteur, avait une autorité divine. Cette autorité a été définie plus précisément en disant que l’Écriture devait être crue et obéie par tous et qu’elle était la seule règle de la foi et de conduite. Toutefois, cette définition a automatiquement conduit à une distinction entre l’autorité historique (descriptive) et l’autorité normative (prescriptive). Après tout, la révélation divine a été donnée sous la forme d’une histoire ; elle a traversé une succession de périodes. Beaucoup de choses enregistrées dans les Ecritures n’ont pas une autorité normative pour notre foi et notre conduite. Une grande partie de ce qui a été commandé et institué par Dieu, ou prescrit et ordonné par les prophètes et les apôtres, ne s’applique plus directement à nous et ne concerne plus les personnes vivant à un époque antérieure. » Herman Bavinck, Reformed Dogmatics: Prolegomena (Volume 1), 459.
  4. Tim Gallant, These Are Two Covenants, 30-31. 
  5. Girolamo Zanchi, On the Law in General, 81.
  6. Avec Jésus, cf. Mt 18,15-20.
  7. Cf. 1 Cor 5:1-13. 
  8. Encore une fois, nous recommandons le livre de John Day sur les Psaumes imprécatoires, Crying for Vengeance; le fait que le NT approuve l’utilisation des Psaumes imprécatoires implique qu’il approuve le désir de vengeance dans certaines circonstances.

Nathanaël Fis

Nathanaël est ancien en formation à l'Eglise Bonne Nouvelle à Paris. Il est l'heureux époux de Nadia et père de Louis. Il étudie la théologie à Thirdmill Institute ainsi qu'au Birmingham Theological Seminary.

2 Commentaires

  1. Ran

    On a le droit de ne pas souscrire à votre interprétation un poil teinté d’augustinisme politique.
    Le message de Jésus n’est pas un « système social juste », ce n’est pas un quelconque projet de société. Jésus nous a recommandé de commencer à éliminer le mal en nous-mêmes, et non de tuer d’autres hommes que nous considérons à tort ou à raison comme mauvais.
    Le sermon sur la montagne semble assez explicite sur ce sujet.

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    • Maxime N. Georgel

      Nous ne nous sentons pas concerné par cette critique qui n’attaque pas notre position mais une caricature.

      Réponse

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